Cahier rationaliste n°669
10,00 €
Novembre-décembre 2020
Éditorial
• L’union libre du rationalisme et de la laïcité / Jean-Paul Jouary
Communiqué
• Pour une vaccination universelle / Communiqué de l’Union rationaliste
Actualités
• Les institutions face aux transformations sociétales / Alain Cambier et Isabelle Kustosz
Dossier
• Les programmes de l’ONU et de l’OCDE en vue de rendre durable le développement des pays en développement / Marc Thierry
• L’aviation civile confrontée à la transition énergétique / Jacques Haïssinski
Figure
• Le curé Meslier (1664-1729) : un prêtre athée et révolutionnaire au xviiie siècle / Gerhardt Stenger
Radio
• Raisons et enjeux de la laïcité avec Emmanuelle Huisman-Perrin et Jean-Paul Jouary
• À propos de l’assassinat de Samuel Paty. Violence, islam et religions avec Emmanuelle Huisman-Perrin et Gérard Fussman
Lectures
• Le matérialisme en questions. Dialogue critique d’Yvon Quiniou et Nikos Foufas lu par Jean-Philippe Catonné
• Oser penser avec Émilie du Châtelet, D’Alembert, Poincaré… La distinction entre croire et savoir
de Véronique Le Ru lu par Michel Henry
•Reçus en hommage des auteurs ou des éditeurs
Éditorial
Par Jean-Paul Jouary
L’union libre du rationalisme et de la laïcité
La question de la laïcité ne cesse de revenir au premier plan de l’actualité et des débats, à l’occasion du massacre de l’équipe de Charlie Hebdo, de l’assassinat de Samuel Paty, du port du voile islamique, de telle ou telle prise de position de l’Église etc., donnant même parfois au passage une apparence de respectabilité à l’islamophobie dans certains milieux, sans pour autant que le principe de laïcité soit pleinement explicité. Bien sûr, le moment fondateur de 1905 est à juste titre invoqué pour rappeler les implications de la séparation des Églises et de l’État, mais on se méprendrait sur le sens profond de cette séparation si l’on en faisait un point de départ absolu. Elle est d’abord le résultat de toute une histoire en France, mais elle est aussi et surtout une traduction particulière d’un principe plus général et plus fondamental qui vient de plus loin, d’une claire distinction de ce qui est commun et de ce qui est intime en chacun, de ce qui est croyance particulière et de ce qui est connaissance à valeur universelle. C’est en ce sens que les Grecs antiques distinguaient le peuple dans son rapport au pouvoir (démos, qui a donné « démocratie ») et le peuple dans son rapport à lui-même (laos, qui a donné « laïcité »), dans sa façon de former une communauté. Bien plus tard, au xiie siècle en Andalousie et au Maroc, chacun à sa façon, le juif Maïmonide et le musulman Averroès opérèrent une démarcation entre la foi et la connaissance rationnelle, celle-ci devant guider l’interprétation de la Torah et du Coran et non l’inverse. En cas de conflit entre la science et le Livre, ils proposèrent de modifier l’interprétation du Livre. Il y eut ainsi un « Islam des Lumières » que d’aucuns réclament aujourd’hui, bien avant que le christianisme ait cessé de brûler les savants. Dans le monde chrétien, au xviie siècle, Galilée et Descartes firent émerger l’autonomie de la science, dont les propositions valent pour tous parce que fondées sur l’expérimentation du monde objectif, et ils payèrent le prix de ce point de vue laïque construit à l’intérieur même de leur foi. Ce fut le point de départ de cette philosophie des Lumières qui articula le rationalisme classique, la laïcité et la revendication des libertés personnelles et collectives fondées sur ce qui est commun à tous les humains : que deux et deux sont quatre et quatre et quatre sont huit, comme Molière le proclamait par la bouche de son Dom Juan. Avoir ou non la foi n’y change rien.
La laïcité que la France est pratiquement la seule à avoir inscrit dans sa Constitution et qui vient de son histoire, de 1789 et de la Commune de Paris, mais aussi des positions longtemps répressives et dogmatiques de l’Église de France, cette laïcité n’a rien d’hostile vis-à-vis des religions. Au contraire même : le retrait radical de l’État par rapport au religieux conditionne la liberté de tous les cultes et le droit de ne croire en aucun dieu. Je n’aimerais pas être musulman, juif ou athée aux États-Unis où, des tribunaux jusqu’à la Présidence, on jure sur la Bible. Je n’aimerais pas être chrétien, juif ou athée en Arabie saoudite où seul l’Islam est autorisé et a le statut de religion d’État. Je n’aimerais pas être musulman en Israël où le judaïsme est aussi religion d’État. Dans ces cas-là, un ensemble d’interdits limite les libertés de certains citoyens. Or, il n’y a pleine liberté de conscience et d’expression que si l’État qui est censé nous unir n’épouse aucune foi particulière et garantit pour tous une égale liberté de croire ou ne pas croire en un dieu.
Cette laïcité française, loin de s’enraciner dans les traditions étroites d’un terroir national particulier, constitue une conception démocratique et citoyenne de portée universelle. Un État laïque n’interdit rien d’autre que ce qui limite les libertés de quelques-uns. Ainsi l’interdiction des signes et des prosélytismes religieux dans les écoles par exemple n’est pas une limitation des droits religieux mais la préservation des droits de tous. On ne peut établir solidement une communauté qu’en opérant une séparation nette entre ce qui est commun et ce qui est intime. Et c’est dans ce cadre que nul ne peut s’attaquer à l’autre lorsque celui-ci discute, tourne en dérision ou fait l’éloge d’une croyance ou d’une opinion. Des caricatures par exemple peuvent faire rire certains de mes croyances ou opinions, cela peut même me choquer ; cependant c’est une même liberté qui protège mes convictions et ces caricatures. Attaquer violemment ses auteurs remet en question ma propre liberté. Vouloir qu’on les interdise est, d’un point de vue laïque, inacceptable.
Autre spécificité française : cette liberté ne peut être limitée que par ce qui nie gravement l’universalité humaine, comme le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie par exemple. Dans de nombreux pays, c’est la laïcité que l’on trouve étrange, au point que le mot lui-même n’existe pas, et l’on autorise y compris les manifestations nazies, au nom d’une « liberté » que l’on a peine à définir. En effet, tout ce qui agresse non pas ce que les gens croient, mais ce qu’ils sont, est une atteinte à la liberté. C’est le cas du racisme, de l’antisémitisme, de l’homophobie, du nazisme. Interdire et punir une atteinte à la liberté, c’est protéger toutes les libertés. C’est au nom de ce principe que l’on interdit et punit le crime, le viol ou le vol par exemple. Dans la plupart des pays, on n’institutionnalise pas la laïcité et l’on continue de permettre l’expression publique du racisme. À chacun de juger où se trouve la plus grande cohérence et les principes les plus universels.
Pourtant, dans les traditions de tous les peuples comme dans les diverses religions on trouve bien cet idéal du bien commun et de la fraternité qui est l’essence même de la laïcité. Or, ce que nous avons en commun c’est un ensemble de connaissances, de principes et de valeurs qui, sans être jamais unanimes, valent cependant pour tous et ont donc une portée universelle. On ne peut les fonder sur des sentiments et des croyances. Le raisonnement, la rationalité, nous unissent par-delà ces particularités très subjectives.
Cela ne signifie pas qu’il existe une Raison et un rationalisme définitifs et achevés au nom desquels on pourrait s’autoriser à faire taire les contradicteurs. Le positivisme et le scientisme appartiennent au passé. En ce domaine aussi il y a une histoire et elle ne s’achèvera jamais car le rationalisme suppose débats et désaccords, constructions et déconstructions. Les physiciens galiléens cartésiens, jadis censurés par les théologiens, ont à leur tour censuré les newtoniens traités de magiciens irrationnels, avant que la physique ne dépasse les newtoniens alors triomphants. Puis on traita les théoriciens de l’aléatoire d’irrationnels, avant d’admettre que la science était en train d’accoucher de découvertes nouvelles. Loin de conduire au relativisme plat, le rationalisme permet le dépassement d’illusions et d’erreurs, à l’infini, au sein de contradictions assumées et motrices. Il n’y aura jamais de vérité absolue et définitive, mais le mouvement des connaissances révèle irréversiblement des erreurs définitivement dépassées.
Être rationaliste c’est ainsi défendre une exigence rationnelle qui puisse être partagée par tous, donc unir les humains dans les écoles et dans les recherches, dans les livres et les débats, par-delà leurs diverses façons de croire ou ne pas croire. C’est pourquoi les sciences sont depuis toujours associées aux combats pour la laïcité. Il est donc naturel que les Cahiers Rationalistes consacrent une large place dans ce numéro à cette question de la laïcité.
Jean-Paul Jouary