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Gérard Fussman

Agrégé de lettres classiques, professeur au Collège de France

01/02/2005

Églises d'état et églises concordataires dans l' Union Européenne

Le spectacle des actualités télévisées donne souvent aux Français républicains et laïques (ils sont la majorité, fort heureusement) l’impression de vivre dans un monde où dominent les comportements politiques contre nature. C’est parfois drôle, comme le récit des amours contrariées du prince Charles, soumis à la censure de l’Église anglicane dont il est censé devenir un jour le chef. Le plus souvent, c’est effrayant et cela devrait nous rappeler qu’il vaut la peine de se battre pour la laïcité. Au nom de la loi de Dieu, on a ainsi vu des élections saoudiennes où les femmes sont interdites de vote et où il faut proclamer son allégeance à un islam pur et dur (wahabite) pour avoir le droit d’être candidat ; des élections irakiennes où votaient des femmes, mais voilées de la tête aux pieds et toujours accompagnées de leur mari ou de leur frère, et dont le parti shiite démocratiquement vainqueur a pour principal programme d’imposer la loi prétendûment divine de la charia au pays tout entier. Le Président des États-Unis n’est pas loin de se croire l’élu de Dieu et se présente en chevalier blanc de la lutte du Bien contre le Mal. Les guerres de l’ex-Yougoslavie nous ont montré des évêques catholiques croates bénissant des criminels de guerre et des popes serbes à la pointe du combat nationaliste. Quant aux popes russes, ils sont de toutes les cérémonies officielles, comme du temps des Tsars et des pogroms, icônes et bannières en tête. Et ne parlons pas du pape polonais…

Ou plutôt parlons-en. Les Français se croient protégés de ces pratiques d’un autre âge par la loi de séparation des Églises et de l’État, violemment combattue par l’Église catholique au moment de son adoption en 1905, aujourd’hui célébrée comme loi de paix civile et de tolérance par les Églises françaises, qui ne vont pourtant pas jusqu’à demander son application à l’Alsace-Moselle. Mais la France fait partie d’une Union Européenne, maintenant élargie à 25 pays pour la plupart fort peu laïques, et l’article I-52 de la future constitution européenne, rédigé de façon volontairement ambiguë, est loin de garantir la séparation des Églises et de l’État. (I-52-3 : ” En reconnaissance de leur identité et de leur contribution spécifique, l’union maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier, avec églises et organisations ” ).

On sait les efforts du Vatican, et des Églises françaises, pour faire insérer dans le préambule de la Charte des Droits Fondamentaux une référence à l’héritage chrétien de l’Europe. Cette offensive n’est pas inspirée par le respect de l’histoire, mais par la volonté de se prévaloir de cet héritage pour garantir aux Églises chrétiennes et particulièrement à l’Église catholique un rôle prééminent dans la conduite de l’Union, rôle que justement, en France, la loi de 1905 leur dénie. Or cette loi, bien qu’aujourd’hui édulcorée, est menacée dans beaucoup de ses applications pratiques. Déjà des mesures prises en application de la loi ont été attaquées devant la Cour Européenne de Justice par des plaignants islamistes au motif que l’article II-10 de la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union (Européenne) garantit ” la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites “. Jusqu’à présent la Cour Européenne de Justice a débouté les plaignants. Mais il suffirait que, dans une nouvelle composition, elle considérât que le port du voile ou d’une énorme croix sont des pratiques religieuses pour que notre récente loi dite ” du voile islamique ” devienne caduque. Or, avec l’élargissement de l’Union, la composition de la Cour Européenne de Justice va changer. Elle sera formée d’un juge par État membre, nommé d’un commun accord par les gouvernements (article I-28). Que vont penser de nos lois laïques les juges des pays où une Églises chrétienne a statut de religion officielle, pour ne pas dire d’État, comme la Pologne ? Que se passerait-il si la Cour Européenne de Justice comptait parmi ses membres quelques affidés de l’Opus Dei aux opinions aussi libérales que celles du trop célèbre Rocco Buttiglione ?

Il vaut donc la peine d’examiner ce que veulent les hiérachies religieuses dans les États européens où elles ont une position dominante. La Fédération Humaniste Européenne (FHE), à laquelle l’Union Rationaliste adhère, a ainsi décidé lors de son Conseil d’administration du 18 septembre 2004 de ” réaliser une étude sur les concordats en Europe et sur leur contenu en ce qui concerne les discriminations envers les non-catholiques”. Elle avait abordé le sujet dès octobre 2002 lors d’un colloque organisé à Varsovie. Les informations que l’on trouvera ci-dessous sont pour certaines extraites des interventions prononcées lors de ces colloques . On fera trois remarques :

  • Les concordats sont des traités passés entre un pays et le Vatican. Les Églises protestantes sont multiples. Elles n’obéissent pas à un chef unique, inspiré de Dieu, dirigeant d’un état temporel (le Vatican) diplomatiquement reconnu. Elles ne peuvent donc signer de concordat.
  • Les informations sur l’attitude de la hiérarchie catholique dans les pays où le catholicisme est politiquement majoritaire sont particulièrement intéressantes pour les Français. Car le catholicisme se présente comme une religion à vocation universelle, fortement hiérarchisée, dont les croyants doivent obéir aux instructions du pape, élu sous inspiration du Saint-Esprit et, dans certaines conditions, infaillible. Elles indiquent donc ce qui pourrait être un idéal pour l’Église catholique de France si celle-ci était capable de l’imposer. Dans ce domaine, on peut craindre que catholiques, orthodoxes, juifs et musulmans extrêmistes se comportent de même façon : on sait que les religieux musulmans enjoignent aux musulmans de respecter les lois des pays où ils sont minoritaires, et d’y imposer la charia dès qu’ils sont majoritaires.
  • L’Union Rationaliste est intervenue en 2003 auprès de la Commission Européenne pour protester contre l’article I-52-3 du projet de Constitution Européenne : ” En reconnaissance de leur identité et de leur contribution spécifique, l’Union maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier avec églises… “. Il signifie en effet que l’Union reconnaît aux Églises le droit d’être consultées sur les décisions que pourrait prendre l’Union Européenne, ce qui contredit notre loi de séparation des Églises et de l’État. Nos amis italiens et britanniques de la FHE, la Libre Pensée française aussi, font en outre remarquer que l’article I-52-2 (” l’Union respecte et ne préjuge pas du statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les églises et les associations ou communautés religieuses dans les États membres “) empêcherait d’imposer la séparation des Églises et de l’État au niveau de l’Union. Il confirme donc le caractère non-laïque de celle-ci : les laïques polonais et slovaques n’ont aucune aide à en attendre si la constitution est adoptée dans son actuelle rédaction.

Les états à religion d’état.

Ce sont toujours des états où le catholicisme romain n’est pas majoritaire. En Angleterre et au Pays de Galles, ainsi, l’Église anglicane, née en 1530 d’une scission avec l’Église catholique romaine, a statut de religion d’état. Le souverain en est le chef. Les évêques sont nommés par le gouvernement. Vingt-sept sièges de la Chambre des Lords leur sont réservés. Mais au niveau de ce qui pour beaucoup est l’essentiel, le statut des écoles, les autres religions sont traitées à peu près sur un plan d’égalité. Un quart des établissements d’enseignement est d’obédience religieuse (anglicane, catholique, protestante, musulmane, sikhe, hindoue etc.), certaines complètement subventionnées par l’État (les cours de religion y sont facultatifs), d’autres financées à 90%, où le cours de religion est normalement obligatoire. Dans les établissements dits non confessionnels, la prière journalière est obligatoire, ainsi que le cours de religion (au choix). Il existe une loi sur le blasphème, qui sert surtout à interdire les spectacles jugés blasphématoires. Le mariage religieux est considéré comme légal au même titre que le mariage civil. Des dispositions spéciales permettent aux juifs, musulmans et sikhs de continuer à suivre des usages en principe interdits (abattage des animaux, port du foulard pour les femmes dans la police, port du turban sikh etc.). Ce régime d’apparente égalité est en réalité un régime discriminatoire. Montrer son incroyance est malséant. L’État n’aide en rien ceux de ses citoyens qui militent pour le rationalisme, l’esprit critique, la liberté de pensée et d’expression. Bien au contraire, il finance les religieux, y compris les plus extrêmistes, et de fait les aide à maintenir leur emprise sur leur ” communauté “. C’est ainsi que Londres est devenu l’un des centres du fondamentalisme européen. Cette attitude favorise aussi l’emprisonnement de l’individu dans sa communauté d’origine : la tradition y est sanctifiée par la religion, ce qui favorise les mariages arrangés, le port de vêtements distinctifs etc. Les émeutes communautaires ne sont pas rares en Grande-Bretagne.

La constitution du Danemark reconnaît comme l’Église luthérienne comme Église de l’État et impose à celui-ci de la financer. Le souverain doit être luthérien, comme 91% des Danois déclarent l’être. Les ¾ des ressources de l’Église luthérienne proviennent d’un impôt perçu par l’État sur les croyants à cet effet (Kirchensteuer, church tax), ce qui n’empêche pas des subventions spécifiques. Le système était le même en Finlande jusqu’en 1923. L’Église luthérienne y était Église d’État. Elle tire encore 78% de ses ressources de la church tax. L’État rénumère les aumôniers. En Suède, de même, ce ne fut qu’en 1951 qu’une pleine liberté de religion fut garantie par la loi. Aujourd’hui chaque citoyen suédois a le droit d’appartenir ou de refuser l’appartenance à une communauté religieuse qu’elle soit chrétienne ou non, c’est-à-dire de payer ou non la church tax. Seul le monarque et le ministre des cultes au gouvernement sont obligatoirement membres de l’Eglise luthérienne de Suède.

En Norvège l’Église luthérienne est Église d’État, directement financée par l’État (il n’existe pas de church tax auquel les non-luthériens pourraient échapper). Mais les autres organisations religieuses et les organisations laïques enregistrées comme telles sont aussi subventionnées par l’État. Les laïques norvégiens tiennent beaucoup à ce financement.

Les états pluriconfessionnels.

En Allemagne, dont une grande partie de la population se déclare agnostique, la situation est plus complexe car elle varie de Land à Land : la situation n’est pas la même à Münich et à Hambourg. En règle générale, le citoyen doit déclarer s’il appartient à une Église chrétienne et à laquelle. Il paie alors un impôt d’état dont le fisc répartit les recettes entre les Églises chrétiennes proportionnellement au nombre de leurs adhérents auto-déclarés. Les autres religions se débrouillent. Les agnostiques aussi.

Les Pays-Bas ont mis en place un système unique au monde de radiodiffusion-télévision publique, en confiant le soin des émissions à des associations privées représentatives de certains courants de la société néerlandaise. Chaque association a une grille de programmes comprenant à la fois des émissions d’information, des programmes culturels et éducatifs et des émissions de divertissement. D’autres organisations disposent également d’un temps d’antenne: églises, organisations religieuses, partis politiques, organismes publics et associations de radiodiffusion-télévision éducatives. Les familles peuvent choisir d’envoyer leurs enfants dans des écoles publiques qui sont à la charge de l’État, ou dans des écoles d’affiliation religieuse ou autre. Celles-ci sont aussi financées par l’État, qu’il s’agisse d’écoles catholiques, protestantes, juives, islamiques ou hindoues, ou d’écoles suivant le système Montessori ou d’autres méthodes éducatives. Les trois quarts des écoles hollandaises appartiennent à cette catégorie. Les autres sont des écoles publiques. La montée de l’intolérance, marquée par des assassinats politiques, amène beaucoup de Néerlandais à s’interroger sur les vertus de ce système.

En Belgique, où la liberté de culte est reconnue depuis 1831, les prêtres, très majoritairement catholiques, sont payés par l’État. L’Église catholique a longtemps dominé l’enseignement. Jusqu’en 1959 le cours de religion catholique romaine était obligatoire. Dès 1854 les Libres Penseurs et laïques belges ont demandé et fini par obtenir l’égalité de traitement. Depuis 1978 la constitution belge reconnaît la communauté laïque. L’État la finance depuis 1981, disposition entrée dans la constitution belge en 1987. Les laïques ont leurs établissements d’enseignement, dont le plus célèbre et le plus ancien est l’Université Libre de Bruxelles, et même des conseillers moraux, équivalents des aumôniers, payés par l’État.

Les états concordataires.

L’Italie vit encore sous le régime du traité de Latran, signé en 1929 par Mussolini et incorporé dans la Constitution italienne en 1946. En 1984 le Concordat fut révisé : le catholicisme cessa d’être la religion de l’État italien. L’Église catholique est désormais financée par une variété de church tax, d’autres religions aussi, pas les laïques et agnostiques. L’enseignement de la religion débute dès le jardin d’enfants. Le crucifix catholique est omniprésent, dans les salles de classe, les tribunaux, les hôpitaux etc . Et l’on sait la place que l’Église tient dans la vie politique du pays. Il s’en est fallu de peu que, grâce à M. Berlusconi, l’Opus Dei ne rentrât dans la Commission européenne via M. Rocco Buttiglione.

En Autriche, à 75% catholique (les catholiques disent : à 90%), l’Association des Libres Penseurs fut dissoute dès 1933 et ses biens confisqués. Ils ne lui furent jamais restitués. Les relations entre l’Église catholique et l’État sont encore réglées par le concordat de 1934. Une réglementation spéciale existe pour chaque religion, parfois très ancienne (la loi sur les israélites date de 1890, celle sur l’islam de 1912). L’éducation religieuse est obligatoire. Les professeurs de religion sont payés par l’État et l’Église catholique est très largement subventionnée par celui-ci. Les laïques n’ont rien.

En Espagne le concordat signé en 1953 par Franco n’a jamais été révoqué, mais périodiquement actualisé. La dernière révision date de 1976. Une loi de 1980 garantit la liberté de religion et de culte. L’Espagne est officiellement laïque. Dans les faits la religion catholique est omniprésente de la crèche à l’Université. L’État paie les salaires de la plupart des membres du clergé et des professeurs de religion, pourtant nommés par les évêques. Le gouvernement Aznar avait rendu obligatoire l’enseignement du catéchisme et rétabli les crucifix dans les salles de classe des écoles publiques. En 2004 le gouvernement socialiste a aboli ces mesures. L’Église catholique a violemment protesté.

En Pologne, l’Église catholique possède à présent 20% de plus de terres qu’avant 1939. Elle est largement financée par l’État. L’enseignement du catéchisme, le salaire des aumôniers, les assurances sociales du clergé, les grandes manifestations religieuses sont payés par l’État. L’enseignement religieux est obligatoire dans les écoles publiques depuis 1990. L’Église catholique se prétend consubstantielle avec la nation polonaise, déniant de fait ce droit aux agnostiques polonais et aux rares survivants de la communauté juive. On ne s’étonnera pas que la Pologne soit avec l’Irlande le pays européen où les lois sur l’avortement sont les plus restrictives.

Le cas de la Slovaquie est des plus intéressants car le concordat y date de 2004 seulement. L’Église catholique slovaque s’était très compromise pendant la deuxième guerre mondiale. Expropriée en 1945, elle a recouvré tous ses biens. Le nouveau concordat rend obligatoire la présence aux cours de religion ou d’éthique des élèves des écoles élémentaires et secondaires, comme en Alsace-Moselle. Une éducation religieuse sera également proposée désormais dès le jardin d’enfants, si le nombre de participants est suffisant. En 2005 les cours de religion devraient coûter 2,46 millions d’euros à l’Etat. Un statut spécial est accordé aux écoles dépendant de l’Église, partiellement financées sur fonds publics, mais libres de censurer le programme officiel et de supprimer, dans tous les sujets, ce qui ne leur convient pas aux enseignements de l’église. Onze autres églises bénéficient des mêmes droits, pas les laïques, ni les agnostiques.

Reste la très catholique Irlande où il n’y a pas de religion d’État, pas de concordat, et en principe pas de discrimination. Mais c’est en 1972 seulement qu’a été abrogée une disposition constitutionnelle accordant un ” statut spécial ” à l’Église catholique dans la société. Celle-ci trouve ses moyens propres pour fonctionner. Elle contrôle de nombreux aspects de la sphère publique. La plupart des établissements scolaires, subventionnés par l’État, sont confessionnels, dépendants de l’Église catholique romaine qui contrôle 80% de l’enseignement, dont elle recrute les membres. Son influence politique est telle que l’avortement est interdit, le divorce difficilement admis et la contraception déconseillée.

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