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Jean-Pierre Foirry

Les Cahiers Rationalistes
n°639

Cahier Rationaliste N°639 Novembre-décembre 2015

La France en quête de raison et d’humanisme : propositions pour une éthique des Lumières renouvelée

( Première partie )

A force de concentrer leur attention sur les personnes en difficulté des quartiers périphériques, les élites des beaux quartiers des centres-villes perdent le sens des autres réalités et oublient qu’il existe aussi ailleurs, dans le péri-urbain et dans le rural, une population elle-même en déshérence : les ouvriers, les employés, les agriculteurs, les petits entrepreneurs, les retraités pauvres….. qui se sentent sacrifiés et abandonnés par tous les décideurs politiques (de droite et de gauche) et qui voient un seul parti (celui d’extrême droite) ne pas les traiter avec mépris ou dédain[1] et leur proposer une porte de sortie. La seule porte de sortie possible ? Les élites de droite et de gauche ont une responsabilité majeure dans cette évolution et ont la responsabilité de proposer une alternative solide. Ce double article vise à démontrer que c’est possible si tous les acteurs de la gauche non communautariste et de la droite non maurrassienne y mettent de la bonne volonté et s’appuient sur un socle éthique historique qui a fait ses preuves et qu’il importe de réactiver avant qu’il soit trop tard.      

Première partie

Le constat : l’attractivité des thèses populistes, régressives et fascistes

-1-

 « Lorsque l’ancien se meurt et que le nouveau ne parvient pas à voir le jour, alors surgissent les monstres »[2]. Dans l’histoire du capitalisme, les monstres (famines, crises, chômage de masse, violences, fascismes, guerres, génocides….) surviennent souvent au cours des phases longues de stagnation économique (dans le cadre des cycles de Kondratieff), marquées par une période de reconstitution d’un stock de grandes innovations majeures, par une reconfiguration des systèmes productifs et de la division internationale du travail, par des politiques libérales impuissantes ou complices. Dans ces moments incertains, « nous prenons peur au moindre craquement du bois, et quand l’un de nous a peur, l’autre prend peur aussitôt, sans même savoir exactement pourquoi »[3]. Quand nous focalisons sur nos peurs, nous devenons incapables d’esprit critique : la raison est vaincue par les émotions, le jugement est dominé par les apparences et l’avenir s’assombrit.  

Ainsi, au lendemain de la première guerre mondiale, les Etats ultralibéraux sont incapables de faire face aux dysfonctionnements engendrés par le chômage massif, la pauvreté, les inégalités, les tensions sociales, la peur des étrangers, les menaces d’une révolution bolchevique et les années 1920-1945 voient apparaître un certain nombre de régimes fascistes, la plus grande crise économique du capitalisme, la deuxième guerre mondiale avec, en prime, Auschwitz et Hiroshima.

Dans les années 1945, les élites et le peuple se retrouvent miraculeusement pour dire « plus jamais cela ! ». Dès lors, la société française moderne, pour ne citer qu’elle, combine un mixte socioéconomique et culturel tout à fait original avec cinq piliers principaux : l’école républicaine, le plein-emploi, la justice sociale, la « common decency »[4] et la laïcité. La déclaration de Philadelphie (1944), le Programme du Conseil national de la Résistance (1944) et/ou les principes de justice de Rawls (élaborés de 1951 à 1971), qui sont les trois grandes références du monde moderne d’après-guerre en France et en Occident ont un point commun : ils sont un double acte inouï de foi et de raison qui ne se réclame ni de Dieu, ni de la nature, mais exige seulement que tous les individus soient mesurés, raisonnables et ouverts aux autres. Comme l’écrit A. Supiot à propos de l’esprit de Philadelphie, « on ne peut lire ces textes aujourd’hui sans étonnement, tant ils se situent aux antipodes de la dogmatique ultralibérale qui domine les politiques nationales et internationales depuis trente ans »[5].

Les années 1945 à 1975 : un progrès incroyable pour tous les citoyens européens et un effet d’attraction pour tous les pays du monde non communiste au point que beaucoup de pays à majorité musulmane pratiquent à cette période une politique de laïcité et de sécularisation (obligeant l’islam à un aggiornamento : abandon de la charia, de la dhimmitude, de la lapidation des femmes, du voile islamique, etc….). Une grande classe moyenne sans inégalités indécentes, un marché du travail sans chômage et avec un pouvoir syndical fort, une protection sociale de plus en plus complète et des impôts très redistributifs…. ! Les élites économiques et financières vont finir par crier « stop » : on aurait tort de ne pas prendre au sérieux ce que disaient, chronologiquement parlant, d’abord le vice-président des patrons français Denis Kessler : « il nous faut défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance », puis le milliardaire Warren Buffet « la lutte des classes existe, et c’est la mienne qui la mène et qui est en train de la gagner ».

Un problème opérationnel a été traité et résolu avec succès par les théoriciens néolibéraux (Friedman, Hayek) : comment passer du quasi âge d’or (école républicaine, plein-emploi, justice sociale, common decency, laïcité) à l’âge du marché globalisé (école au rabais, chômage massif, abandon de la justice sociale, passage de la confiance à la méfiance généralisée et « juridification croissante des relations sociales »[6], communautarisme) dans une démocratie où les électeurs (ceux de la grande classe moyenne) sont les perdants et devraient normalement voter contre ce passage ? C’est le dilemme inversé de Ricardo : si vous avez 100 personnes dont 1 riche et 99 pauvres, le riche a du souci à se faire si un vote démocratique a lieu ; en sens inverse, si vous avez 100 personnes de classe moyenne, comment les faire voter pour un programme qui ramène la population à 1 riche et 99 pauvres ?

La première réponse est que les responsables financiers et économiques doivent davantage et mieux contrôler les fondations et think tank, les écoles et les universités, les médias, les institutions et les centres de décision nationaux, internationaux (Bruxelles…) et mondiaux (Banque mondiale, FMI, OMC…) pour faire passer les bons messages et les bonnes décisions. Les économistes vont jouer ici un rôle majeur pour changer la mentalité des individus de salariés-citoyens (objectifs de plein-emploi et de participation à la vie politique et syndicale) en consommateurs-investisseurs (objectifs de stabilité des prix et d’emprunt à faible coût et acceptation des inégalités) et remplacer l’Etat par le secteur privé lucratif (c’est le fameux consensus de Washington : baisser les dépenses publiques, déréglementer, privatiser….).

La deuxième réponse est qu’il faut profiter des circonstances. Les électeurs de la classe moyenne sont moins faciles à convaincre que les économistes-experts (qu’on paye), les médias (qu’on possède) ou les politiciens (qu’on finance). Les théoriciens libéraux reconnaissent que c’est plus facile dans un pays non démocratique, en révolution ou sans grande classe moyenne : le Chili sous Pinochet (lieu d’expérience de Friedman lui-même), les pays en développement, les pays sortant du communisme… mais construisent plusieurs stratagèmes efficaces à l’intention d’abord de Reagan et de Thatcher, puis de tous les dirigeants des pays occidentaux. Le premier stratagème consiste à agir de façon indirecte et à faire entrer le pays dans une spirale irréversible : profiter de chocs exogènes ou de crises, jouer sur le statut de consommateurs des citoyens-électeurs en cultivant leur aversion pour l’inflation et en menant des politiques déflationnistes, baisser les impôts pour provoquer des déficits qui impliquent des baisses de dépenses publiques. Le deuxième stratagème revient à faire fi, directement ou indirectement, de la démocratie. Soit en mettant une grande partie du marché libéral à l’abri des urnes (une Commission européenne décisionnelle, une Banque centrale indépendante, des Agences d’exécution autonomes et si possible toute la répartition du travail et des richesses), quitte à ne plus proposer au vote des électeurs que des questions accessoires (jamais de référendums par exemple sur des questions essentielles qui pourraient contredire  les décisions de la classe dirigeante). Soit en ne tenant carrément pas compte des résultats du vote : on  l’a vu pour le traité européen ; une façon astucieuse de procéder a aussi été de faire se répéter le vote jusqu’à ce qu’une seule fois la « bonne » décision l’emporte.

-2-

Lorsque l’ancien meurt (ce qui est son destin naturel), il y a plusieurs façons de réagir : se désespérer (tout est fichu[7]), s’accrocher aux branches (défendre l’école du passé, subventionner les entreprises en déclin…..), adopter un état d’esprit prospectif pour programmer à l’avance par quoi le remplacer. La prospective vise à dépasser une approche passive de l’avenir (subir le changement) et même réactive (attendre le changement pour réagir) pour devenir à la fois préactive (anticiper le changement et s’y préparer) et proactive (agir pour provoquer les changements souhaitables). Seul un état d’esprit prospectif et critique est en mesure de contrecarrer la montée en puissance de tendances régressives et fascistes au sein d’une population devenue à la fois précaire et numérique et surtout en manque de confiance en l’avenir, et aussi de faire la part des choses entre les facteurs irréversibles et les facteurs réversibles de l’évolution en cours[8].

Une société en quête de sens[9] est une société qui ne parvient plus à se donner des objectifs individuels et collectifs mobilisateurs et qui manque d’un esprit prospectif et d’un cadre éthique capables de favoriser la concertation, de contribuer à la résolution des problèmes et des conflits, de moraliser la vie financière, économique, sociale et politique du pays. Dès les années 1990, le sociologue syrien Burham Galhium[10] souligne que « le développement de l’islamisme pose une seule question : quel projet les sept pays les plus riches du monde proposent-ils pour que l‘ensemble de l’humanité, dont le tiers-monde représente les trois quarts, reprenne espoir ? Il n’y a pas de réponse ». Vingt ans après, la situation a plutôt empiré et la nécessité d’une réponse se fait encore plus urgente.

On ne reviendra ni aux trente glorieuses, ni à des périodes antérieures : il s’agit de se créer des objectifs individuels et collectifs adaptés au monde actuel. D’abord, le besoin de « sens » collectif porte sur la vie terrestre et se définit indépendamment des croyances spirituelles (religieuses, non religieuses) qui ont -c’est leur problème- pour but entre autre de donner ou non un sens à l’existence humaine après la mort. Ensuite, personne ou presque ne croit plus en la possibilité (mobilisatrice) d’un optimum ou d’un paradis possible sur terre (fin des utopies et des grands récits collectifs progressistes). Troisièmement, le manque de « sens » collectif est aussi un manque d‘éthique (au-dessus du politique et de l’économique qui dominent actuellement la société) selon le propos de Ricœur (« appelons visée éthique la visée de la vie bonne avec et pour autrui dans les institutions justes »[11]). Quatrièmement, il ne sert à rien de promouvoir un régime de libertés accrues pour tous si les individus ne peuvent en profiter en raison de phénomènes de pauvreté, de chômage, d’exploitation, d’inégalités, d’exclusion, de violences, de manque de capital humain, voire de normes et lois contraignantes. Cinquièmement, dans un monde où l’Etat est supposé ne pas dicter ce qu’est une « vie bonne », il reste à régler le problème de l’existence possible d’une majorité ou de minorités actives qui veulent imposer leur vie bonne aux autres membres de la société et/ou qui ne veulent être ni raisonnables ni rationnels (autrement dit, rawliens) ni accepter le moindre principe de réciprocité. Enfin, si l’histoire longue est faite de trends et de cycles longs et courts, l’éthique des Lumières qui a fortement inspiré les trente glorieuses ne peut revenir telle quelle pour deux raisons majeures : elle doit s’adapter au nouveau monde à venir et elle doit corriger ses propres faiblesses historiques (soulignées par ses déconstructeurs).

-3-

Le besoin d’une réponse à la quête de sens et d’avenir est urgent, car un peu partout les mouvements populistes, surtout d’extrême droite, reprennent de l’ampleur. Il s’agit de comprendre ce phénomène pour pouvoir le combattre et l’éradiquer : pour qu’il y ait un changement radical des mentalités de la population en faveur de thèses populistes, régressives et fascistes, il faut trois conditions : des « passions mobilisatrices », une doctrine solide et attractive pour la majorité de la population et l’absence d’alternative crédible. Comme on va le voir, ces conditions sont présentement réunies.

-Les passions mobilisatrices

Les passions mobilisatrices sont « le sentiment d’une crise profonde, la primauté de la nation au nom duquel on peut sacrifier toute sorte de droit individuel, le besoin d’une autorité exercée par un leader charismatique et la valorisation du volontarisme et de la violence comme moyens pour dépasser la crise »[12]. Marzano souligne que dans le « syndrome autoritaire »[13], l’attrait pour l’autorité d’un chef va de pair avec le mépris et le rejet des minorités. La majorité historique (masculine, hétérosexuelle, chrétienne) se cherche un chef pour la défendre et pour promouvoir des valeurs « anciennes » (patriotisme, nationalisme, appel à l’esprit de sacrifice et à la grandeur nationale, décadence de la modernité…..). Dans les années 1920, le fascisme ne s‘impose pas par le biais de la force, mais par celui du vote démocratique, puis par celui de la compromission des élites politiques (Italie, 1921, un gouvernement de coalition contre les forces communistes et socialistes) et intellectuelles (Italie, 1931, 1189 professeurs des universités sur 1200 prêtent serment au régime fasciste pour garder leurs postes et leurs avantages). Les fascistes mettent l’accent sur les dangers des doctrines opposées, trouvent des boucs émissaires au sein des minorités ou des traîtres (les étrangers, les juifs, les chrétiens démocrates….) et prônent à la fois des valeurs « éternelles » (la patrie, la discipline, la famille et le travail) et une attitude nietzschéenne pour les défendre (des hommes sains dans des corps sains, sportifs et prêts au combat). Mazarno souligne, après Adorno, qu’une société où le fascisme pourrait à nouveau triompher est une société où dominent progressivement une brutalité ostentatoire, une absence de délicatesse et un mépris de toute forme de pitié pour les pauvres, les malchanceux, les chômeurs et les exclus : « lorsqu’une société valorise l’endurance héroïque et considère que la pitié relève d’une faiblesse d’esprit et que toute compassion est regardée comme gnangnan, le basculement vers l’intolérance et la violence n’est jamais très loin ».         

-La doctrine

Théorisée par des penseurs tels qu’Alain de Benoist et popularisée par des communicateurs comme Eric Zemmour, la doctrine réactionnaire est attractive et répond au besoin de la majorité de la population ainsi qu’à leurs attentes (restauration d’un espoir de vie meilleure pour demain, restauration de la dignité, restauration de la justice, restauration de l’identité), alors que les Autres, les décideurs de tous bords, leur demandent peu ou prou toujours les mêmes choses : accepter un monde dont ils ne veulent pas, se culpabiliser, se sacrifier toujours plus pour les minorités, pour les riches voire pour la nature ou pour le respect de critères techniques.

La communautarisation à marche forcée de la société française fait le jeu de l’extrême droite

L’éthique communautariste, constitue un formidable moteur, en tant que repoussoir, pour alimenter l’extrême droite. Loin d’appliquer la règle d’or et le principe de réciprocité, l’éthique communautariste est bâtie autour d’une dissociation communautariste inégalitaire : affirmation identitaire de la minorité et relativisme culturel de la majorité. La majorité est supposée suivre des principes et des règles autres que ceux des minorités. Prenons l’exemple de la minorité musulmane selon les frères musulmans. Tous les gens de la majorité non musulmane sont supposés admettre deux postulats moraux : la vérité est relative et les hommes sont égaux. Mais pas les gens de la minorité musulmane : leur vérité est supérieure et incritiquable, les hommes musulmans sont supérieurs aux femmes et aux non-musulmans. Le relativisme moral (pas de pensée critique, pas de jugement de valeur) revient à inverser les valeurs des Lumières : mieux vaut l’erreur que l’intolérance. L’ouverture aux minorités est primordiale et « le relativisme qui en fait la seul position défendable face aux diverses prétentions à la vérité et aux diverses façons de vivre et de se comporter des êtres humains, est la grande idée de notre époque »[14]. Le relativisme aboutit logiquement à l’absence de projet commun, excepté la préservation de l’ordre public et la valorisation des droits des minorités. Au sein de la majorité, « il n’y a plus d’ennemi, excepté l’homme qui n’est pas ouvert à tout » (Bloom). Dans ce contexte, le passage d’une politique d’assimilation à une politique de communautarisation doit être total et faire l’impasse d’une politique (consensuelle) d’intégration par la laïcité à la française. Il n’y a plus de consensus ni même d’accommodements raisonnables à trouver, c’est la tyrannie des minorités plutôt que ce que Nussbaum appelle idéalement ou pudiquement « une politique d’accommodements maximaux »[15] : tolérer ce que chaque conscience décide pour elle-même tant que l’intérêt supérieur du pays n’est pas en jeu.

Dans une société communautariste, il faut affaiblir par tous les moyens le sentiment de supériorité de la majorité dominante. Deux façons courantes de le faire : mettre l’accent sur les points faibles et négatifs de son histoire (défaites, esclavage, colonialisme…..) plutôt que sur ses points forts ; obliger à étudier les cultures non occidentales plutôt que sa propre culture. On finit par arriver au point extravagant que dans les pays occidentaux communautarisés, la culture occidentale ne doit être perçue au mieux que comme une culture comme les autres (et peut-être même moins reluisante par certains aspects), tandis que dans les autres pays, chacun veille à valoriser sa propre culture dominante et sa propre histoire. L’adhésion aux valeurs dominantes de la société n’a plus aucune raison d’être : c’est le principe de Lampedusa ou de Melilla, soutenu par les associations de défense des immigrés clandestins (il suffit de réussir à accoster ou franchir la grille et de mettre un pied sur le territoire européen pour acquérir immédiatement le droit d’être logé, nourri, soigné et de devenir européen).  L’ouverture exige un pas de plus : alors que l’on réprime par tous les moyens (lois, menaces, médias…) les membres non ouverts de la majorité, il faut accepter de valoriser les membres non ouverts des minorités agissantes. Le racisme ou les discriminations contre les membres de la majorité n’existent pas par essence. Le racisme et les discriminations contre les minorités sont réprimés de plus en plus sévèrement.

On en convient : cela demande un sacrifice terrible de la population majoritaire. On retrouve alors le même problème que pour la politique ultralibérale : comment passer d’une politique laïque d’intégration à une politique communautariste contre l’avis de la majorité de la population ? Dans une démocratie directe comme celle de la Suisse où de nombreux problèmes sont traités par référendum, le passage du paradigme laïc au paradigme communautariste contre l’avis du peuple serait difficile, voire impossible. Dans les pays de l’Union européenne, la Commission s’y prend de trois façons[16] pour provoquer le changement : d’abord, noyer le poisson et adopter un double langage de type orwellien (par exemple, afficher un principe intangible et voté « l’intégration implique le respect des valeurs fondamentales de l’Union européenne » et élaborer des directives d’application soulignant que le processus doit « s’appuyer sur un système de valeurs concerté ») ; ensuite, convaincre les peuples des joies de la diversité (pour les journalistes, on ne parle pas encore d’obligation ou de sanction, mais de « code de bonne conduite ») ; enfin, imposer aux pays réfractaires les changements programmés (avec des indicateurs de performance). La communautarisation accélérée de la société française est aussi le but affiché par la gauche pro-communautariste et se trouve concrétisée par le démantèlement du Haut Conseil à l’Intégration, par la lutte contre les idées de ses membres (Malika Sorel, Elisabeth Badinter, Abdennour Bidar….) qui prônent une politique laïque d’intégration républicaine et par les rapports sur l’intégration remis au Premier Ministre en novembre 2013 (dix points essentiels pour éliminer toute politique d’intégration et passer directement et définitivement au communautarisme).

Face à une approche qui programme la « tyrannie des minorités » et en l’absence d’autre alternative crédible, la population majoritaire vote spontanément pour une doctrine qui prône ouvertement un retour à la « tyrannie de la majorité »

Contre le communautarisme et le capitalisme libéral, il y avait autrefois le rêve communiste sous la houlette de l’URSS. Il y a aujourd’hui le rêve « civilisationnel » sous la houlette de la Russie, seule alternative crédible pour la population européenne majoritaire : « une nouvelle sainte alliance, dirigée par Moscou, pour abolir la tyrannie des minorités en Europe et mettre fin à l’hégémonie américaine dans le monde…. Nous devons conquérir intellectuellement l’Europe »  (réunion de Vienne, 31 mai 2014)[17]. Les minorités peuvent être les juifs (A. Soral), les musulmans (A. Chauprade), les homosexuels (Manif pour tous), les roms (pour tous), etc.  Pour le philosophe et idéologue russe Douguine, puisque la Russie n’est pas invitée à faire partie d’une Europe (supposée nouvelle), l’alternative civilisationnelle face à une Europe libérale inféodée aux Etats-Unis est l’Union eurasienne. Il est le pendant russe et partenaire du grand idéologue de l’extrême-droite française A. de Benoist.

On a ici un retournement complet de programme, d’alliances et de méthodes :  tandis que de Benoist reprend les méthodes marxistes et dialectiques (Marx, Gramsci….) pour faire apparaître comme révolutionnaire et enthousiasmant le programme réactionnaire (à un moment où personne à gauche n’ose plus apparaître comme marxiste -pas même « analytique »- : par exemple, les anciens économistes marxistes sont depuis longtemps devenus des « régulationnistes » ou des « socio-économistes »), l’extrême droite récupère les électeurs de gauche, accepte les financements soviétiques, vole les idées progressistes (laïcité, nationalisation…..) et oppose aux Croyants « minoritaires » des Patriotes convaincus.

Paradoxalement, Eric Zemmour et Tarik Ramadan qui défendent respectivement les couleurs des deux approches (réactionnaire pour l’un, communautariste pour l’autre) ont nombre de points communs : tous deux sont médiatiques, médiatisés, contre la laïcité à la française et contre les droits de l’homme, contre l’égalité hommes-femmes, pour les femmes au foyer et/ou sous voiles et sous surveillance disciplinaire, contre l’homosexualité, contre l’avortement, pour la peine de mort, et pour une société traditionnelle, machiste, patriarchale, n’aiment pas les « libéraux-libertaires », détestent le sans-frontièrisme pour leurs pays (ou les quartiers de leurs nouveaux pays), sont pour une « identité forte » et un retour aux racines (à l’essence), pour « redonner une fierté et une joie de vivre » (Marine le Pen sur Poutine en Russie) au peuple concerné. Le premier veut renforcer l’histoire des croisades, de Clovis et de Martel et le deuxième la supprimer dans les programmes scolaires, mais les deux sont d’accord pour minimiser l’importance des Lumières et enterrer Voltaire, Kant, Diderot, Condorcet et la troisième république. Ils aiment tous deux un monde mythique du passé : une France mythique (république monarchique de droit divin) pour le premier, un califat mythique pour le second qui, dans les deux cas, foulent allègrement au pied les principes républicains sur lesquels peuvent et doivent s’entendre tous les citoyens de bonne volonté pour fonder un avenir commun (une république selon les Lumières, c’est tout le contraire, ce ne sont pas des racines essentialisées, c’est un projet d’amélioration et d’émancipation, toujours inachevé et toujours en chantier avec des héritiers et de nouveaux entrants qui respectent les principes de base intangibles, constitutionnalisés).

Ensuite, Zemmour réussit le tour de force de mobiliser beaucoup de lecteurs contre le communautarisme et contre le cosmopolitisme autour d’idées réactionnaires qui ne sont pas présentées frontalement comme des idées anti-Lumières. Il prend comme centre focal d’attaque de la société ouverte cosmopolite et libérale le moment 1968 dont les points faibles (relativisme moral….) sont exacerbés, dont les points forts (accords de Grenelle, égalité hommes-femmes, liberté d’expression et fin de la censure d’Etat…) sont transformés en points faibles et auquel il rattache même des points qui n’ont rien à y voir (ultralibéralisme économique….). Il fait le lien entre toutes les mesures libérales depuis des décennies et la situation actuelle (immigration, islamisation, chômage, insécurité, menaces sur les retraites et les prestations sociales, perte de repère….) et rallie à ses idées les derniers ouvriers votant pour la gauche et les derniers retraités votant pour la droite. Il assure aussi la liaison entre les catholiques de la Manif pour tous, la galaxie « ordre moral » (les « nostalgiques » de la chrétienté : Civitas, Fondation Lejeune, Fraternité Saint-Pie X, Alliance Vitae…) et les partis souverainistes d’extrême droite qui bénéficient d’ailleurs pour la plupart de financements russes (comme ce fût le cas autrefois des partis communistes). Zemmour déclare lui-même « préférer cent fois vivre sous Poutine que sous Cohn-Bendit » et de Villiers « d’échanger Hollande et Sarkozy contre Poutine »

Dans le monde de Zemmour, on devine qu’il faut lutter contre le Mal (le primat de l’individu, l’égalité entre les individus, la « décadence » démocratique et l’emprise du matérialisme), décréter la supériorité de la foi sur la raison et la subordination de l’esprit critique à l’esprit historique, se battre pour « déraciner l’idée de la toute-puissance de l’individu, reconstituer des communautés organiques, mettre fin à la farce du suffrage universel et de l’égalité » (Carlyle et Taine) et pour veiller à protéger sa culture selon le concept d’« imperméabilité des cultures » (Spengler). On retrouve ici les générations successives de penseurs conservateurs (Burke, Carlyle et Herder ; Meinecke, Maistre, Taine ; Maurras, Sorel, Berlin, auxquels on pourrait rattacher les conservateurs américains contemporains Irving Kristol et Gertrude Himmelfarb et les théoriciens du Tea Party dont la pensée a évolué de la défense des inégalités, de la glorification des élites et des chefs, de l’idéalisation des traditions et de la lutte contre la démocratie à la promotion du nationalisme et de l’absolutisme (monarchique, théocratique voire fasciste) et à la suppression de toutes mesures correctives des inégalités naturelles (impôts progressifs, protection sociale publique….. ). Comme le souligne R. Glucksmann, Zemmour fait aussi référence aux théories de Carl Schmitt : l’opposition terre-mer. Il faut lutter contre les puissances maritimes et marchandes, contre les migrants des boat people, contre la maritimisation des esprits, contre un monde ouvert, fluide, liquide, démoralisé, quasi-féminin, contre l’éthique diasporique (sans âme, sans racine, sans attache à sa terre). D’une certaine façon, pour ces auteurs, le Croyant musulman authentique est admirable même s’il faut le combattre car il s’oppose lui aussi à ce qui est devenu l’homme moyen du monde moderne : un bourgeois libéral, incroyant et affadi par 68, d’une grande classe moyenne sans relief qui constitue le point d’arrivée d’une révolution qui a mis à bas ce qu’il y avait de noble et de sacré (le trône et l’autel). Le bourgeois affadi de la classe moyenne est un être « amoindri, égoïste, matérialiste, sans beauté ni grandeur d’âme » (Bloom) trop soucieux de démocratie, de sécurité, de protection, de non-violence, de féminité, inapte à devenir un être supérieur, un surhomme, un héros, un moine, un saint, un aristocrate, un guerrier, un artiste….  et incapable de se défendre contre qui veut sa mort et est prêt à mourir pour ses idées. 

-L’absence d’alternative

On admet aisément que toute forme de tyrannie (d’une minorité ou d’une majorité) n’est pas propice à faire évoluer la société vers moins de conflit et plus d’harmonie. Si, toutes choses égales par ailleurs, la solution réactionnaire « tyrannie de la majorité » est forcément appelée mathématiquement à l’emporter au plan électoral, il est évident qu’on a besoin d‘une représentation du monde qui n’oppose pas une partie du peuple à une autre et que seul un (nouveau) grand parti progressiste peut légitimement combattre le parti réactionnaire. Le problème est que les élites n’offrent pour le moment aucune alternative sérieuse et que la situation est aggravée par le poids de minorités agissantes et de lobbies omniprésents.

Les minorités agissantes parviennent souvent à peser plus que leur poids par des actions militantes qui peuvent comprendre à la fois des actions politiques et des actions violentes[18], tandis que les lobbies s’efforcent de contrôler les médias, les think tank et d’influencer la sphère politique, d’où le rôle croissant de l’argent et le fait que le coût du ticket d’entrée dans l’arène politique est devenu très élevé. Du coup, les institutions bénévoles d’intérêt civique ou général n’ont plus voix au chapitre et les politiciens s’intéressent de moins en moins aux questions de justice ou d’équité sociale et davantage aux questions de stabilité des prix, de concurrence et de taux d’intérêt (et, au-delà, sont prêts à instrumentaliser les causes écologiques et identitaires pour éviter le registre social).

Le logiciel commun aux élites de droite et de gauche devient ainsi à la fois convergent et flou et n’offre aucune perspective au peuple majoritaire. Entre élite et peuple, toutes les questions apparaissent sans issue et l’on finit par oublier que les grands moments (la révolution française, le programme de la résistance….) n’ont été possibles que parce qu’une partie des élites s’est emparée du flambeau des Lumières ou du « plus jamais cela ! » (ce qu’on aurait espéré retrouver après le « je suis Charlie ») à côté et au nom du peuple. Là où le peuple y voit une machine à écraser et à faire du chômage, des coûts ou de l’insécurité, les élites se satisfont du système libéral existant. Tandis que les uns broient du noir dans leurs terroirs ou au pôle emploi, les autres s’épanouissent dans une sorte de « cosmopolitisme libéral postmoderniste » peu convaincant éthiquement, mais qui est devenu le marqueur consensuel des intellectuels de gauche et des élites économiques, le tout subventionné par l’Union européenne, par les Etats et par les lobbies financiers, qui trouvent toujours entre eux des passerelles et des compromis sociétaux et sociaux. Le cosmopolitisme libéral consiste à croire que la communauté mondiale pacifiée viendra des individus et des institutions privées (entreprises, associations) se rencontrant dans l’espace mondial au-delà des Etats et sans eux. Les flux financiers, économiques, culturels et sociaux circulent de plus en plus. Les intellectuels, les entrepreneurs, les humanitaires et les touristes voyagent de plus en plus. Pour l’éthique cosmopolite, le monde commun se fera ainsi au jour le jour et non par les décisions des Etats : les élites de tous les pays oint à peu près les mêmes mœurs et comportements et pratiquent une culture unifiée ; le respect de la diversité des cultures implique des cultures locales protégées (idéalement décoratives et visibles pour les touristes), mais doit ainsi apparaître une forme de citoyenneté mondiale avec des échanges pacifiés et une homogénéité culturelle croissante. Tout se vendra et gagnera à terme ce qui sera acheté. « Louer son ventre pour faire un enfant ou louer ses bras pour travailler en usine, quelle différence ? Moi, je suis pour toutes les libertés » (P. Bergé[19]). Les idées aussi luttent pour leur survie (visiblement, dans la tête de Bergé, l’idée marxiste de libertés formelles et non réelles a disparu). Au fond, c’est la théorie libérale du double ruissellement : dans un marché mondial économique libéralisé, la croissance induite par les actions des riches est supposée finir par induire des bienfaits pour les pauvres sans travail (financièrement) ; dans un marché mondial culturel libéralisé, les échanges entre les élites cultivées sont supposés finir par induire des bienfaits pour les pauvres analphabètes (culturellement). Plus besoin de sécurité sociale et plus besoin d’ascenseur social ! Au secours, Diderot, Condorcet et les Lumières !

(à suivre

Jean-Pierre Foirry

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[1] « Nous sommes résolument cosmopolites ; tout ce qui est terroir, bérêts, binious, nous est étranger, voire odieux » (P. Bergé, G-M. Benamou, B-H. Lévy / Globe n°1 – Edito, 1985)

[2]  A. Gramsci, « Lettres de prison », Gallimard, 1971

[3]  F. Kafka, « Le Château », Le Livre de Poche, 2001

[4] La « décence ordinaire » (G. Orwell) représente non point des actes moraux dictés par la Loi, mais des valeurs ancrées dans l’expérience sensible d’un Peuple ordinaire : confiance, entraide, générosité. Elle s’apparente au capital social des économistes et, comme toutes les formes de capital, elle exige un investissement permanent (discussions, rencontres de voisinage, actions donnant-donnant…entre gens du peuple) pour être entretenue  

[5] A. Supiot « L’esprit de Philadelphie : La justice sociale face au marché total », Seuil, 2010

[6] Pour J-C. Michéa (« La double pensée, retour sur la question libérale », Flammarion, 2008) on voit aussi apparaître un nouveau principe (le  politiquement correct) qui témoigne de la « juridification croissante des relations sociales », s’élevant au détriment de la « common decency » défendue par G. Orwell

[7] A. Verdié-Molinié « On va dans le mur », Albin Michel, 2015 ; A. Finkielkraut « L’identité malheureuse », Stock, 2010 ; E. Zemmour « Le suicide français », Albin Michel, 2014

[8] La mondialisation financière et les changements environnementaux sont irréversibles et exigent une prise en compte planétaire et une volonté conjointe de toutes les ressources morales et intellectuelles internationales et de tous les Etats-nations légitimes : ce sont des biens publics mondiaux. Les changements techniques sont aussi irréversibles : les jeunes ont certes désormais vocation à être numériques et flexibles (pourquoi pas), mais pas forcément précaires et pauvres, et ils peuvent redevenir d’une autre manière citoyens et acteurs du système. Ce qui est aussi réversible : la pensée dominante et les actions induites à cause de la volonté des représentants des élites politiques, financières et économiques du monde entier.

[9] J.B. de Foucauld et D. Piveteau « Une société en quête de sens », Odile Jacob, 1995

[10] Cité par J.C. Guillebaud « La trahison  des Lumières, enquête sur le désarroi contemporain », Seuil, 1995

[11] P. Ricœur « Soi-même comme un autre », Seuil, 1990  

[12] M. Marzano, « Le fascisme, un encombrant retour ? », Larousse, 2009 

[13] T. Adorno, « Etudes sur la personnalité autoritaire », Allia, 2007 

[14] A. Bloom « L’âme désarmée. Essai sur le déclin de la culture générale », Julliard, 1970

[15] M. Nussbaum « Les religions face à l’intolérance : Vaincre la politique de la peur », Flammarion, 2013

[16] M. Tribalat « Assimilation : la fin du modèle français », Le Toucan, 2013

[17] R. Glucksmann « Génération gueule de bois. Manuel de lutte contre les réacs », Allary Editions, 2015

[18] Deux exemples : les militants musulmans radicaux comprennent les frères musulmans et les djihadistes (au contraire de la France, les régimes laïcs des pays arabes combattent souvent les deux avec la même vigueur) ; les militants écologistes radicaux comprennent les militants politiques et les zadistes

[19] Le Figaro, 16 décembre 2014

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