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Yves Quéré

Ingénieur des Mines, physicien du solide

20/11/2008

Enseigner la science aux enfants ?

Invité naguère à une journée d’études d’un grand parti politique français consacrée au thème de L’Éducation scolaire, je voulus noter sur mon carnet — en petites barres additionnées par cinq, genre élection — le nombre de fois que le mot « science » serait prononcé par les orateurs, presque tous des noms connus, car je craignais qu’il ne le fût peu. Le résultat du décompte dépassa la plus pessimiste de mes attentes : ce nombre fut exactement, pour toute la journée, zéro [1]. Ce qui me renvoya, par la pensée, au souvenir de cet Ambassadeur de France qui, en sa Résidence, apprenant que j’étais scientifique, m’avait déclaré : « Ah oui, la science, c’est bien, la science [air poli] !.. Mais remarquez, à mon niveau, c’est tout à fait inutile [air pénétré] : de mes études, mon seul souvenir en est la règle de trois [rire]. Hé bien, cela ne m’a nullement gêné dans ma carrière [air satisfait]. En fait, voyez-vous [air profond], ce qui compte réellement, dans une vie comme la mienne, c’est la culture ».

Deux exemples, parmi tant d’autres, de la place que la science tient, dans l’esprit de nos « élites » : pour le moins, réduite. Soi-disant enfermée dans un enclos de spécialistes, reléguée hors du champ de la culture — laquelle se réduirait en pratique aux humanités — réputée ardue et, qui pire est, ennuyeuse, la science a vocation à être oubliée dans les grands débats, sauf à y être parfois remplacée par la technologie. Faut-il l’enseigner quand tant d’autres champs du savoir, et plus encore de la distraction, sollicitent les enfants ? Oui sans aucun doute dans le secondaire, et ce d’autant plus que la science demeure chez nous un Sésame momentané de bien des débouchés brillants [2]; mais accessoirement dans le primaire. Certes elle y figure au programme ; mais lorsqu’on lui dit avec insistance que c’est dans le lire, écrire, compter et, accessoirement, le faire du sport que réside, à l’école, la priorité, l’instituteur peut interpréter à demi-mot que la science, elle — en dehors de l’arithmétique — n’est donc pas prioritaire.

À cette mise discrète sous le boisseau, s’ajoute la réputation d’insurmontable difficulté ci-dessus évoquée. Pour beaucoup de nos contemporains, la science a, d’une certaine façon, quitté le monde de tous les jours. À assister, par écrans interposés, à des inaugurations d’accélérateurs ou de télescopes géants et à des discussions hors de portée sur le génome, le big-bang ou les nanoparticules, l’habitude s’est prise, pour beaucoup, de considérer que la science n’existe plus que sur le front de bataille où, sans doute dans la douleur, elle s’élabore. Les combattants des avant-postes savent encore de quoi elle est faite mais, à l’arrière, les civils ne la subodorent que par ouï-dire. Et ils la chassent de leurs pensées. D’une institutrice à qui je suggérais de faire mesurer par ses élèves, en fonction du temps, la pousse de haricots sous conditions diverses (salinité de l’eau, illumination, température…) aux fins de comparaison, je me fis répondre que la science, c’était bien autre chose et que, là, « ce ne serait que du jardinage ». Ainsi va la double image d’une science devenue non enseignable si l’on n’en est pas un spécialiste ; et d’un environnement journalier qui, lui, n’a plus rien à voir avec elle.

Qu’il s’agisse d’une raison ou d’une autre, l’enseignement de la science [3] avait en tout cas, pratiquement disparu, dans les années 1990, de notre enseignement primaire : ce fut un choc pour Georges Charpak, Pierre Léna [4] et moi-même de découvrir, un beau matin de 1995, qu’elle n’était plus présente dans les écoles primaires de notre pays qu’à hauteur de 3% [5] : c’est environ 97 % de nos enfants qui n’en entendaient pratiquement plus parler à l’école [6]. Croiser là les bras n’était pas possible, et bientôt allions-nous proposer au Ministre d’alors, sous le nom de La main à la pâte, une entreprise de rénovation (ou plutôt de renaissance) de cet enseignement sous forme d’un partenariat entre l’Académie des sciences et le ministère de l’Éducation nationale. Celle-là manifestait une implication tangible de la communauté scientifique dans l’opération, celui-ci une volonté forte d’un retour de la science à l’école [7]. L’accord, puis l’engagement, furent de part et d’autre immédiats, et bientôt une équipe — riche en talents et pleine d’ardeur — fut mise sur pied à nos côtés, des principes rédigés [8], des instituteurs formés, un site internet créé, destiné à ces derniers, et une impulsion donnée.

Depuis treize ans que nous sommes à l’œuvre, nous avons acquis une certaine connaissance de l’école, perçu telles frilosités [9], buté sur telles craintes, suscité — du bas au sommet de l’échelle — tels agacements, tels scepticismes ou telles résistances (souvent utiles) ; mais, tout autant, bénéficié de soutiens chaleureux, découvert des enthousiasmes, assisté à de véritables conversions à la science et, finalement, quelque peu progressé dans l’entreprise : la science-à-l’école est remontée du désolant 3 % à un encore-modeste 40 % (voir note 5), elle est redevenue sujet de conversations, les media (notamment France-Info) s’en sont emparés, les parents d’élèves souvent la réclament et, lors de nos innombrables visites d’écoles, nous avons vu des enfants heureux de « faire de la science », comme ils disent eux-mêmes.

Verticalité, horizontalité

Ce « faire de la science » avait été, pour nous, l’armature des principes évoqués ci-dessus. Ils étaient, en fait, tout sauf nouveaux : ils consistaient à harmoniser ces deux manières d’enseigner qui ont existé de tout temps : celle par quoi l’enfant apprend de la science et celle par quoi il la pratique.

La première peut être dite verticale, en ce sens que le savoir est transvasé de haut en bas, de la bouche du maître à l’oreille du disciple, à charge pour ce dernier de l’enregistrer, de le retenir et si possible de l’organiser avec les autres savoirs reçus, en une globalisation mentale aussi cohérente que possible. Enseigner la lecture à un enfant relève assurément de cette méthode, de même que lui apprendre le nom des rivières, ou celui des planètes, ou les dates-clés de l’histoire… qu’il aura le devoir d’apprendre par cœur, exerçant par là une mémoire qu’il est essentiel de peupler très jeune. Cet apprentissage, trop souvent négligé, est capital, à seule condition de veiller à la cohérence mentale à l’instant évoquée : il n’est pas rare qu’un enfant sache sans avoir ordonné ce qu’il savait, c’est-à-dire sans avoir compris grand-chose (nous allons en donner un exemple), à l’image de cet enfant qui sait lire mais ne peut raconter clairement ce qu’il a lu.

Nous tiendrons, dans la même métaphore géométrique, la seconde pour horizontale. Ici, main dans la main avec le maître, l’enfant va à la découverte du savoir comme on irait, en course géologique, repérer une faille, chercher, nommer et classer des fossiles, et reconnaître les minéraux. L’enfant est ici tenu d’observer, d’imaginer, d’énoncer ses hypothèses, de les comparer à la réalité, de raisonner, d’argumenter, de s’exprimer et de conclure. Questionnement, observation, réflexion, hypothèses, expérimentation, argumentation, raisonnement, travail en équipe… sont ici les maîtres-mots d’une manière d’apprendre qui met en jeu à la fois l’imagination, la curiosité, les capacités mentales, l’habileté manuelle et les facultés d’expression : saine activité sensorielle et intellectuelle qui, en général, sera récompensée par une compréhension bien meilleure des faits et des concepts, mais payée d’une moindre densité de connaissances acquises, en raison du temps que cette pratique mobilise. Un exemple en sera donné ci-après [10].

Rien de bien neuf dans tout cela. Nous pouvons être assurés que notre ancêtre magdalénien devait apprendre la pêche à son fils à la fois en lui donnant, le soir, à la lumière d’une torche, quelques connaissances « livresques » sur les poissons ; puis en l’emmenant le matin venu à la rivière, lignes et hameçons à la main. Plus récemment, Marie Curie enseignait la science à ses étudiants de la Sorbonne de la plus verticale façon, et à des enfants de 6-7 ans aussi horizontalement qu’il est possible [11]. C’est en tout cas — s’agissant de l’enseignement de la science à l’école primaire — sur cette seconde manière de faire que nous allons insister quelque peu ici, conscients que c’est celle qui se prête sans doute le mieux au développement de la réflexion et du raisonnement chez l’enfant.

Un thermomètre cassé ?

Rendons-nous pour cela dans une classe de CM1 d’un bourg de Bretagne. La leçon qu’a aujourd’hui préparée l’institutrice — j’y assiste, muet, au fond de la classe — est consacrée à l’ébullition de l’eau : thème classique, qui peut se résumer en le simple énoncé : « L’eau bout à 100 degrés C. »

Il est bien sûr possible de faire — à la verticale — apprendre cette phrase aux enfants sans commentaire autre que, par exemple, une allusion à l’image d’une casserole où la maman prépare des œufs durs. C’est en tout cas ainsi qu’à moi, enfant, elle avait été enseignée et le fait que je m’en souvienne encore fort bien montre que le procédé n’est pas totalement mauvais : bribe de connaissance acquise, certes ; mais connaissance dénuée du moindre sens. Ainsi entendis-je une fois, dans un pays francophone, un instituteur me déclarer avec fierté que « [il faisait] de la science aux enfants au moins deux fois par semaine. » Et, joignant l’écriture au discours, il inscrivit sur le tableau la phrase susdite, L’eau bout à 100°C, tandis que les enfants la recopiaient sur leur cahier. « Demain, ils la sauront par cœur, sinon ils auront une mauvaise note. » Hélant deux garçonnets en fin de cours, je leur demandai de me relire cette phrase. Ouvrant leur cahier, il le firent bien volontiers et avant même que je leur en aie demandé une exégèse, l’un me dit : « Oh, c’est facile : dans la boue, il y a de l’eau », ce sur quoi le second enchaîna : « Les degrés, je connais, mon père boit du vin au dîner et c’est marqué sur les bouteilles » [12].

Telle n’est pas la façon dont notre institutrice bretonne s’y était prise. Elle avait disposé les enfants par petites tables de quatre ou cinq. Sur chacune, une chaufferette électrique, un becher plein d’eau, un thermomètre, un petit chronomètre et une feuille de papier millimétré. Les enfants avaient été conviés à disposer le thermomètre dans l’eau et le becher sur la chaufferette puis, toutes les minutes [13], à mesurer la température et à la reporter sur le papier en fonction du temps. Et voilà que les points s’alignent en une pseudo-droite ascendante jusqu’à ce que, soudain — les 100° étant atteints — ils se disposent de manière inattendue sur une autre, elle horizontale, faisant apparaître un angle net — on peut dire une cassure — sur les feuilles. Au tracé d’un troisième tel point, une fillette s’agite et, montrant sa feuille, déclare, telle une évidence : « Maîtresse, le thermomètre est cassé ! » Ses camarades confirment. Au lieu de rabrouer l’enfant ou au moins de la contredire, cette femme la félicite d’avoir été la première à observer ce phénomène et convient qu’il vient donc de se passer quelque chose ; mais quoi ?

Une discussion s’engage aussitôt où chaque enfant donne son avis, disons émet son hypothèse : oui, le thermomètre est sûrement cassé ; non, pas forcément, ce doit être plutôt la chaufferette ; oui renchérit celui-ci, elle est toujours allumée mais, bon, il doit se faire qu’elle s’arrête de fournir du chaud ; non, dit ce petit blondinet, c’est peut-être dans l’eau, que cela se passe, « elle ne veut plus se chauffer » ; c’est peut-être, pense celui-là, que le thermomètre est fait en sorte qu’il se bloque sur l’indication 100°C. On sort alors de l’armoire une loupe binoculaire et l’on examine l’instrument : il semble en bon état. Mais sait-on jamais : un garçonnet imagine de le tester par retour en arrière, redécouvrant la notion de nécessaire reproductibilité : « Ajoutons de l’eau froide et voyons ce qui va se passer. » Sitôt dit, sitôt fait : le thermomètre redescend à 80°C, bien vite reprend sa course ascendante et à nouveau, à 100°C environ, se re-stabilise comme avant : même cassure, même comportement. Il faut s’y résoudre, la chaufferette ne cesse pas de chauffer ni le thermomètre de mesurer la température et c’est donc bien dans l’eau que se passe le quelque chose subodoré par le blondinet.

Ce quelque chose, il n’est guère question, à cet âge, de l’expliciter. La maîtresse s’y essaie cependant, en restant sagement sur les franges : à partir de 100°C, dit-elle, la chaleur ne sert plus à augmenter la température mais, toujours bien là, elle s’insère au sein du liquide, pour le transformer en vapeur, laquelle s’échappe du becher. Et c’est ainsi que le niveau de l’eau baisse peu à peu tandis qu’on continue à la chauffer. On va même mesurer cette baisse, avec un double décimètre, en fonction du temps : à deux fois plus de temps, deux fois plus de baisse, indication supplémentaire de ce fait que c’est bien la chaleur qui la provoque et que le nœud du problème se situe au cœur de l’eau et non dans les appareils. Occasion pour cette femme de faire toucher du doigt aux enfants la différence entre chaleur et température ; de leur prescrire en particulier de remplacer, dans leur langage, « le chaud » par « la chaleur » ; de leur apprendre que l’ébullition sert à définir les degrés centigrades ; de leur faire mélanger deux bechers d’eau à 40°C pour constater qu’il n’en résulte pas de l’eau à 80°C et donc constater que les températures ne s’additionnent pas ; et que pourtant les mesures qu’ils viennent de faire ont à voir avec les mathématiques, trois fois, quatre fois… plus de temps de chauffage — les 100°C étant atteints — correspondant à trois fois, quatre fois… plus de baisse du niveau de l’eau ; enfin de leur faire conjuguer le verbe bouillir.

Le moment est venu, pour les enfants, de rédiger sur leur « cahier de science », au mieux de leur vocabulaire et de leur syntaxe, le récit de la petite aventure qu’ils viennent de vivre concrètement : arguments, appareillage, expérience, et conclusions. C’est, incidemment, les photocopies de tels cahiers qui seront envoyées au jury de l’Académie des sciences qui, chaque année, distribue — en présence du Ministre — des Prix Main à la pâte à une dizaine de classes ayant réalisé des leçons de science particulièrement réussies.

D’autres exemples ? Nous en glanons de superbes, lors de nos visites d’écoles, comme cette étude, par des enfants de 6ème, de la pousse d’un haricot en fonction de la luminosité ; leur découverte inattendue que cette pousse est plus rapide dans l’obscurité que dans la lumière ; et de là leur réflexion concernant les causes de l’héliotropisme. Ou cette mesure que, chaque 21 juin au midi solaire, des élèves de CM2 font, de conserve avec des enfants d’une vingtaine de pays reliés par Internet (Afrique du Sud, Égypte, Liban, Espagne, Suède…), de la détermination du rayon terrestre par mesure des ombres (Eratosthène [14]) : joie intense et partagée par delà les frontières !

Joie versus amusement

Joie, disais-je à l’instant. Ce mot mérite ici commentaire. La main à la pâte a été parfois assimilée, ici ou là, à une entreprise — une de plus — par quoi l’on distrait l’enfant plus qu’on ne l’instruit, on l’amuse et on le flatte plus qu’on ne l’éduque ; et par quoi, en ce cas, on dilapide un temps précieux qu’il ferait mieux de consacrer à emmagasiner du savoir. Là se situe le cœur des critiques parfois adressées à La main à la pâte. Ainsi, un ancien ministre de l’Éducation [15] croit déceler, dans un enseignement de ce type, une « chose (sic) amusante…, ludique […], l’archétype de la pédagogie de l’hameçon [par laquelle] on trompe l’enfant. La structure de l’ADN […] cela ne se met pas au vote, cela s’apprend ».

Passons vite sur l’accusation, grave, de tromperie et plus vite encore sur cette bizarre « structure de l’ADN » (à l’école primaire !) étrangement mise au vote (?), mais mesurons l’ampleur du malentendu. Comment, certes, ne pas être d’accord avec l’ancien ministre lorsqu’il dénonce, pour l’école, la tentation de l’amusement ? Elle existe et l’on entend parfois exprimer le vœu que l’enseignement soit ludique. Ce mot, s’agissant de l’acte grave, c’est-à-dire lourd de sens et de conséquences, par quoi l’on élève l’enfant dans l’ordre de la connaissance, a quelque chose de choquant. On ne saurait prendre, comme principe, d’installer le jeu là où doit prévaloir le travail sauf à ramener celui-ci, dans l’esprit de l’enfant et peut-être pour sa vie entière, à une sorte de diversion légère sans réelle portée. Mais comment, aussitôt, ne pas déceler l’erreur : l’amusement, qui ne saurait fonder une pédagogie, n’est qu’un pâle succédané de la joie. Celle-ci, en revanche, sentiment fort qui nous parle de la beauté, de la contemplation, de la découverte, de l’amitié, du savoir acquis et du devoir accompli, qui se plaindrait que l’enfant la ressente au moment même où il découvre l’ordre des choses, où il mène une tâche, aussi modeste soit-elle, à son terme et où, par là même, il apprend ? Tout acte pédagogique devrait avoir pour but premier d’élever l’enfant, par le savoir qu’il a acquis, par la capacité à imaginer, à raisonner, à penser, à travailler qu’il a développée, et tout autant par l’exaltation que ce savoir et cette capacité ont pu — ont dû — faire naître en lui.

Que, dans l’exemple précédent, certains des enfants aient pu passagèrement s’amuser ou rêvasser en regardant l’eau bouillonner est probable et n’a, bien sûr, rien de répréhensible ; mais pour moi qui les observais, le sentiment qui dominait dans la classe était à l’évidence ce mélange d’entrain, d’ardeur et d’allégresse, de fierté aussi, qui désigne la joie, ici la joie d’apprendre, la joie de comprendre, premières étapes en direction de la joie de savoir. Celle-ci, à la fois signe et produit de la culture, n’est pas innée. En particulier, elle n’est même pas consubstantielle au savoir : il peut y avoir un savoir triste, un savoir morne, comme il peut y avoir une jubilation ancrée en dehors de la pure connaissance. Ici, quoi qu’il en soit, c’est à dire au-delà même de cette joie de savoir, faire de la science tout en l’apprenant constitue une réelle entrée en culture, du moins si nous tenons celle-ci non pour un inerte empilement de connaissances mais pour une tension vers plus de savoir et vers plus d’ouverture sur le monde.

Qu’attendre, à l’école, d’un enseignement de science ?

Celui-ci, comme tout enseignement, doit d’abord participer à la construction d’un savoir. Il importe en particulier qu’il comporte de la verticalité, au sens ci-dessus : ainsi l’enfant doit-il, distinguant le pin du mélèze, le granit du calcaire…, apprendre le nom des arbres, des minéraux… les plus courants, et le par-cœur y a sa part, pleine et entière.

Mais sans doute le lecteur a-t-il, dans l’exemple de l’ébullition, perçu autre chose. Aussi me permettra-t-on de répondre à la question posée dans le titre en m’appuyant sur la leçon en question [16]. Que puis je attendre, moi enfant, d’une séance de ce genre au delà de l’acquis d’un savoir scientifique (la chaleur n’est pas la température), qui s’ajoutera à mes autres savoirs, grammaticaux, littéraires, historiques… sur les rayonnages de ma bibliothèque intérieure ?

D’abord la joie évoquée à l’instant, importante en ce qu’elle peut m’induire le désir de savoir c’est-à-dire en ce qu’elle stimule ma curiosité. Celle-ci, contrairement à une idée reçue, ne semble pas être une donnée immuable de l’enfance. Il lui arrive souvent d’être frêle, ou frivole, ou passagère. Elle aussi s’éduque et la science peut jouer là un rôle majeur. Le regard, le mien comme celui de l’adulte, peut glisser sur les objets ou sur les phénomènes sans y pénétrer. Les introduisant dans ma sphère mentale, une pratique de la science m’apprend à m’interroger : « Pourquoi la température s’arrête-t-elle d’augmenter ?.. »

Puis la mise en branle de mon imagination, c’est-à-dire de ma capacité à créer des images de ce qui m’est caché. C’est là, dans La main à la pâte, le moment des hypothèses ; ainsi : « Le thermomètre est cassé ». Fausse, l’hypothèse, oui, je l’apprendrai bientôt, œil sur la loupe. Mais qu‘importe, j’ai tenté de me projeter dans l’inconnu, attitude toute scientifique.

Ensuite, expérience faite, la prise de conscience qu’il existe des énoncés avérés (« À l’ébullition, la température n’évolue pas ») et des énoncés faux (« Il suffit de chauffer pour que la température augmente ») : le monde n’est pas aussi chaotique qu’il y paraît, il marche sur des rails et la science contribue à ce que je les décèle. Si elle ne me dit pas la vérité du monde, au moins m’en dit-elle des bribes. Et celles-ci, j’ai compris qu’elles exprimaient une vérité de partout : l’eau chauffée finit par bouillir et par s’évaporer aussi bien à Sarcelles qu’à Neuilly, à New York qu’à Johannesburg : la science m’ouvre éloquemment les yeux sur l’universel et elle est un langage auquel, comme la musique, tous peuvent avoir un identique accès.

Me plaçant, moi enfant, devant mes erreurs — notamment mes hypothèses naïves, ou fausses — et, m’apprenant à douter de moi, elle m’enseigne une certaine forme de modestie, reflet de la modestie même de l’activité scientifique. Celle-ci en effet consiste à découvrir des vérités masquées à nos yeux mais existant en dehors de nous et que, dans une large mesure, le savant se contente de mettre à jour [17].

De plus, dans la séquence (question/hypothèses/expérimentation/ argumentation/rédaction du cahier de science), j’ai mis subrepticement mes pas dans ceux de la démarche scientifique : en modèle infiniment réduit, j’ai fait de la science — un peu à la manière de celle que mes aînés font dans leur laboratoire — et probablement je l’ai aimée.

Enfin, ayant été amené à raisonner, à parler et à écrire, j’ai exercé mon langage, à la fois par le lexique nécessairement précis que la science m’impose (température, chaleur, ébullition, vapeur, reproductibilité, chronomètre…) et par la syntaxe qui est l’affleurement, dans mes phrases, de la nécessaire logique de ma pensée.

L’accompagnement des maîtres

Tout le monde n’a pas le talent, ou la finesse, ou la hardiesse de cette maîtresse bretonne. Beaucoup, nous l’avons dit, redoutent la science, qu’ils connaissent mal et considèrent trop ardue alors que l’histoire de France, par exemple, elle aussi ô combien difficile, ne provoque curieusement pas la même crainte. De toute manière, beaucoup ne l’ont pratiquement pas apprise au-delà du lycée. Aussi convient-il de les accompagner.

 Nous avons d’abord, pour ce faire, bâti un site Internet [18] de triple ambition : (i) donner aux professeurs des ressources (fiches de connaissances, expériences à réaliser…). (ii) Créer un lieu d’échanges où dialoguer entre eux sur des questions d’ordre pédagogique. (iii) Ouvrir un forum enseignants/chercheurs où les premiers puissent poser aux seconds des questions d’ordre scientifique (Pourquoi le ciel est-il bleu ?..), les réponses étant bien sûr disponibles à tous. Ce site reçoit actuellement plus de 200 000 visites par mois. Que les instituteurs puissent désormais dialoguer à distance sur des sujets de nature scientifique, ou autre, constitue une réelle nouveauté.

Mais aux côtés de ce lien électronique, il nous a semblé bon que des contacts plus concrets puissent aussi s’établir. Aussi les occasions de rencontre entre enseignants et scientifiques ont-elles été multipliées. Pour cela, chercheurs, ingénieurs et étudiants sont mobilisés pour une tâche que, le plus souvent, ils trouvent passionnante, consistant non pas, bien sûr, à enseigner mais à aider le maître à le faire. À titre d’exemple, chaque année une douzaine de jeunes polytechniciens passent six mois de leur formation humaine à travailler dans des écoles de quartiers sensibles (Perpignan, Nantes, Seine-Saint-Denis…) et ils nous en rapportent des témoignages extrêmement utiles.

C’est sans doute tout cet accompagnement, structuré par l’Académie des sciences et soutenu par le Ministère, qui a manqué à des expériences antérieures comme celle dite de L’éveil. Nombre des « instituteurs 3%» y œuvraient déjà, mais isolés et souvent peu soutenus.

Universalité et mondialisation

Dès le départ, La main à la pâte a eu une saveur internationale puisque nous avions, en 1995, visité les écoles d’une banlieue déshéritée de Chicago où le physicien Leon Lederman, Prix Nobel comme Georges Charpak, avait lancé une vaste réforme de l’enseignement primaire assise sur un fort substrat de sciences expérimentales (Hands on).

Bientôt il apparut que le cas français n’était pas isolé : partout, ou presque, dans les écoles, nous découvrions une science soit absente, soit résumée à quelques phrases à apprendre par cœur, souvent sans commentaire ; des mots à savoir, des saveurs à reconnaître, des insectes ou des fleurs à dessiner… ; ici ou là quelques tentatives proches de la nôtre, mais ponctuelles. Très vite une collaboration internationale allait naître : partenariats, colloques, Main à la pâte à présenter, professeurs étrangers à former, expériences pédagogiques à comparer… tout cela souda bientôt une communauté souvent structurée — comme chez nous — par les Académies des sciences locales. Notre site fut traduit, du moins en partie, en chinois, espagnol, portugais, vietnamien, anglais, serbe, arabe, tandis que nous formions des enseignants en Argentine, Chine, Malaisie, Égypte, Turquie, au Brésil [19], Chili, Mexique, Sénégal… et que nos liens se resserraient avec les États-Unis, la Suisse [20], l’Espagne, la Grande- Bretagne et, plus généralement, l’Europe : projet POLLEN, lancé par La main à la pâte et financé par l’UE, 2005. L’universalité de la science est certes pour beaucoup dans la facilité de ces échanges.

Et maintenant ?

Alors que (septembre 2008) la science, tout en figurant explicitement dans les programmes, ne se voit attribuer à l’école primaire qu’un temps hebdomadaire minime [21], écho des premières lignes de ce texte, on ne saurait relâcher l’effort. Celui-ci, hors écoles, doit se poursuivre dans diverses directions, notamment en termes de :

  • lien à amplifier entre enseignements des mathématiques et des sciences, frontière importante à re-explorer car liée à la nature même de notre connaissance du monde et à la vision que nous voulons en donner aux élèves ;
  • relation, évoquée plus haut, entre science et langage, que nous rencontrons à tout moment, en France ou ailleurs, qui justifierait en soi toute une étude ;
  • évaluation, à la fois celle des élèves (il est moins facile de jauger l’aptitude à imaginer, à penser, à synthétiser, à raisonner, ou la joie de travailler, que de mesurer strictement le niveau des connaissances) et celle des méthodes et des pratiques (poids relatif à donner à l’horizontal et au vertical ? Influence sur le langage ?..).
  • formation des maîtres dans les matières scientifiques : en partie les programmes des IUFM et en partie l’indispensable formation continuée des enseignants (primaire et secondaire) au long de leur carrière ;
  • pluridisciplinarité : la science au collège et au lycée, apparaît souvent aux élèves sous la forme morcelée des sciences, dont ils perçoivent mal l’unité. Une expérience concernant des classes de 6ème et de 5ème a été lancée en 2006, en concertation entre la Direction de l’Enseignement scolaire et l’Académie des sciences, les trois professeurs de Sciences de la Vie et de la Terre, de Physique et Chimie et de Technologie se concertant pour présenter un cours (au lieu de trois) de science (au singulier).

Liste décevante ? Inquiétante ? Non, mais stimulante, car elle re-ouvre bon nombre des sentiers que les enseignants arpentent, pour certains, depuis des siècles : comment enseigner ? Comment amener le mieux possible les enfants à la connaissance et, mieux, à la culture ? Comment stimuler chez eux le désir de savoir ? [22] Quelle part consacrer à l’apprendre, et quelle au faire, si l’on veut créer, chez l’enfant, ce désir de savoir ?

Peu importe cette part, pourvu que l’on sache au moins le lui donner, ce désir.

  1. Compte, bien entendu, non tenu de mon propre exposé.[↑]
  2. La section S de nos lycées continue d’attirer un grand nombre de jeunes qui, pour beaucoup, y voient avant tout (parents aidant) la filière la plus prometteuse pour la suite. Mais combien d’élèves de nos meilleures Écoles d’ingénieurs se dépêchent d’oublier les mathématiques, la physique, la chimie ou la géologie qu’ils ont apprises pour se précipiter dans la gestion, la communication ou le conseil.[↑]
  3. Ce mot désignera ci-après, par simplification de langage, l’ensemble des diverses sciences de la nature, à l’exclusion des mathématiques alors que celles-ci font bien sûr — majestueusement — partie de la science.[↑]
  4. Georges Charpak, Prix Nobel de physique, Pierre Léna, astrophysicien, tous deux membres de l’Académie des sciences.[↑]
  5. Statistique certes assez peu précise (elle dépend de ce qu’on appelle exactement “présente”), mais fort parlante, émanant du Ministère lui-même.[↑]
  6. La science, dans tout ce qui suit, désigne l’ensemble des sciences de la nature, à l’exception des mathématiques qui n’ont jamais souffert de la déshérence ici mentionnée. Le triptyque du lire-écrire-compter demeure en effet une pierre angulaire de notre enseignement primaire.[↑]
  7. Cette volonté est, depuis lors, à plusieurs reprises retombée comme un soufflé.[↑]
  8. On en trouvera le texte dans Les enfants et la science, G. Charpak, P. Léna, Y. Quéré, Éd. Odile Jacob, 2005.[↑]
  9. Les professeurs d’école n’ont, pour 80 % environ, pas eu de formation scientifique en arrivant en IUFM.[↑]
  10. On en trouvera d’autres dans : G. Charpak, P. Léna, Y. Quéré, L’Enfant et la science, Éd. Odile Jacob. 2005 ; Y. Quéré, La Sagesse du physicien, Éd. L’oeil neuf, 2005 ; D. Jasmin, L’Europe des découvertes, Éd. Le Pommier, 2004 ; É. Saltiel, D. Jasmin, D. Wilgenbus, É. Guyon, J. Matricon et al, Graines de science, Éd. Le Pommier.[↑]
  11. Marie Curie, Leçons de physique, Éd. EDP Sciences, 2003.[↑]
  12. Cet exemple, rigoureusement exact, est certes caricatural : beaucoup d’enseignants accompagnent bien sûr leur énoncé vertical de commentaires ou d’explications, permettant à l’élève de le comprendre, au moins en partie. Il demeure que celui-ci reste passif. De même, lorsque l’instituteur réalisait devant nous une expérience de Leçon de choses, la regardions-nous de notre place, les bras croisés, sans qu’il y ait la moindre participation de notre part : cela appartenait au monde des adultes et n’ouvrait guère notre imagination.[↑]
  13. … toutes les minutes car il fallait du temps pour que les enfants reportent sur leur graphe, parfois en se trompant, le point temps/température.[↑]
  14. G. Charpak, P. Léna, Y. Quéré, L’enfant et la science, op. cit.[↑]
  15. L. Ferry, La Jaune et la Rouge, Revue de l’Amicale des anciens élèves de l’École polytechnique, Mars 2006, p. 20.[↑]
  16. … prise comme prototype des leçons Main à la pâte. Bien d’autres exemples dicteraient des réponses comparables.[↑]
  17. Cf : Y. Quéré, « La science, une entrée en modestie », Les Cahiers rationalistes, mai-juin 2008, n° 594 ; et juillet-août 2008, n° 595.[↑]
  18. D. Jasmin et D. Wilgenbus, cf G. Charpak et al, op cit.[↑]
  19. Les Brésiliens ont une solide tradition en ce domaine.[↑]
  20. … où l’on a traduit La main à la pâtepar l’excellent “Penser avec les mains” emprunté à Denis de Rougemont. [↑]
  21. … du moins hors mathématiques.[↑]
  22. Y. Quéré, Enseigner, communiquer, éditions Le Pommier, 2008.[↑]

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