Gérard Fussman

Agrégé de lettres classiques, professeur au Collège de France

18 décembre 2006

Islam et migrations

Il n’est pas de Français qui ne descende d’immigrés. [1] Nous parlons une langue qui continue le latin des Romains et portons le nom d’une des nombreuses tribus germaniques qui se sont installées sur notre territoire. Le mouvement d’immigration massive, partiellement organisé par le gouvernement français après les massacres des deux dernières guerres mondiales, a permis à la France de se maintenir à un niveau démographique acceptable. Cela n’a pas été sans frictions et les Français qui se croyaient de souche (ils n’ont pas tous disparu) ont parfois accueilli les nouveaux-venus avec des « sale juif », « sale rital », « sale polack » etc. qui fort heureusement n’ont pas toujours eu de traduction en acte : dans l’ensemble ces nouveaux venus ont été intégrés plus ou moins vite, plus ou moins facilement, et ont en tout cas tous contribué à l’existence continuée de la nation française. On remarquera qu’il n’existe pas d’injure antimusulmane : je n’ai jamais entendu dire « sale sectateur de Mahomet ». Les Français de longue date ont réservé à leur usage exclusif les injures relatives à la religion : « sale juif », « sale parpaillot », « (sale) papiste ».

 L’islam ne se voyait pas, ou peu. Les racistes parlaient de pureté du sang, d’incompatibilité de mœurs, pas de religion. L’islam est apparu comme un danger non pas en réaction à l’immigration, mais en réaction d’une part au déclin du catholicisme et dans une moindre mesure du protestantisme, d’autre part à l’attentat contre le World Trade Center le 11 novembre 2001 et à la « croisade » (c’est le terme employé par G. Bush) menée par la suite contre les Talibans, jusqu’alors parés de beaucoup de vertus car leurs pères avaient bouté le Soviétique hors d’Afghanistan. Il n’en est pas moins vrai que beaucoup de Français, désormais, combinent leur angoisse devant l’immigration à leur angoisse devant la progression d’un islam militant dont les composantes extrémistes, hélas les plus visibles, refusent les conquêtes de la gauche française : laïcité, liberté de penser et d’expression, égalité des femmes, divorce etc. et parfois affirment la légitimité de la guerre contre l’impie, partout dans le monde et quelle qu’en soit la forme.

Cela nous renvoie aux grandes peurs de la chrétienté, symbolisées chez nous par une date mythique de l’histoire de France, la victoire remportée à Poitiers en 732 par Charles Martel qui empêcha les musulmans Andalous de conquérir la France. Pour certains de nos voisins, la date est encore plus rapprochée. Les Autrichiens se souviennent toujours du siège de Vienne par les Turcs ottomans en 1529.
Les Espagnols célèbrent la « reconquête » de Grenade en 1492 et apprennent que Cervantès perdit l’usage de la main gauche lors de la bataille de Lépante en 1571. Dans l’ensemble, croisades exceptées, les conflits sont décrits en termes politiques ou ethniques plus souvent qu’en termes religieux : les Espagnols s’affrontaient aux Maures, les Autrichiens aux Turcs ou aux Osmanlis, les Français aux Barbaresques et aux Sarrasins, les Turcs et les Afghans aux Roumis (byzantins) ou Ferenghis (Francs). Le conflit israélo-palestinien lui-même, jusqu’à la victoire électorale du Hamas, était seulement décrit comme un affrontement de peuples (Arabes contre Israéliens). Il est vrai qu’au nom du principe « les ennemis de mes ennemis sont mes amis », beaucoup de gouvernement très chrétiens n’hésitèrent pas à s’allier avec des gouvernments très musulmans, et ce jusqu’à nos jours.

Pourtant, même lorsqu’il n’apparaissait pas au premier plan, l’affrontement religieux était toujours présent, y compris en dehors de la période des Croisades. Les armées du Saint-Empereur Romain Germanique et du Très-Chrétien Roi de France se déplaçaient accompagnées de prêtres et de moines, et tous disaient Gott mit uns, « Dieu est avec nous ».

Du côté musulman, le lien était encore plus fort. Il y a en principe un seul territoire d’islam (voir ci-dessous) dirigé jusqu’en 1918 par le caliphe, successeur du Prophète Muhammad et chef de la communauté musulmane (umma) et de toutes ses armées. La prière du vendredi était faite au nom du caliphe ou du sultan (un souverain indépendant, mais qui souvent gardait la fiction d’une soumission au caliphe). La vie du Prophète et, dans une moindre mesure, celle des premiers caliphes servant de modèle pour les hommes et les souverains, le chef de guerre musulman, combattant sous la bannière de l’islam, avait pour modèle l’islamisation par la force de l’Arabie par Muhammad de 621 à 632 et la conquête de presque tout le monde habité par ses successeurs ou au nom de ses successeurs : en moins d’un siècle les cavaliers musulmans, souvent dits arabes (voir ci-dessous), imposent par le sabre l’islam à tout le Proche-Orient, à l’Afrique du nord et à l’Espagne (mouvement stoppé en 732 à Poitiers), mais aussi à l’Iran et à l’Asie centrale (712 : prise de Samarcande) et au nord de l’Inde atteint en 710. Le premier acte du général vainqueur est de raser les temples païens et les églises et de les transformer en mosquées. En principe (loin d’être toujours suivi d’effet), les habitants, s’ils ne se convertissent pas immédiatement à l’islam, sont expulsés, transformés en esclaves, ou tués. Il semble bien que les contemporains n’aient pas spécialement été choqués par cette violence : c’était celle des armées de l’époque et il ne faisait pas bon être vaincu. Les guerres de religion en Europe, neuf siècles plus tard, virent les mêmes massacres et les mêmes conversions de force, entre bons chrétiens cette fois-ci. Souvenons-nous aussi de l’extermination des Cathares.

Les juristes musulmans théorisèrent la conquête. En gros le monde se divise en deux, le dâr al-islam ou « territoire de la soumission (à Dieu) » et le dâr al-harb ou « territoire de la guerre » où les musulmans sont minoritaires. Le souverain du dâr al-islam est obligatoirement un musulman, désigné par Dieu. Il doit appliquer la shari’a, ensemble de dispositions juridiques qui pour l’essentiel remontent à Muhammad et que celui-ci a souvent repris du passé préislamique de l’Arabie : loi du talion, polygamie, statut inférieur de la femme, assassinat légal de l’apostat etc. A l’intérieur du dâr al-islam, tous les musulmans mâles sont égaux : il n’y a plus de frontières. Les non-musulmans ne peuvent subsister qu’en devenant des dhimmi, sujets de rang inférieur (surtout devant les tribunaux) obligés de payer un impôt spécial. Le dâr al-harb a vocation à devenir dâr al-islam, soit qu’il soit terre de prédication, soit — plus souvent, il faut le dire — par conquête. Deux mots très utilisés traduisent cet état d’esprit, ghâzi, le combattant pour la foi (aujourd’hui mujaheddin), et shahid « martyr », le musulman qui meurt en combattant pour l’islam et va directement au paradis.

Cette construction n’est qu’une théorie. La charia fut rarement appliquée intégralement dans les pays du dâr al- islam ; les sultans écrasèrent souvent dans le sang des mouvements fondamentalistes qui les accusaient de n’être pas assez musulmans. Le dâr al-islam fut et est ravagé de guerres internes, la plus ancienne (elle remonte à la bataille de Karbala, 10 octobre 680) et la plus sanglante étant celle qui oppose sunnites et shiites. Les souverains musulmans sont loin d’avoir tous voulu étendre les territoires de l’islam par les armes.

Néanmoins la théorie du dâr al-islam et de l’unité de l’umma est toujours restée l’idéal de tous les musulmans. Les minorités juives et chrétiennes, quand elles acceptaient le statut de dhimmi, furent, à quelques exceptions temporaires, bien traitées jusqu’à la création de l’État d’Israël : il n’y eut en Orient arabo-musulman ni pogrom, ni Saint-Barthélémy.
           Il serait faux de croire que l’islam s’est partout répandu par la violence. Ce que l’on appelle la conquête arabe fut très rapidement le fait d’armées multiethniques dirigées ou non par des chefs ethniquement arabes. Une bonne part des troupes était composée de convertis récents.

Il faut croire qu’ils avaient de bonnes raisons de se convertir à l’islam, et pas seulement le fait que la victoire des troupes musulmanes témoignait de la faveur que Dieu leur accordait et l’espoir de participer au butin en s’y joignant. L’Orient sous domination arabe était dans les premiers siècles de l’Hégire la partie la plus civilisée et la plus prospère du monde habité. La simplicité théorique de l’islam et l’égalité réelle entre musulmans, malgré l’existence de hiérarchies, pouvaient séduire des populations exploitées par les pouvoirs précédents et rebutées par bien des aspects des religions d’État alors en vigueur : christianisme à Byzance, mazdéisme en Iran sassanide. Ce sont d’ailleurs ces qualités de l’islam et sa vigueur missionnaire qui expliquent le passage à l’islam de territoires où jamais une armée arabo-musulmane n’a pénétré : Indonésie, Xinjiang, et tous ces ports fréquentés par les commerçants arabo-musulmans. Aujourd’hui encore l’islam progresse en Afrique noire plus vite que le christianisme.

L’expansion de l’islam s’est accompagnée de grands mouvements de population : militaires s’installant en pays conquis, commerçants, lettrés voyageant de ville en ville, soldats en quête d’emploi, tribus déplacées (c’était la punition qu’on infligeait souvent aux tribus révoltées) et tribus conquérantes dont l’exemple le plus frappant est celui des tribus turques, venues de Haute Asie, qui à partir du xe siècle de notre ère fondèrent des dynasties dans la plupart des pays à majorité musulmane : Ottomans, Moghols en Inde etc. La pratique d’une religion unique, d’un système juridique unique, et de langues de culture (arabe, persan surtout) partout répandues firent des territoires islamiques des terres où l’on se déplaçait relativement facilement, et la haute estime accordée au commerce facilitait l’implantation à l’étranger de minorités musulmanes.

 

La bataille de Poitiers a fait que la France n’a pas connu ce genre de brassage de populations. Elle n’a pas craint une immigration musulmane. Les musulmans ont même souvent eu très bonne presse. Il n’y a d’accents antimusulmans ni dans le Cid, ni dans Bajazet, ni dans Candide, ni dans les Lettres Persanes. Napoléon le Grand et Napoléon le Petit ont tout deux rêvé d’une alliance entre la France et l’Orient musulman, dans le cadre il est vrai de la rivalité avec la Grande-Bretagne. La conquête coloniale elle-même ne s’est pas faite, officiellement au moins, au nom de la religion, même si les missionnaires ont souvent précédé les tirailleurs. L’expansion coloniale fut justifiée par Jules Ferry non par le désir d’implanter le catholicisme, mais par la volonté de faire partager à des populations arriérées les bienfaits de la civilisation française issue des Lumières. Les gouverneurs et officiers français ont souvent utilisé les élites musulmanes locales (oulémas et marabouts) pour hâter la pacification. Le cas de Lyautey est à cet égard exemplaire.

La conquête coloniale ne s’est pas accompagnée de la venue en France d’immigrés originaires des colonies. La France, comme toute l’Europe, est à la fin du XIXe siècle terre d’émigration. La situation s’inverse en 1918 après la terrible saignée de la Première Guerre mondiale. Quelques survivants des troupes coloniales, souvent envoyées en première ligne, s’établirent en France, mais l’immigration fut surtout européenne, venue parfois par villages entiers avec femmes, enfants et curés : Polonais, Tchèques, Italiens, juifs dans les années trente, suivis en 1939 par les Espagnols républicains et dans les années cinquante par les Portugais. Ces immigrés furent souvent mal reçus et accusés de tous les maux dont on accuse aujourd’hui les immigrés les plus récents. Mais les syndicats, le parti communiste, la gauche en général et l’école républicaine permirent assez rapidement l’intégration des immigrés de deuxième génération. Les juifs d’Europe centrale eux-mêmes, bien que victimes à la fois d’un antisémitisme aux racines anciennes et du préjugé anti-étranger, furent assez souvent protégés par la population : la moitié d’entre eux survécurent à l’extermination vichysso-nazie.

Une deuxième vague d’immigration commença dans les années cinquante. Elle se composait d’hommes majoritairement issus de nos colonies ou ex-colonies, parfois théoriquement Français depuis plus d’un siècle : Antillais, Algériens, Marocains, Tunisiens, Maliens etc. Cette immigration continue, renforcée par d’autres immigrations venues d’Europe de l’Est et d’Asie et par la venue de réfugiés politiques et économiques musulmans : Kurdes, Irakiens, Libanais, Afghans, Pakistanais. Or de ces immigrations diverses et récentes, parfois très visibles car concentrées dans certains quartiers, on parle rarement et rarement en termes très défavorables. Par contre, les Maghrébins, très souvent nés en France métropolitaine de parents souvent eux-mêmes nés en France métropolitaine, sont aujourd’hui souvent appelés, — et eux-seuls —, musulmans, et eux seuls considérés comme des vecteurs possibles du terrorisme musulman. Comoriens et Maliens, Turcs, tout aussi musulmans, ne sont pas accusés de l’être.

Les raisons de cette inadmissible catégorisation — dans les faits très péjorative, mais qui heureusement est le fait de certains seulement — des Français d’origine maghrébine sont sans doute multiples. On ne fera donc ici état que d’impressions personnelles. Ont sans doute beaucoup joué, pour certains Français, la nostalgie du colonialisme, l’amertume d’avoir dû laisser les pays du Maghreb reprendre leur indépendance, mais aussi la guerre civile et religieuse déclenchée par le FIS en Algérie, les attentats perpétrés à Paris en 1996 par des immigrés d’origine algérienne liés au FIS, les attentats du 11 septembre 2001 aux USA, puis les attentats de Madrid, et la composition du nouveau Conseil français du culte musulman. Au même moment, une partie des immigrés d’origine maghrébine, à la fois coupés du pays de leurs ancêtres et sans aucun désir d’y retourner, mais en même temps amers de ne pas être considérés comme des Français « ordinaires » et souffrant de discriminations, réelles et supposées, incapables de se référer désormais à une appartenance nationale (Maroc, Tunisie, Algérie) extramétropolitaine, ont choisi de se définir par l’appartenance religieuse héritée. Le fait de se définir d’abord comme musulmans leur donnait au moins l’illusion d’appartenir à une grande communauté, à une civilisation qui fut brillante et qui aujourd’hui, comme eux, se sent méprisée et attaquée.

Peu importe qu’il y ait une part de fantasme dans cette vision du monde. Ce sentiment d’appartenir à la communauté musulmane au moment où une partie du dâr al-islam est occupée par les Infidèles et d’être minoritaires dans le dâr al-harb a sans doute poussé les musulmans français à ne pas manifester haut et fort leur indignation non seulement contre les actes terroristes, mais même contre le régime politique de la majeure partie des pays musulmans et l’application dans ces pays de la shari’a. Jamais ils n’ont dit haut et fort que celle-ci était un héritage du passé, qu’elle est complètement inadaptée au monde moderne, dans les pays à majorité musulmane aussi bien que dans les pays où les musulmans sont minoritaires. On a vu même vu de petits groupes fondamentalistes revendiquer de vivre en France, au Canada, en Inde, en Grande-Bretagne etc. selon leurs propres lois, celles de la shari’a ou plus simplement de leur communauté d’origine. On les a vus tenter d’imposer le port du voile pour leurs filles et leurs épouses, forcer leurs coreligionnaires à respecter le jeûne du Ramadan, refuser les classes mixtes et les cours de biologie, demander que leurs filles soient dispensées de cours d’éducation sportive ou sexuelle, refuser qu’un médecin mâle examine leur épouse ou leur fille, pratiquer les mariages forcés etc. Les laïques français auraient apprécié que leurs compatriotes musulmans dénoncent comme eux ces atteintes aux droits de l’homme et de la femme. Ils auraient apprécié que les musulmans français manifestent pour qu’en Arabie Saoudite ou en Iran les non-musulmans aient les droits qu’ils revendiquent pour eux-mêmes en France.

Les extrémistes musulmans sont sans doute une toute petite minorité en France. Mais ils ne sont pas assez dénoncés par leur coreligionnaires, même quand ceux-ci les désapprouvent et ne songent en rien à les imiter, ce qui est la généralité des cas. Les conflits du Proche-Orient et d’Afghanistan et la solidarité naturelle entre membres d’un même groupe social, si mal délimité et différencié soit-il (ici la communauté musulmane), font que beaucoup de musulmans français auraient l’impression de renier leurs origines en dénonçant les fondamentalistes, qui par nature sont le type le plus achevé du croyant dans la mesure où ils font passer avant toute autre chose leur respect littéral des règles religieuses[2]. Mais refuser de se désolidariser des extrémistes alimente la méfiance envers tous les musulmans, même les plus pacifiques et les plus généreux (et il y en a beaucoup).

Tout individu venant de l’étranger est, partout dans le monde, — y compris aux USA, pays presqu’uniquement peuplé d’immigrés récents — au mieux moqué, au pire considéré avec suspicion et victime d’avanies diverses. Cela est vrai à l’intérieur d’un pays (Auvergnats et Bretons dans le Paris du XIXe siècle), à l’intérieur d’une région (paysans en ville), à l’intérieur d’une famille même (belles-filles) ou d’une classe (le nouveau). Le rejet peut être massif si l’immigration se fait en groupe et si le groupe refuse de se conformer aux lois écrites et non-écrites de son nouveau pays (qui souvent ne fait rien pour l’y aider) en gardant sa langue, ses habitudes vestimentaires, ses exclusives en matière d’alliances matrimoniales et toutes ses croyances, manières de vivre et coutumes. Le dire est simplement constater le fait, certainement pas le cautionner. La gauche laïque a suffisamment défendu les juifs et les Tziganes pour qu’on ne l’accuse pas de racisme antiarabe et antimusulman : lui aussi, nous le condamnons, et nous n’avons pas tous attendu la décolonisation pour le faire.

Une communauté, quelles que soient sa taille et sa nature (famille, nation etc.), se définit elle-même par une vision idéale, souvent assez éloignée de ce que constate un observateur extérieur, et qui comprend à la fois des stéréotypes et des règles de vie commune. Ces stéréotypes et règles de vie commune sont hérités. Ils correspondent en général à une situation passée et sont presque toujours en décalage parfois important avec la situation réelle de la communauté. Mais ils sont considérés, par les anciens surtout, comme un bien à défendre contre le changement et les mœurs étrangères. Certains de ces stéréotypes et règles de vie commune sont assumés parce qu’ils sont le résultat d’un effort conscient, d’une volonté politique. La France se définit ainsi comme un pays où l’on parle le français, et si possible sans accent qui dénonce une origine sociale ou géographique. Depuis l’Édit de Villers-Cotterêt (1539), rois de France et élus républicains n’ont eu de cesse d’imposer la pratique unique de cette langue dans un pays où jusqu’à la fin du XIXe siècle seule l’élite la parlait : le français, parler d’Ile de France, a été systématiquement enseigné et dans bien des cas imposé. La France, dans l’esprit des Français, se définit d’abord par sa langue. Ce n’est le cas ni de la Suisse, ni du Royaume-Uni, ni de l’Espagne, ni des USA etc. et cela rend l’intégration des étrangers plus difficile.

Depuis le XIXe siècle, des générations de Français ont appris à l’école qu’ils étaient descendants des Gaulois, mythe forgé de toutes pièces, mais qui implique que le bon Français est blanc et né sur la terre de ses ancêtres, qu’il doit défendre contre toute invasion, fût-elle pacifique. Le mythe a volé en éclats depuis longtemps, mais il en reste des traces inconscientes dans l’esprit de beaucoup de Français, ainsi portés à voir en tout immigré un intrus.

La population française ne compte plus que 3 % d’agriculteurs, mais la France se voit encore comme une nation de paysans. Le Salon de l’agriculture est un des grands évènements politiques de chaque année et nous pensons tous que Le bonheur est dans le pré. L’affiche de campagne de F. Mitterand, celle de N. Sarkozy sont résolument rurales. Concrètement, cela amène les Français à préférer un habitat pavillonnaire, dispendieux pour eux et le pays, et à rêver d’une résidence secondaire à la campagne. Les « quartiers », comme on dit aujourd’hui, avec leurs barres et leurs tours, ont mauvaise image, et leurs habitants donc ! Il se trouve que parmi ces habitants, il y a beaucoup de musulmans d’origine maghrébine. Peu importe qu’y habitent toutes sortes de gens, et que les musulmans d’origine maghrébine voudraient eux aussi être mieux logés, à la campagne et au bon air : dans les reportages, on ne voit qu’eux et leurs magasins d’alimentation halal, antithèse de ce que rêve tout « bon » Français nostalgique de la campagne et de la bonne bouffe.

Le plus difficile à comprendre peut-être, pour les musulmans, est que la France déchristianisée est encore en grande partie catholique, et que toute sa population non-musulmane, juifs, protestants et athées y compris, a intériorisé cette situation. Le calendrier reste catholique et les fleuristes nous rappellent chaque jour de quel saint ou sainte c’est la fête. La France rurale de M. Mitterrand est symbolisée par un village groupé autour de son église. Les cathédrales détruites par la Révolution ou la guerre sont restaurées par la République et tout le monde trouve cela parfaitement normal, quel que soit l’attachement que l’on ait à la loi de séparation des Églises et de l’État. Cette imprégnation par le catholicisme de l’idée que nous nous faisons de la France, qui est le plus souvent inconsciente, explique en partie l’opposition d’une partie de la population française à la construction de mosquées en centre ville. Une grande salle de culte, peu différenciée d’un immeuble ordinaire (comme les synagogues le sont en général), passe encore ! Mais une coupole et des minarets orientaux… ! C’est bon pour la Turquie.

Autre signe d’appartenance à une communauté, le vêtement et les bonnes manières. Ces signes distinctifs, comme disait Bourdieu, ont perdu beaucoup de leur importance passée et évoluent très vite. Mais ils n’ont pas disparu et n’en sont que plus difficiles à maîtriser, surtout pour les étrangers et les enfants élevés dans une famille étrangère. Mieux vaut pourtant les connaître quand on passe un examen ou que l’on cherche un emploi. Il se trouve que ces codes, en France et plus largement en Europe, ont évolué à l’inverse des codes des musulmans traditionnalistes. La barbe dont s’enorgueillissaient les très chrétiens empereurs d’avant 1914 et qui était devenue dans la France républicaine d’avant 1940 le signe de l’appartenance à la gauche anticléricale, est maintenant la marque de l’islam : les « barbus », aujourd’hui, sont les musulmans fondamentalistes. La voilette dont les Françaises d’avant 1940 faisaient un trouble instrument de séduction, le foulard étroitement noué à l’arrière de la nuque de Brigitte Bardot et de tant de Françaises à sa suite, sont devenus un signe d’appartenance à l’islam et d’oppression de la femme.

Je m’arrêterai là. Il me suffit d’avoir montré par ces quelques exemples comment l’intégration des étrangers, partout difficile, se trouve en France plus compliquée encore pour les musulmans par l’histoire que la France[3] s’est enseignée, l’idée qu’elle a d’elle-même et l’image qu’elle veut donner d’elle-même. L’intégration se fait beaucoup plus facilement quand l’étranger immigré consent à abandonner les codes et manières de vivre de son pays ou de sa communauté d’origine pour se conformer à ceux de son pays d’adoption. Et ces codes n’ont, en général, rien de religieux : dans le monde, depuis des siècles, la majorité des musulmans parle la langue du pays, se rase le matin, ou le vendredi, et se promène tête nue.

Pour le reste, la position des laïques, et que je rappelle ici en tant que secrétaire général de l’Union rationaliste, est claire : il n’y a aux yeux des laïques aucune différence entre un citoyen français athée, déiste, catholique, protestant, juif, musulman, bouddhiste, taoïste etc. La République que nos ancêtres (génétiques ou intellectuels) ont bâtie, souvent au prix de leur sang, a justement voulu faire abstraction de l’appartenance religieuse et briser les communautés qui enfermaient l’individu dans la religion et les coutumes de ses parents. Pour un athée militant, il n’y a aucune différence entre un catholique croyant et un musulman croyant : ils sont tous deux dans l’erreur. Mais tous deux ont le droit d’avoir cette croyance et de pratiquer le culte de leur choix comme ils le souhaitent, sous réserve d’une légalité qu’ils contribuent à faire puisqu’ils ont le droit de vote.

Cette garantie figure en toutes lettres dans l’article 2 de la loi de séparation des Églises et de l’État votée en 1905. C’est une des grands conquêtes de la Révolution française, inscrite dans l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, (« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi »), reprise dans le préambule de la Constitution de 1958, aujourd’hui en vigueur. C’est une position de principe, qui a permis l’émancipation des juifs et des protestants et qui s’applique tout autant aux autres croyants, musulmans y compris. Les musulmans français ont donc le droit de pratiquer sans restriction aucune ce que les théologiens musulmans appellent les cinq obligations essentielles (les cinq pôles de la religion) du croyant : les cinq prières quotidiennes, l’abstention de nourriture impure (porc en particulier), le jeûne du Ramadan, le pèlerinage à la Mecque et l’aumône religieuse. Il est vrai que l’adaptation des horaires de travail au Ramadan peut poser des problèmes, mais dans la plupart des pays musulmans il n’y a pas d’aménagement d’horaires pour cette période de l’année ! La liberté de culte implique pour les musulmans le droit de célébrer leurs grandes fêtes, en respectant pour l’abattage du mouton des règles d’hygiène que le Coran n’interdit absolument pas, et de se bâtir des mosquées en le faisant comme les catholiques le firent en leur temps, et comme le roi du Maroc l’imposa récemment à ses sujets : grâce à des contributions personnelles et volontaires. La circoncision des enfants mâles est un droit, à condition qu’elle se fasse sans douleur et dans le respect des règles d’hygiène. Il est normal que l’on n’offre pas de porc aux musulmans dans les cantines et que l’on propose un menu de substitution, etc. etc. Par contre nous ne voulons pas d’imams dans les écoles, pas plus que nous ne voulons y voir des curés, des pasteurs ou des rabbins : l’enseignement religieux doit se faire hors de l’école et aux frais des parents, pas de la société. Qu’on ne nous oppose pas sur ce point l’exception de l’Alsace-Moselle : nous en demandons depuis longtemps la disparition.

Les musulmans de France n’ont pas à se scandaliser de ce que la laïcité française combatte toute une série de coutumes qui furent, à un moment ou à un autre, sanctifiées par toutes les Églises, celles-ci ayant tendance à considérer comme éternelles les lois que les hommes jadis se sont données, même lorsqu’ils n’en veulent plus. Cela vaut aussi pour l’islam et pour tous les musulmans vivant en France. Le cœur de la pratique religieuse n’est pas attaqué par ces mesures. La loi française, ainsi, ne reconnaît pas le blasphème et n’excuse donc pas les crimes commis pour punir celui-ci. La loi française permet aux enfants majeurs de changer de religion, ou de ne pas en avoir, même si leurs parents s’y opposent. Elle reconnaît l’égalité de l’homme et de la femme et ne veut plus que les grands frères ou les pères s’opposent aux choix religieux, vestimentaires et même sexuels des filles majeures. Elle accorde, maintenant, après de longs et difficiles combats, la même valeur au vote et au témoignage d’une femme qu’à ceux d’un homme, ce qui n’est pas le cas des fondamentalistes juifs et musulmans. Elle ne reconnaît pas le droit aux parents d’assassiner leurs enfants pour les prétendus crimes d’honneur (en fait liaison ou mariage sans le consentement des parents, ou refus d’un mariage arrangé) et combat les mutilations imposées, donc l’infibulation et l’excision des filles, que d’ailleurs la plupart des pays musulmans n’ont jamais pratiquées.

Reste la question des signes extérieurs d’appartenance religieuse et en particulier du voile. Ces signes sont interdits à l’école, de même que les insignes politiques, car ils sont considérés comme une forme indirecte de prosélytisme et comme une façon d’opposer la fermeté des convictions religieuses à l’enseignement dispensé lorsque, par exemple, il porte sur la création du monde ou l’histoire de l’islam. Le foulard islamique, par exemple, quelle que soit sa forme (et elle n’est jamais le fruit de la mode ou du hasard), est devenu dans notre société le signe de l’asservissement de la femme et dans certains cas un obstacle au respect des obligations citoyennes : photos d’identité, examens médicaux, pratique sportive obligatoire pour les enfants et même conduite automobile lorsque le voile est un hijab ou une bourqa, etc. Nous ne mettons pas en doute que des musulmanes choisissent librement de vouloir le porter. Mais ce n’est pas du respect ou non de ce choix personnel qu’il est aujourd’hui question : le foulard islamique a suscité en France une très large opposition au moment où l’on a vu réapparaître en Afghanistan les infâmantes cloches (chadri), à porter sous peine de mort, et où les fondamentalistes musulmans ont fait du port du foulard (et des gants, des longues robes etc.) un test, avec la volonté d’imposer aux Français le respect d’obligations religieuses, vraies ou fausses, qui à nos yeux sont des mesures d’oppression : port du voile pour les filles de musulmans, qu’elles en soient d’accord ou non ; interdiction (avec emploi de la force) aux enfants de musulmans de manger à la cantine pendant le Ramadan, ou d’y manger du porc ; examens médicaux pour les filles et les femmes de musulmans en présence du père ou du mari ; récusation des médecins hommes pour les femmes ; refus de la nourriture des hôpitaux ; interdiction des critiques contre l’islam etc. Nous ne cèderons pas sur ces atteintes à la liberté individuelle, ni donc sur ce qui maintenant les symbolise, le port souvent forcé du foulard par les écolières issues de familles musulmanes.

Depuis 1791 la République française est « une et indivisible ». Nous ne voulons pas que se constituent des communautés s’administrant selon leurs propres lois et dont on ne peut se libérer qu’en rompant totalement avec elles, souvent au risque de sa vie. Les crimes d’honneur visent des femmes qui ont voulu échapper aux coutumes du clan. L’excision est pratiquée sur les petites filles au nom de la coutume familiale et clanique. Le refus de la religion des pères est baptisé apostasie par l’islam et condamné de mort. Nous ne voulons pas que, comme en Inde, un musulman puisse divorcer de son épouse, sans aucune compensation monétaire, simplement en prononçant trois fois le mot talaq. Nous ne voulons pas de ménages polygames, bien que le Coran les autorise (mais il ne les prescrit pas). Nous sommes pour la liberté de l’individu et entendons la faire respecter.

La laïcité offre à l’islam français l’égalité de traitement avec toutes les autres religions. Elle délivre les musulmans français du stigmate et des mesures discriminatoires dont les catholiques frappaient les juifs et les protestants, dont le dâr al-islam frappait les dhimmi. Elle leur permet de pratiquer leur religion en toute liberté, sans entrave de l’État (nous y veillerons), mais aussi sans y être contraints par qui que ce soit. Et elle leur permet, s’ils le désirent, d’abandonner l’islam ou de contrevenir à ses règles sans crainte d’être assassinés par l’État, ce qui serait le cas dans beaucoup de pays à majorité musulmane. En tant que rationalistes, nous espérons qu’ils cesseront d’être musulmans ; en tant que laïques et républicains, nous nous opposerons à ce qu’on les y force.

  1. Texte écrit après la conférence prononcée le 18 décembre 2006 à la médiathèque d’Ivry, dans le cadre du cycle annuel de conférences de l’Union rationaliste. Gérard Fussman est professeur d’histoire du monde indien au Collège de France et secrétaire général de l’Union rationaliste.[↑]
  2. Le problème se pose en termes voisins pour les juifs non pratiquants vis-à-vis de la politique du gouvernement israélien, pour les catholiques d’habitude vis-à-vis de certaines positions de la hiérarchie etc. [↑]
  3. On me pardonnera ce raccourci. Je sais bien qu’il n’y a que des français et qu’il n’y a jamais eu, sur rien, unanimité en France. [↑]

 

 

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