
Gérard Fussman
Agrégé de lettres classiques, professeur au Collège de France.
20 novembre 2014
Antisionisme, antisémitisme ou horreur du massacre ?
Pour justifier l’interdiction de la manifestation pro-palestinienne du 19 juillet M. Manuel Valls a eu ces fortes paroles qui ne semblent guère avoir choqué la presse française : « Derrière un antisionisme de façade, c’est l’antisémitisme et la haine du juif ». M. Valls a ainsi ressorti une vieille antienne de la propagande pro-israélienne : l’alliance brun-rouge, collusion entre les antisémites d’extrême droite (fascistes pour faire court) et l’extrême-gauche ; l’assimilation de l’antisionisme à l’antisémitisme qui permet de stigmatiser tous ceux qui désapprouvent la politique du gouvernement israélien. Que des organisations extrémistes musulmanes et des antisémites appellent à participer aux manifestations de soutien au peuple de Gaza ne fait guère de doute. Mais la plupart de ceux que révulsent les massacres perpétrés à Gaza par l’armée israélienne sont loin de tous vouloir la destruction de l’État d’Israël dont l’existence est admise même par les pays arabes et le Fatah, les désaccords, fondamentaux il est vrai, portant sur la nature et les frontières de cet État. Beaucoup sont aussi conscients, instruits par l’attitude des talibans afghans et du califat islamique de Syrie et d’Irak, que si Israël perdait une guerre, la soif de vengeance de certains Palestiniens conduirait à d’ignobles massacres.
Le bilan de l’opération israélienne est aujourd’hui (27 juillet) de 45 morts côté israélien, de plus de 1050 morts et 5000 blessés palestiniens. Quatre hôpitaux, 12 cliniques, un centre pour handicapés, et une école de l’ONU transformée en centre de réfugiés ont été frappés, des dizaines de maisons ont été détruites. La plupart des morts palestiniens sont des femmes et des enfants. Si le gouvernement français, au lieu de soutenir ouvertement le droit d’Israël à se défendre par n’importe quel moyen (position à peine rééquilibrée depuis), avait agi pour dire « trop, c’est trop » comme le réclamaient les manifestants du 19 juillet, on n’en serait peut-être pas à cet effroyable bilan et à cette poussée d’antisémitisme parmi ceux qui confondent Israélien et juif. Ils ignorent, car on ne le leur dit pas, qu’un certain nombre d’Israéliens, restés fidèles à l’antiracisme et l’humanisme des premiers sionistes, déplorent la politique de l’extrême droite israélienne aujourd’hui au pouvoir. Ils ignorent que derrière le soutien inconditionnel à Israël affiché par les organisations juives de France, il y a beaucoup de réserves et de doutes non exprimés. Ils ignorent qu’une grande partie des juifs français sont assimilés et ne se reconnaissent pas dans la politique israélienne.
Aujourd’hui âgé de 74 ans, né en France de parents juifs immigrés, ayant échappé, comme beaucoup de juifs de France, à la barbarie nazie grâce à la solidarité du peuple français, moi dont une grande partie de la famille vit en Israël, j’espère ne pas être taxé d’antisémitisme par M. Manuel Valls. Mais mon esprit est trop chargé des souvenirs de la deuxième guerre mondiale pour qu’en voyant les bombardements israéliens sur Gaza, je ne puisse m’empêcher de penser à cette période : « représailles », « punitions collectives », c’était la politique de l’occupant nazi. Les immeubles effondrés de Gaza évoquent immanquablement les images, filmées par les nazis, de la destruction du ghetto de Varsovie, avec cette exception d’importance, c’est que les survivants ne seront pas emmenés en camp de la mort ou exécutés par une balle dans la nuque. Ils ne crèveront pas de faim non plus malgré le blocus israélien, mais c’est parce que des ONG pas toutes musulmanes et l’ONU les nourrissent grâce à nos dons et nos impôts.
Le sionisme à l’origine était la recherche d’une terre d’asile pour les juifs français menacés par l’affaire Dreyfus, puis pour les victimes juives des pogroms russes, puis pour les juifs chassés d’Europe, avant d’être exterminés, par les nazis. S’y ajoutait le désir de montrer que les juifs pouvaient être de bons agriculteurs et de bons soldats, et pas seulement les banquiers et usuriers (et médecins) que les interdictions professionnelles les contraignaient à être depuis des siècles. Ce dernier objectif est aujourd’hui largement atteint. De religion, il n’était guère question. Israël avait été choisi pour des raisons historiques et le souhait exprimé depuis des siècles par les communautés juives de retrouver Jérusalem, mais aussi parce que les sionistes, ne connaissant pas le système de propriété ottoman, considéraient que la Palestine était un pays vide qu’ils pouvaient mettre en valeur. Les premiers colons français en Algérie se berçaient de la même illusion.
Le sionisme a changé. Pour M. Netanyahu, Israël est la patrie donnée par Dieu à tous les juifs. Il l’appelle constamment « l’État des juifs » et exige des Palestiniens que ceux-ci non seulement reconnaissent l’existence d’Israël mais sa définition d’État des juifs qui implique que les non-juifs n’y aient pas la pleine citoyenneté et que les Palestiniens ne puissent jamais retourner dans les lieux dont ils ont été chassés. M. Netanyahu appelle les juifs du monde entier à faire leur aliyah (à émigrer en Israël). Il est même venu en France le dire publiquement sans encourir la moindre rebuffade du gouvernement français. Or la définition orthodoxe du juif n’est pas religieuse. Beaucoup de juifs sont non-pratiquants ou même athées, y compris en Israël. La définition est raciale : est juive toute personne née de mère juive elle-même née de mère juive. En somme les orthodoxes Israéliens sont sur la même position que l’Inquisition espagnole, les nazis et les pétainistes : tout juif, même assimilé depuis des générations, même athée ou converti au christianisme, reste juif parce qu’il est de sang juif. Qui est le raciste ? Et quand un Français d’origine juive comme moi considère que sa place est en France parce qu’il y a été protégé, élevé, éduqué et qu’il se sent profondément français, est-il raciste et antisémite parce que non sioniste ?
L’antisémitisme musulman doit beaucoup à une lecture littérale de la vie du Prophète et à l’indignation que suscite l’occupation pour le moins brutale et musclée de la Palestine. Il doit aussi beaucoup à l’ignorance : tous les Israéliens sont assimilés au gouvernement de droite et d’extrême-droite d’Israël, tous sont censés le soutenir car la presse ne parle quasiment jamais des pacifistes israéliens et évoque très rarement l’assassinat par un extrémiste juif israélien d’Itzhak Rabin, premier ministre d’Israël, qui voulait vraiment négocier avec les Palestiniens. Comment veut-on aussi que les musulmans comprennent qu’Israël, violant toutes les résolutions de l’ONU, réprimant durement toutes les manifestations, soit si bien soutenu par la communauté internationale que depuis 1947 il échappe à toute sanction, même aux sanctions très modérées infligées à la Russie de V. Poutine après l’annexion de la Crimée ? Comment réagissent-ils à la lecture d’une presse française insensible aux souffrances palestiniennes ? L’éditorial du Monde du 23 juillet portait sur la Russie, la page 2 parlait de l’Ukraine, la page 3 était consacrée à la douleur des familles israéliennes enterrant leurs soldats tués au combat et aux bédouins victimes de roquettes du Hamas. Pas un mot sur Gaza, ses centaines de morts, ses milliers de blessés, la douleur des survivants. Comment ne pas sentir l’injustice et la partialité ? Comment les musulmans s’empêcheraient-ils de fantasmer sur les lobbys juifs ? Je ne crois pas qu’il y ait un tel lobby en Allemagne, dont le soutien à Israël s’explique surtout par un sentiment de culpabilité vis-à-vis des juifs. Bien que les gouvernements français et beaucoup d’élus participent aux dîners solennels du CRIF, je ne crois pas non plus à une forte influence du lobby juif français : il s’agit plutôt d’affinités politiques. Mais le lobby juif américain est une réalité ; sa force et son influence sont incontestables. Le jour où Israël ne recevra plus un soutien inconditionnel des communautés juives, plus exactement des organisations parlant en leur nom, l’antisémitisme, dont mes enfants nés de mère non-juive et mes petits enfants risquent d’être victimes, perdra beaucoup de sa force.
Israël, qui se veut terre de refuge pour les juifs, est aujourd’hui le seul pays au monde où les juifs sont tués en nombre parce qu’ils sont juifs. Les juifs de France, bien que récemment cibles d’attaques terroristes, n’ont pas à se terrer dans des abris à cause des roquettes du Hamas et peuvent voyager en bus sans craindre un attentat qui les viserait en tant que juifs. Je comprends l’angoisse du peuple israélien qui, sûr de son bon droit, ne comprend pas que ses voisins ne le laissent pas en paix. Soixante ans de guerre, plus si l’on ajoute les années où la Palestine était sous mandat britannique, devraient pourtant lui avoir appris que la violence ne résout rien. Nous sommes maintenant dans une situation de vendetta : chaque mort appelle une mort en retour. La seule façon d’arrêter une vendetta est que le plus fort décide de ne plus se venger. Le plus fort, c’est Israël.