
Bernard Graber
Médecin
1 janvier 2009
Point de vue rationaliste sur l’euthanasie
Communication au Colloque sur la fin de vie de l’Association française d’échanges et d’initiatives
le 15 décembre 2008 à Paris, mairie du XVIe.
Le rationalisme, tel que nous le concevons à l’UR, n’est pas une religion. C’est une attitude, une disposition d’esprit qui se résume en une recherche d’objectivité telle qu’elle est contenue dans des locutions comme : « Réfléchir avant d’agir » ou « Est-ce un bien, est-ce un mal, c’est un fait ». On s’aperçoit que ces préceptes de bon sens, soigneusement respectés par chacun dans sa vie de tous les jours, sont souvent oubliés dans les débats de société où parlent haut ces deux grands ennemis de la raison pratique que sont le dogmatisme et l’utopie.
Le premier temps de la démarche rationnelle est l’exposition objective des faits, la réponse à la question : « de quoi s’agit-il ? » L’une des premières fautes contre l’esprit est de déformer la réalité quand elle contrarie ses convictions pour ne pas avoir à se remettre en cause. Cette attitude, qui serait funeste aux scientifiques et à la science, n’est pas bonne non plus pour la conduite de la société.
Le second temps de la démarche est de faire la part des influences qui peuvent s’exercer au moment de la décision.
En matière d’euthanasie, la recherche de l’objectivité dans l’examen des faits conduit à envisager deux situations distinctes : l’euthanasie administrée et le suicide assisté.
Dans l’euthanasie administrée, qui est très répandue quoique le plus souvent clandestine, la question n’est pas de savoir s’il faut mettre fin à une agonie interminable ou conclure une mort déjà survenue depuis longtemps chez l’individu lui-même et dans la conscience de ses proches, mais de savoir à qui en attribuer la mission.
Dans le suicide assisté, au contraire, il s’agit de savoir si l’on doit répondre ou pas à la volonté clairement exprimée d’un sujet accablé qui renonce à survivre et qui réclame l’aide de la société pour mettre fin à ses jours. La question est ici de savoir où faire porter cette aide : en se pliant à la volonté du patient ou en l’amenant à renoncer à son projet de mort.
L’euthanasie administrée concerne les morts cérébrales ou comas dépassés et les agonies très longues et pénibles de sujets complètement inconscients. La responsabilité de cette euthanasie appartient aujourd’hui à l’équipe médicale, avec ou sans consultation des familles à qui l’on peut souhaiter éviter le poids d’une décision culpabilisante. Les situations sont toutes particulières et doivent être abordées avec beaucoup de tact et d’intelligence. Les non-dits sont indispensables aussi bien pour les familles que pour les médecins eux-mêmes qui ont toujours refusé par la voie de leurs représentants qu’on leur attribue une fonction de mort alors que leur rôle est de protéger la vie et aussi pour les pouvoirs publics tout disposés à fermer les yeux du moment qu’il n’y a pas scandale public et qui préfèrent de beaucoup ne pas avoir à légiférer sur les sujets sensibles. Les gestes sont d’ailleurs très rarement des gestes proprement mortifères ; ce sont des gestes d’apaisement, le plus souvent une augmentation des doses de calmants qui n’ont pas besoin de dépasser le seuil dangereux chez des sujets très affaiblis.
Une députée d’un groupe de réflexion sur la modification de la loi Léonetti, l’UMP Henriette Martinez, vient d’évoquer des similitudes entre la fin de vie et l’avortement : “Nous sommes dans la mort clandestine comme nous étions dans l’avortement clandestin avant [la loi Veil de] 1975”. En effet, en matière d’euthanasie comme d’avortement avant 1975, la loi n’est pas appliquée et la clandestinité, qui est tolérée, est dangereuse et inégalitaire.
La loi Leonetti du 22 avril 2005, surtout motivée par l’affaire Humbert, a fait un premier pas en introduisant la notion d’acharnement thérapeutique auquel il est devenu légitime de mettre fin en autorisant les soignants à débrancher les appareils d’assistance et à retirer les sondes d’alimentation, ou à ne pas opérer, ou à ne pas tenter de nouvelle stratégie thérapeutique.
Ce premier pas n’a pas tout réglé comme devait bientôt le montrer le cas d’Hervé Pierra, jeune homme de vingt-neuf ans plongé dans un coma dépassé depuis 8 ans, trachéotomisé et nourri par une sonde gastrique que ses parents ont demandé de retirer comme la nouvelle loi l’autorisait. En l’absence de geste sédatif associé que la loi n’imposait pas et que l’équipe médicale ne s’était pas résolue à pratiquer, le jeune homme mit six jours à mourir de soif et ces six jours furent pour les malheureux parents ‘au lieu du temps du deuil le temps de l’horreur’, comme l’a écrit leur avocat, en face de leur fils agité de convulsions quand bien même ils savaient, sans en être cependant tout à fait sûrs, qu’il ne souffrait pas. C’est de toute cette violence autour de la mort, la sienne ou celle d’un être cher, que ne veulent pas ces parlementaires et les membres de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité qui réclament du législateur le courage d’une loi claire sur la fin de vie.
Le suicide assisté est la seconde situation à envisager à propos de l’euthanasie. Elle a été l’occasion des débats les plus vifs notamment dans les affaires très médiatisées de Vincent Humbert et de Chantal Sébire.
Il faut bien s’entendre. D’abord, le suicide n’est pas interdit par la loi et personne n’est sanctionné pour avoir essayé de se tuer. Ensuite, il ya des suicides qu’il faut tout faire pour prévenir : ceux de la dépression nerveuse où le suicide est connu comme la plus redoutable des complications à empêcher par tous les moyens thérapeutiques à notre disposition, et ceux de la jeunesse où le suicide, véritable fléau social, est la première cause de mortalité chez les 25-34 ans et la seconde après les accidents de la route dans la décennie précédente. Ces suicides de jeunes traduisent un profond mal-être qui peut tenir à des causes opposées : absence de normes (anomie de Durkheim) ou excès des contraintes, réelles ou supposées (suicides des adolescents qui se découvrent homosexuels), ou par sous-estimation de soi ou par idéalisme et refus d’une société jugée inacceptable. Le taux de suicide des jeunes juge une société.
L’assistance au suicide est, légalement, assimilée à un homicide mais cette disposition semble de moins en moins applicable. Un jeune homme de 23 ans vient d’être condamné à quatre ans de prison dont trois avec sursis pour avoir aidé une adolescente à se suicider en lui transmettant sur Internet des conseils sur les produits à utiliser et la manière de falsifier une ordonnance. Le juge a sanctionné de la peine maximale le délit de non-assistance à personne en danger mais n’a pas retenu le chef d’inculpation d’incitation au suicide pour la raison, comme l’a dit récemment dans un forum du Monde Jean Leonetti, alors même que cette disposition n’est pas explicite dans sa loi, que, le suicide ne constituant pas une infraction, “le fait de fournir à quelqu’un qui a la volonté de se suicider les moyens de le faire”, n’est pas pénalisable. Seul le délit de provocation, et non plus seulement d’assistance, au suicide peut être poursuivi et il n’était pas avéré dans ce cas d’une jeune fille fermement décidée à se supprimer ; pas plus que n’était coupable de provocation le Pr Schwartzenberg quand il déposait sur la table de nuit de ses patients cancéreux en phase terminale les produits nécessaires à l’accomplissement d’un geste parfaitement voulu.
Mais que peut vouloir dire « fournir les moyens de se suicider à quelqu’un qui a envie de le faire » sinon mettre le produit létal dans la bouche ou l’injecter dans les veines, dans un cas comme celui de Vincent Humbert, 22 ans, complètement paralysé, muet et presqu’aveugle à la suite d’un accident de la route, qui avec les seuls mouvements d’une phalange de pouce est arrivé à écrire, y compris au président de la République, pour supplier qu’on lui permette de mourir et n’a essuyé que des refus jusqu’à ce que sa propre mère fasse les premiers gestes pour suivre sa volonté bientôt complétés par ceux du médecin, tous deux mis en examen avant un non-lieu au motif, dixit le procureur, qu’il convient de ‘se fonder sur l’élément moral de l’infraction et non pas sur l’élément matériel et légal’, bel exemple de détournement de la loi pour éviter un procès difficile, que réclamait pourtant Marie Humbert.
Ce n’était pas le cas de Chantal Sébire, cette femme de 52 ans défigurée par une tumeur maligne de la face qui avait décidé de mettre fin à ses jours. Elle était capable de le faire d’elle-même mais elle demandait qu’on lui procure les produits pour y parvenir, sans compromettre son entourage ni utiliser les moyens du pauvre : la pendaison, la défénestration, la noyade ou les rails du train ou du métro. Ce qu’elle souhaitait, au fond, c’était l’aide de la société au moment de franchir cette ultime et considérable étape de son existence qu’elle ne voulait pas accomplir dans la solitude et la clandestinité. Qui peut lui contester ce droit et au nom de quel principe, impératif moral catégorique (on doit, on ne doit pas) ou principe de précaution social (où s’arrêtera la licence de tuer si on autorise cette entorse ?), qui méritent l’un comme l’autre d’être regardés à deux fois avant d’infliger en leur nom à un être aussi durement frappé cette ultime marque d’irrespect.
Bien sûr, chacun connaît l’admirable institution des services de soins palliatifs dont l’objectif est d’offrir à leurs patients un répit après leur longue bataille contre la maladie et de leur permettre de ‘vivre jusqu’à la mort’ (titre d’un livre) de la manière la plus paisible. Les demandes d’euthanasie y deviennent rares ne cachant plus alors, le plus souvent, que le grand malaise de la vieillesse et d’une perte du sens de la vie. A force de soins et d’attentions l’envie de vivre reprend ses droits et on voit des patients qui le réclamaient et ne demandent plus à mourir. C’est une belle victoire sur le malheur mais c’est aussi une utopie : comment imaginer que l’hôpital public, et le privé a fortiori, pourra financer des services aussi coûteux en personnel alors que tant d’autres hôpitaux consacrés à des soins curatifs ou d’urgence sont à la portion congrue ou obligés de fermer (150 patients dans l’année seulement ont pu être accueillis au service de soins palliatifs de Paul-Brousse de Villejuif. Combien dans la région parisienne ? et dans toute la France ?).
Mais le vrai problème posé par l’euthanasie reste entier. La société est-elle prête à reconnaître à chacun la liberté de disposer de sa vie et à l’aider quand il demande son soutien ?