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Cahier rationaliste n°664

10,00 

Janvier-février 2020 – n° 664
Éditorial
• Des mots pour le dire / Alain Billecoq
Communiqué
• Collectif laïque national : « Non au retour du délit de blasphème »
Actualités
• La laïcité au regard des femmes / Jacqueline Costa-Lascoux
• Laïcité et intégrisme / Catherine Kintzler
Prix de l’UR  2019 de l’Union rationaliste à Hervé Chneiweiss
• Accueil par Michèle Leduc
• Introduction par Antoine Triller
• Présentation de la conférence d’Hervé Chneiweiss « Lire dans les pensées » par Michèle Leduc
Radio
• Des femmes et de la science. Quelques réflexions à la lecture de l’émission radio publiée dans Les Cahiers Rationalistes / Hélène Langevin-Joliot
• Mettre le savoir au centre de l’École, pas le cerveau ! avec Emmanuelle Huisman-Perrin, Michel Blay et Christian Laval
• Militer pour la science. Les mouvements rationalistes en France (1930-2005) avec Emmanuelle Huisman-Perrin et Sylvain Laurens
Lectures
• Les sensibilités religieuses blessées. Christianisme, blasphèmes et cinéma 1965-1988 de Jeanne Favret-Saada, lu par Alain Billecoq
• Ni dieux, ni prêtres. Histoire de l’Inquisition, Les Couvents, Les Jésuites (1880) de Maurice Lachâtre, lu par Jean-Philippe Catonné
• Le fait en question de Guillaume Lecointre et Sarah Proust (dir.), lu par Michel Henry
• L’affaire Dreyfus d’Alain Pagès, lu par Marc Thierry
• Reçus en hommage des auteurs ou des éditeurs
Colloques
• Colloque de l’Académie des sciences « Face aux changements climatiques, le champ des possibles »
Tribune
• Le Palais de la Découverte, un trésor national en péril / Édouard Brézin

Éditorial
Par Alain Billecoq

Des mots pour le dire

Nous avons tous vu sur nos écrans de télévision Donald Trump oubliant de saluer et de serrer la main de Nancy Pelosi, présidente démocrate de la Chambre des représentants lors de la cérémonie annuelle sur l’état de l’Union, puis celle-ci, une fois le discours terminé, déchirer ostensiblement l’exemplaire photocopié de l’allocution présidentielle.

Quelques jours auparavant, nous avions aussi vu et entendu, une jeune fille prénommée Mila tenir des propos pour le moins grossiers à l’encontre de l’islam. Renseignements pris, cette homosexuelle affichée, familière des réseaux sociaux, réagissait aux insultes homophobes qui émanaient de blogueurs pour la plupart, semble-t-il, musulmans.

Ces deux événements, en cela qu’ils ont fait les titres des journaux ou, si l’on préfère, incidents n’ont évidemment pas grand-chose en commun si ce n’est qu’ils témoignent, au-delà des considérations factuelles, de comportements que l’on peut essayer d’éclairer succinctement.

Par son refus, ostensible lui aussi, de négliger la main tendue par Nancy Pelosi, le président Trump signifie vraisemblablement qu’il estime qu’elle mérite d’être ostracisée. Non seulement il ne reconnaît pas en elle la présidente de la Chambre des représentants mais il ne lui accorde même pas la dignité d’adversaire politique. On est loin des compétiteurs sportifs qui, après s’être empoignés sévèrement, se congratulent. Au mieux elle serait une ennemie, au pire une chose insignifiante ou pire encore inexistante. Reléguée en une sorte de néant symbolique. La conduite de madame Pelosi est radicalement différente en ce que, en tendant la main à son président, outre qu’elle se situe dans le cadre des institutions, elle montre qu’elle voit en lui une personne, c’est-à-dire un être appartenant au genre humain qui, en tant que tel, est digne d’être respecté. Par la suite, même si elle s’est sentie particulièrement offensée par l’affront, déchirer les feuilles consignant l’intervention dont elle ne partage pas la teneur, atteste qu’elle choisit de séparer publiquement d’une part les manières de faire et les opinions et de l’autre l’homme lui-même. Elle respecte la personne, pas les idées. Certes, il ne nous appartient pas à nous Français d’apprécier l’opportunité de ce geste mais il faut accorder que, du point de vue au moins juridique, elle ne peut en être incriminée puisqu’elle ne déroge pas au droit à la libre expression que la constitution américaine garantit.

Considérons désormais ce que les commentateurs se sont plu à appeler « L’affaire Mila ». D’un côté, les contradicteurs de la jeune blogueuse la réduisent en termes haineux à ses préférences sexuelles, la figent et la chosifient dans son appartenance. Bref, elle n’est pas une personne qui a le droit de dire ouvertement ce qu’elle pense ; elle est uniquement lesbienne. Ainsi, selon le cheminement de leur raisonnement, elle mérite d’abord tous les outrages dus aux homosexuels, ensuite la mort parce qu’en insultant leur religion elle les blesse dans leur sensibilité. De l’autre, Mila, en s’attaquant à leurs convictions et non aux individus, témoigne de sa conscience de la distinction à opérer entre des êtres libres de leur foi et la doctrine qui les mobilise. Exprimer sans fard sa critique de l’islam, comme de toute religion d’ailleurs puisqu’elle revendique son athéisme, ne la conduit pas à ne pas les reconnaître comme personnes.

On ne poursuivra pas plus loin le parallèle tant les conditions, les situations et les circonstances sont différentes. Néanmoins, on perçoit un trait significatif de leur commune mesure. Il s’agit de leurs rapports à autrui. Donald Trump et les blogueurs blessés ne supportent pas que quiconque ne pense pas comme eux et le manifestent publiquement. Ils en concluent qu’un tel individu doit être écarté, voire effacé, du monde des humains tandis que Nancy Pelosi et Mila distinguent entre les opinions qu’elles jugent critiquables et ceux qui les émettent. Elles reconnaissent l’autre comme un alter-ego qui a tout à fait le droit de ne pas penser comme elles et de le faire savoir. Elles ne les enferment pas dans le ghetto du silence, c’est-à-dire dans l’inhumanité. C’est ce droit à la libre pensée et à la libre parole, en particulier en matière de croyance pour s’en tenir au cas Mila, que les institutions françaises ont voulu codifier sous le nom « laïcité » afin que la loi garantisse à chacun la liberté de croire ou de ne pas croire, et de le faire savoir. Contrairement aux États-Unis qui font apparemment mine d’occulter le problème des rapports des religions et de l’État (deux exemples : sa devise est « In God we trust » ; lors de son investiture la coutume veut, mais ce n’est pas obligatoire, que le président prête serment sur la Bible), la France a tranché en 1905. Le peuple français, prolongeant ainsi les travaux des révolutionnaires de 1789 qui avaient supprimé le délit de blasphème – mesure confirmée au tout début de la IIIe République – promulgue une position neutre à l’égard des religions.

En cela, et si les mots veulent dire quelque chose, il ne peut exister de blasphème dans un État laïque puisque ce concept n’a de sens qu’à l’intérieur d’une religion, ni a fortiori un droit au blasphème, de même qu’il serait insensé de soutenir que le rappel du principe selon lequel en droit français le blasphème ne constitue pas un délit équivaudrait à le prôner. C’est pourquoi, afin de lever le malentendu, le président Macron aurait été mieux inspiré de ne pas déclarer devant la presse : « La loi est claire : nous avons droit au blasphème, à critiquer, à caricaturer les religions » (Le Dauphiné Libéré du 12 février 2020). Autrement dit, lui n’est manifestement pas clair sur ces questions. Ici aussi les mots sont importants car, interprétés tendancieusement, ils risquent d’envenimer les choses. Ainsi que le faisait remarquer naguère Catherine Kintzler : « Non la France n’a pas de problème de laïcité. Mais une grande partie de son personnel politique et médiatique autorisé a un problème avec la laïcité » (Mézetulle, art. « Laïcité et intégrisme » du 14 mars 2017).

Aucun des deux pays, les États-Unis et la France, n’est le parangon de la liberté d’expression. Néanmoins les États-Unis, avec le premier amendement de 1791 qui complète la Constitution de 1776, et la France, avec la Déclaration de 1789, ont ouvert la voie aux libertés démocratiques. Aujourd’hui aussi bien Nancy Pelosi que Mila en sont les filles. Inversement, Donald Trump et les blogueurs haineux qui veulent les faire taire, symboliquement ou physiquement, incarnent peut-être sans en avoir conscience les relents anti-démocratiques toujours à l’affût qui n’ont que faire de l’humanité des hommes. Les Français sont allés encore plus loin en garantissant la liberté de conscience en vertu de l’article premier de la loi de 1905. Certes, par cette loi, c’est l’emprise de la religion catholique sur les pensées qui était historiquement et politiquement visée mais, par-delà elle, ce sont tous les dogmatismes qui, par nature, ont pour fonction de phagocyter la pensée.

Laïcité est le mot qui a été créé pour désigner cet effort incessant d’émancipation des tutelles idéologiques.

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