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Raison présente n° 222

19,00 

Mars 2022

INCERTITUDES

Sommaire
  • Avant-propos
    Xavier Bouju & Michèle Leduc
  • Les risques technologiques pris dans leurs incertitudes
    Marie-Gabrielle Suraud
  • Le doute, méthode scientifique ou vertu citoyenne
    Bernadette Bensaude-Vincent & Gabriel Dorthe
  • Physique : l’exactitude au bénéfice de l’incertitude
    Jean-Marc Levy-Leblond
  • Le principe d’incertitude de Heisenberg
    Michel Le Bellac
  • Vers un urbanisme de l’incertitude
    Pascal Amphoux
  • Guerres, certitudes et démentis
    Fabienne Bock
  • L’économie au défi de l’incertitude, un paradoxe fécond ?
    Michaël Lainé
  • L’économie au défi de l’incertitude, un paradoxe fécond ?
    Michaël Lainé

Varia

  • Souvenir de Marcel Conche
    Guy Bruit
  • A propos du livre Récoltes et semailles d’Alexandre Grothendick
    Daniel Perrin
  • Gammalsvenskby : le village des « irréductibles Suédois » d’Ukraine
    Anna Svenbro

Trimestrielles (à consulter gratuitement sur www.cain.info)

  • Étymologie & sémantique, Théâtre, Cinéma,
    Atlas des arts vivants, Musique, À travers quelques livres, Notes de lecture

Disponible en version numérique sur Cairn.info : https://www.cairn.info/revue-raison-presente.htm

INCERTITUDES

Avant-Propos

Xavier Bouju & Michèle Leduc*

L’idée de départ de ce dossier s’est imposée au regard de la crise sanitaire. Conjointement à l’épidémie liée au virus, nous avons subi une épidémie d’informations non confirmées, de commentaires et d’opinions contradictoires, tant sur l’origine du virus que sur les traitements de la maladie ou la vaccination. Cette abondance trouve son origine dans l’incertitude que la situation impose. Les données sont changeantes, les résultats scientifiques bousculés par l’exigence de réponse immédiate voulue par une grande partie des décideurs et de la population. Les connaissances des citoyens sont déformées par des porte-voix médiatiques au mieux contradictoires, tandis que l’angoisse ajoute à l’incertitude et verrouille les convictions.

Certes, nombre d’experts sont sollicités et apportent les contributions de la recherche fondamentale. Mais, en situation d’urgence, toute expertise qui cherche à caractériser les faits garde de facto une part d’incertitude. La recherche, de quelque nature qu’elle soit, ne fait pas immédiatement science. Ses résultats sont soumis à l’interrogation, à la critique, au doute, à l’évaluation de la démarche, avant vérification, confirmation et validation par les pairs. C’est tout du moins le système qui prévaut et qui a démontré ses vertus. Il est toutefois difficilement compatible avec l’exigence de réponse immédiate. Certains résultats scientifiques sont voués à être dépassés dans le futur et font heureusement une certaine place au doute créateur. Il y a danger de blocage à rechercher à tout prix des certitudes, ce qui vaut en fait pour toutes les disciplines, de la physique à l’histoire.

Dans la vie publique, les décideurs doivent sans cesse faire des choix dans des contextes complexes, en général imparfaitement maîtrisés. Ils doivent tenir compte pour le futur de risques encore plus incertains, qu’ils tentent de minimiser par des mesures de prévention ou de précaution. Pour ce qui concerne les grands défis de   la planète, tels le climat ou la biodiversité, les décisions à prendre peuvent certes se référer à des études scientifiques de plus en plus précises ; elles sont néanmoins dépendantes des immenses incertitudes liées à la géopolitique, à l’économie et à la nécessité de prendre en compte les comportements acceptables par les populations.

Le propos de ce dossier est large et multidisciplinaire. Il ne prétend pas à l’exhaustivité mais interroge, au-delà de l’actualité, cette notion d’incertitude à travers des champs variés (sciences, philosophie, économie, urbanisme, histoire…).

Le monde contemporain est dominé par le développement des technologies qui résultent du foisonnement des progrès de la recherche scientifique. Elles engendrent des situations à risques et influent d’une façon complexe sur les processus sociaux, suscitant controverses et radicalisations. Marie-Gabrielle  Suraud  souligne la variabilité et la complexité de la notion de risque. Les organisations industrielles ou les institutions administratives et politiques sont en situation de négocier face à la demande de sécurité totale des populations ; le flou relatif imputé à l’insuffisance des connaissances réserve des marges de manœuvre et la sécurité dépend d’arbitrages budgétaires qui se forment à partir de calculs de probabilités ambigus. Tout change lorsque c’est la technologie à risques qui est elle-même contestée dans sa raison d’être, en raison de possibles événements catastrophiques (comme pour le nucléaire), ou bien de risques chroniques liés à des substances toxiques (comme pour les nano-technologies). Le principe de précaution inscrit dans la constitution française s’avère alors d’une applicabilité limitée.

Dans le contexte des crises contemporaines on attend des experts, qui ont la responsabilité de dire le vrai au pouvoir, qu’ils apportent les preuves scientifiques attendues. Pourtant le tribunal de leurs pairs ne stabilise que partiellement leurs avis : c’est la première constatation faite ici par Bernadette Bensaude-Vincent et Gabriel Dorthe, qui mettent d’abord en garde contre certains scientifiques « marchands de doute » qui infléchissent la vérité sous la pression de lobbies idéologiques ou industriels. Plus généralement, ils soulignent la complexité du monde réel « plein de bruit et d’impuretés » : le doute inhérent aux méthodes de la recherche se conjugue au doute qui s’installe dans l’espace public, la confiance dans les scientifiques s’érode, les réseaux sociaux prennent le relais des publications, les infox et le complotisme pullulent… Mais plutôt qu’opposer experts et société, les auteurs invitent à établir entre eux une « distribution de l’exercice du doute légitime » et à construire « une intelligence collective de la situation ».

Le doute habite-t-il toutes branches de la science ? Parmi toutes les disciplines, la physique est l’une de celles qui s’en croit le plus à l’abri, puisqu’elle se fonde sur des mesures ou des calculs réfutables car susceptibles d’être reproduits. Toute mesure s’énonce par un nombre qui doit afficher son niveau d’approximation. Jean-Marc Lévy-Leblond s’amuse à montrer que ce scrupule relatif à la précision d’une donnée n’étouffait pas les savants d’il y a seulement deux siècles… Aujourd’hui les physiciens affichent leurs résultats assortis d’un taux de confiance, parfois sources d’âpres controverses. La complexité tient à la diversité des sources d’incertitude, qu’elles soient systématiques ou statistiques.

La physique, jusque dans ses fondements les plus profonds, souffre du flou de la sémantique qu’elle utilise pour qualifier certains de ses concepts. Ainsi, la dénomination de « principe d’incertitude de Heisenberg » est particulièrement malencontreuse pour cette loi de la mécanique quantique, qui stipule qu’on ne peut pas mesurer simultanément la position et la vitesse d’une particule avec une précision arbitraire. Il ne s’agit en rien d’un principe mais plutôt d’un résultat mathématique issu des principes fondamentaux en mécanique quantique. Le terme d’incertitude est également mal venu. En effet, en mécanique quantique, les valeurs mesurées de la vitesse ou de la position d’une particule sont seulement créées par l’opération de mesure, elles sont indéterminées avant la mesure. Michel Le Bellac rappelle ici clairement la différence radicale entre les incertitudes classiques et quantiques.

Les mêmes sources d’incertitude que pour la physique classique se retrouvent pour les sondages d’opinion, devenus essentiels   à la marche de la politique et de l’économie. Aujourd’hui la loi impose de fournir des taux de confiance dans les chiffres annoncés pour les intentions de vote en période électorale. Erreurs statistiques bien sûr, que les instituts de sondage nous font croire réduites par l’augmentation de la taille de l’échantillon. Affirmation trompeuse : Nicolas Sauger nous apprend que de multiples erreurs systématiques affectent les résultats d’un sondage, qu’elles résultent de la méthode utilisée ou des caractéristiques de l’échantillon sondé. Diverses techniques informatiques tentent de lisser tous les biais, y parviennent de mieux en mieux, mais jamais parfaitement.

Les sondages revêtent une importance particulière dans la vie politique. Ils ne sauraient se substituer aux prévisions de l’économie. Or, celle-ci est fondamentalement façonnée par l’incertitude, comme l’explique Michaël Lainé. Les décisions à prendre pour les investissements et les marchés financiers comportent tant de paramètres « complexes, fluctuants et enchevêtrés », sans compter les aléas imprévisibles, qu’une évaluation chiffrée de la rentabilité est impossible. La subjectivité des entrepreneurs la remplace, non sans risque d’erreur dans une situation éminemment instable où la spéculation est présentée comme une course sans fin à l’abîme. Les exemples abondent des catastrophes globales qui peuvent en résulter. Des modèles sophistiqués de mathématiques et de statistiques interrogent des bases de données pour en tirer des corrélations : les prévisions en deviennent plus rationnelles. Mais les probabilités en cette matière comme dans d’autres sont distordues par des biais humains de toutes sortes.

Le caractère protéiforme de l’incertitude est inhérent à toutes les activités humaines. Ainsi, comme le montre Pascal Amphoux, l’urbanisme n’y échappe dans aucune des trois phases qu’il a connues récemment. La première, dite programmatique, reposait sur une projection de l’architecture sur ses usages fonctionnels, mais avec la « terreur de l’imprévisible ». Ensuite, l’urbanisme de projet dans les années 1995 intégra dans ses concepts mêmes l’incertitude du devenir urbain liée à l’appropriation par les  usagers du dit-projet, pouvant aller jusqu’au détournement des intentions prévues par l’urbaniste ou l’architecte. Enfin, l’« urbanisme de l’incertitude » est une approche encore récente qui vise à s’adapter aux incertitudes comme à la complexité du monde par « des principes méthodologiques qui rendent opératoire l’hybridation entre programme et projet ».

Ce dossier ne saurait se clore sans que soient évoqués les démentis que la marche de l’histoire apporte aux  gouvernants qui se fondent sur des analyses empruntes de certitudes mais où la rationalité n’est pas au rendez-vous des analyses. Les conséquences en sont particulièrement dramatiques lorsqu’il s’agit du déclenchement des guerres, comme le démontre Fabienne Bock. En 1914, comme en 1940, les événements militaires ont déjoué les anticipations projetées par les États sur le déroulement des conflits dans lesquels ils s’engageaient. Sans se risquer à étendre à toutes les guerres des approches qui ne se fondent ici que sur des exemples limités, ne faut-il pas se persuader que la guerre est par excellence le domaine de l’incertitude et que les certitudes qui ont animé leurs acteurs sont de pures illusions ?

Toutes ces considérations renvoient ainsi aux motivations liminaires de ce numéro, à savoir la nécessité de s’affranchir des certitudes trompeuses trop vite prises pour argent comptant. Et comme l’affirmait le philosophe Friedrich Nietzsche, « ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou ».

* Xavier Bouju et Michèle Leduc, responsables du dossier, sont physiciens, tout deux membres du comité de rédaction de Raison présente.

NDLR : L’agression russe perpétrée contre l’Ukraine a inspiré la chronique de Christian Ruby.  Elle a  aussi amené la  rédaction à  publier (Varia) le texte qu’Anna Svenbro lui a adressé sur un village ukrainien. Enfin une large place a été faite dans les notes de lecture aux récentes parutions qui évoquent le passé troublé de cette Europe centrale et orientale en proie à de nouveaux bouleversements : les écrits de Vassili Grossman et Josef Winkler et les récentes analyses de Nicolas Werth et Michel Foucher sur la guerre  en cours.

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