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Jean-Paul Jouary

Auteur d’une trentaine d’ouvrages, notamment sur Rousseau, Diderot, Mandela, sur l’enseignement de la philosophie et des sciences et sur l’art paléolithique.

Les Cahiers Rationalistes
n°636

Cahier Rationaliste N°636 Mai-juin 2015

Mandela philosophe

   Après la grande cérémonie d’adieux à Nelson Mandela au cours de laquelle on vit une foule de chefs d’État verser une larme sur le grand homme, en décembre 2013, il paraît n’en rester que des tee-shirts à son effigie et le souvenir d’un homme qui eut le mérite d’empêcher qu’un peuple martyrisé reprenne à ses bourreaux tout ce qu’ils lui avaient volé et qu’on mette en prison une foule d’assassins. Mais il n’est plus du tout question des raisons profondes qui firent de Mandela une figure de portée universelle, et des leçons qu’il est possible de tirer de sa vie. Or si Nelson Mandela n’a jamais prétendu élaborer une philosophie, même si certains de ses écrits en prennent explicitement la tournure, il m’a paru pertinent de décrypter les contours d’une telle philosophie – en actes donc, accompagnés de mots, comme ce fut le cas pour Socrate, Diogène, Jésus ou Epictète[1].

   Cette philosophie contient aussi bien une conception cohérente de la sagesse et du dialogue explicitement liée à la figure de Socrate, qu’une critique précise de la vengeance que l’on peut apparenter à l’analyse hégelienne, une éthique fortement teintée de christianisme et de stoïcisme. Ses réflexions portent aussi la marque d’une lecture de Marx que l’isolement du bagne a protégée des versions staliniennes alors immensément dominantes, et notamment autour de beaucoup de ses compagnons de lutte. Tout cela, et bien d’autres aspects de sa philosophie, mériteraient une analyse attentive qui aideraient à comprendre le cadre intellectuel à l’intérieur duquel Mandela est parvenu à marquer de son empreinte le monde de son époque. Mais il me semble que l’innovation théorique la plus riche de sa vie et de ses écrits concerne ses réflexions sur la démocratie, la transition et la réconciliation, tant au niveau de la philosophie politique que dans la théorie du droit qu’elle a impliquée.

   Les questions auxquelles il a été confronté dans la pratique et dans la théorie ne sont pas des questions nouvelles. On les trouve sous des formes diverses aussi bien chez Platon que chez Rousseau ou Marx : comment faire en sorte qu’une majorité du peuple accède à la conception et au désir d’une société plus juste, à l’intérieur d’un système inégal et injuste, où l’exploitation et l’oppression apparaissent comme « naturelles », au point que pour y vivre décemment il semble nécessaire d’en intérioriser la logique ? Comment dans ces conditions espérer que la démocratie accouche d’autre chose que d’une démagogie conservatrice des inhumanités existantes ? Comment résister alors à la tentation d’imposer au peuple lui-même la société censée être « bonne pour lui », sans lui voire contre lui ? Et si des rapports de force permettent au peuple de renverser le système dont il était victime, comment éviter le cycle infernal de la vengeance, même parée d’attributs apparents du droit, et ne pas enfanter une nouvelle société aussi peu légitime que la précédente ? L’histoire a éprouvé tragiquement la difficulté de s’extraire de ces contradictions. Il se trouve que Nelson Mandela, au pied du mur de la pratique, a dû dans la solitude de son bagne inventer une démarche novatrice de grande portée philosophique et politique.

   Certes, si Mandela est demeuré près de vingt-huit années en prison, ce n’est guère pour expérimenter l’idée pascalienne selon laquelle « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos, dans une chambre »[2]. D’autant qu’il ne choisit pas cette solitude et qu’en guise de repos il cassa des blocs de pierre pour en faire du gravier. Mais il a fréquemment décrit son choix stoïcien de méditer chaque jour, de descendre au plus profond de lui, de scruter sa conduite, de « prendre de la distance et de me regarder, avec un certain détachement », pour développer ce qu’il trouvait de bon en soi, comme Marc-Aurèle le préconisait : « Creuse au-dedans de toi. Au-dedans de toi est la source du bien »[3]. Et en lui, il a retrouvé toute son enfance, vie pauvre mais sage, grâce au principe traditionnel de l’ubuntu qui organisait toute l’existence quotidienne collective du village, et que l’on peut traduire par « je suis parce que nous sommes » : principe qui ordonne de faire toujours prévaloir l’intérêt commun sur l’intérêt strictement individuel. Et cette dimension philosophique ancestrale s’articulera chez Mandela avec une lecture profonde de Marx : dans le clan, pas de pouvoir, pas d’inégalités de richesse, décisions prises collectivement après d’interminables discussions. Et surtout, refus de toute vengeance, effort pour comprendre l’autre. C’est ce principe qui le conduit dès les années 50 à proposer aux bourreaux racistes et criminels blancs une « alliance fraternelle », d’opérer une distinction entre les personnes humaines et leurs fonctions sociales, à rechercher systématiquement les traces d’humanité chez les pires exécutants de l’apartheid. C’est le sens de sa revendication du « dialogue socratique », par opposition aux disputes verbales qui ne recherchent que la défaite de l’adversaire. Sans cette fusion de la tradition tribale de son peuple, de sa lecture de Marx, de cette inspiration socratique et d’une sorte d’Amitié aristotélicienne teintée de christianisme, on ne peut comprendre la pensée et les actes de Mandela. Pour lui, « une personne n’est une personne qu’à travers d’autres personnes », raison pour laquelle l’individu ne relève pas de l’être mais du devenir. On ne peut donc jamais le réduire à ce qu’il est, mais on doit se projeter sur son devenir possible, et agir avec lui en conséquence.

   C’est pourquoi, très tôt, bien avant la victoire contre l’apartheid, il a théorisé la transition comme œuvre commune des victimes et des bourreaux, lesquels doivent être libérés de leur haine. Pas de rupture à coups de règlements de comptes donc, même déguisés en procès légitimes, comme ce fut le cas dans les autres situations de l’histoire, y compris lors de la victoire contre l’Allemagne nazie. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre cette extraordinaire invention, par Mandela et Mgr Desmond Tutu, de la Commission Vérité et Réconciliation : de 1995 à 1998, des rencontres verbales furent organisées et diffusées dans les médias, entre d’anciennes victimes de l’apartheid et leurs bourreaux, avec des possibilités de fortes réductions de peines, voire de relaxes. Il ne s’agissait pas d’oublier ni de pardonner, mais de faire se manifester dans la parole les antagonismes et haines porteurs de violence, de graver dans les mémoires les torts et crimes commis, de faire sentir les souffrances, de créer les conditions subjectives d’un dépassement par réconciliation. Jean Jaurès voyait déjà en 1894 dans ce qu’il appelait la « méthode de réconciliation » « l’esprit même du marxisme »[4]. Cela reproduisait à l’échelle d’un grand pays la tradition tribale de l’ubuntu et permit aux Blancs d’échapper à une vengeance sanglante que le monde entier aurait pourtant comprise. Au lieu de prétendre faire table-rase d’un passé douloureux, comme en tant d’autres processus émancipateurs bientôt mués en tragédies, ce fut une façon de placer les actes présents dans la logique d’un avenir commun, tant il est vrai qu’ «un passé mal digéré revient toujours à la charge »[5]. Bien sûr, le droit et la justice permettent de transformer la vengeance aveugle et disproportionnée en punition légale, voire légitime. Mais cela permet-il de guérir une société ? Le droit est conceptuel, la souffrance et la haine sont des sentiments. Comme l’a magnifiquement formulé Daniel Bensaïd, « l’injustice est éprouvée, attestée par une blessure, par une plaie, par une atteinte à la dignité »[6].

   Mandela sait bien qu’aucun cadre légal ne permettra à lui seul une transition d’un système aussi odieux que celui de l’apartheid à une société édifiée par tous ses citoyens. D’où sa décision que soit verbalisées, ressenties, et pas seulement pensées et criées, et les souffrances et les haines. Mais en même temps, il s’agissait d’inscrire cette démarche qui laissait sa place aux subjectivités, dans le cadre objectif d’une nouvelle Constitution. Et c’est là l’autre versant de l’inventivité philosophique et politique de Mandela.

   Il s’est en effet déroulé en Afrique du Sud un processus sans précédent. Il s’est agi d’associer tout le peuple, Blancs compris, à la rédaction de la nouvelle Constitution, tout en subordonnant celle-ci à un ensemble de principes universels irréversibles. D’où la promulgation d’une première Constitution, provisoire, en 1993, que l’ANC ne pouvait rédiger toute seule, Mandela ayant fixé le score électoral nécessaire trop haut pour que parmi les élus puisse se former une majorité sans les Blancs. En même temps furent fixés trente-quatre principes universels qu’une Cour Constitutionnelle fut chargée d’imposer à tout article constitutionnel et toute loi. Des juristes de plusieurs pays (dont la France) furent associés à ce travail politico-philosophique. Dès lors, une consultation fut organisée dans l’ensemble du peuple, avec discussions, propositions, critiques, pour que les citoyens soient associés aux règles qui régiraient leur vie collective. Et c’est au bout de ce processus aux dimensions démocratiques sans précédent, et tandis que le peuple entier participait aussi à la verbalisation de la Commission Vérité et Réconciliation, que l’actuelle Constitution de l’Afrique du Sud fut adoptée au suffrage universel.

   On le voit, il s’agit là d’une démarche cohérente, démocratique et efficace, qui permit à tous de gagner en humanité et compréhension. On a donc assisté à l’invention de ce que j’appelle un « au-delà du droit », les sentiments les plus subjectifs épaulant et dépassant même la justice pour guérir les maux subis et commis. On remarquera au passage que, malgré la qualification par l’O.N.U. de l’apartheid comme « crime contre l’humanité », donc imprescriptible, Mandela a fait en sorte que ces crimes soient pour beaucoup prescrits. On a feint d’ignorer que ce que l’on admire le plus chez Mandela revienne à nier et transgresser un droit international dont on constate l’inefficacité et – bien souvent – l’illégitimité ! Et ce ne peut être un hasard si, du Timor oriental au Rwanda en passant par Israël et la Palestine, et récemment le Canada et ses Autochtones, dans un grand nombre de pays il s’est trouvé des responsables pour appliquer à leurs tragédies la démarche de Vérité et Réconciliation. Ce fut avec des résultats contrastés et des sincérités inégales, mais tout montre que Mandela a apporté au monde quelques principes qui élèvent la politique à la hauteur de la philosophie la plus exigeante.

   L’autre versant de cette œuvre théorique et pratique concerne la façon qu’a eue Mandela d’enraciner les processus démocratiques dans les traditions ancestrales de son peuple. Ce fut d’ailleurs aussi le cas au Timor oriental et au Rwanda. On peut y voir un apport de portée universelle à la philosophie politique, propre à dépasser à la fois les idéalisations mystificatrices de ce que par un abus de mot on appelle la « démocratie représentative » dans les pays occidentaux, et le mépris du principe même de la démocratie (qualifiée de « bourgeoise ») là où on prétend libérer les peuples sans eux ou contre eux. Déjà des travaux se multiplient qui modifient les termes du problème en plaçant au centre de l’idée de démocratie, au-dessus même du vote, les discussions publiques qu’ils impliquent, comme le développe Amartya Sen[7].

   C’est en quelques mots ce qui m’a autorisé à sous-titrer mon livre sur Mandela « une philosophie en actes », actes qui donnent à ses mots la double grandeur de l’universalité des principes et de la portée des pratiques singulières. La philosophie requiert le plus souvent des constructions conceptuelles. Elle peut aussi donner à penser à travers les sentiments qu’inspire une conduite sage, des comportements qui avec quelques paroles incarnent l’universalité de certains principes : la mort de Socrate ou de Marc-Aurèle, l’attitude de Diogène face à Alexandre le Grand, la bravoure de Rousseau face aux persécutions, Sartre sur son tonneau devant les usines Renault de Billancourt… Si Mandela a écrit et parlé de façon philosophique[8], il a pesé et pensé chacun de ses actes publics pour donner chair à ses principes. Lorsqu’il offre les tomates qu’il cultive à ses gardiens, lorsqu’il apprend et parle comme pratiquement aucun Noir la langue afrikaner, lorsqu’il félicite les policiers de la prison lors de sa libération, lorsqu’il compose le drapeau de la nouvelle Afrique du Sud avec les couleurs de l’ANC, de l’Angleterre et de l’ancienne Afrique du Sud raciste, lorsqu’il fête son élection avec son adversaire, lorsqu’en sortant de sa prison il embrasse une famille blanche au bord de la route… C’est en introduisant de façon sensible la future réconciliation à l’intérieur même des affrontements présents qu’il a à mes yeux construit une véritable philosophie. Et c’est sans doute parce que cette philosophie est d’essence révolutionnaire, loin des caricatures impuissantes auxquelles ce mot a souvent été associé, qu’au lendemain de ses imposantes funérailles officielles il ne reste plus que des effigies sur des tee shirts, et qu’il n’est plus du tout question des raisons profondes qui firent de Mandela une figure de portée universelle, et des leçons qu’il est possible de tirer de sa vie. La chose est trop importante pour que les philosophes ne s’en emparent pas.

Jean-Paul Jouary

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[1]     Je l’ai fait dans Mandela, une philosophie en actes, en 2014 (Ed. Livre de Poche).

[2]     Pascal, Pensées, §139.

[3]     Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, LIX, trad. Meunier, éd. Garnier-Flammarion.

[4]     Conférence de Jean Jaurès devant des étudiants reproduite dans l’Anthologie d’un inconnu célèbre de Jean-Numa Ducange, Livre de Poche, 2014.

[5]     Kora Andrieu, La justice transitionnelle, Gallimard, 2012,  p.15.

[6]     Daniel Bensaïd, Qui est le juge ?, Fayard, 1999, p.103.

[7]     Amartya Sen, La démocratie des autres, Rivages Poche, 2005 (Première édition en 1999). Lire aussi à propos des relations entre Turcs et Arméniens, Deux peuples proches, deux voisins lointains, d’Hrant Dink.

[8]     Deux livres contiennent l’essentiel de ses propos : Pensées pour moi-même (La Martinière, 2011), et Un long chemin vers la liberté (Fayard, 1995, livre de poche 2013).

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