
Gérard Fussman
professeur au Collège de France
30/08/2008
Pour les Afghans, les forces de l'OTAN sont une armée d'occupation
Article paru dans Le Monde, édition du 30.08.08
L’embuscade qui a coûté la vie à dix soldats français a rappelé aux Français que l’Afghanistan était toujours en guerre, sept ans après l’intervention des troupes américaines censées le libérer du joug des talibans, et qu’elles ont effectivement libéré de celui-ci.
L’embuscade a été tendue sur une route très fréquentée dans l’Antiquité. Depuis la construction de la route de Peshawar à Kaboul par Sarobi (le Zaroubi des dépêches d’agence) et les gorges du Tang-i Garu, c’est-à-dire depuis près d’un siècle, c’est une route de caravanes. Quand nos soldats y patrouillent, c’est pour protéger le flanc est de la grande base américaine de Begram, qui protège Kaboul et sur laquelle débouche cette route. Mais dire aux citoyens français quelle est la vraie mission de nos troupes à Özbin n’est pas inutile.
La patrouille a été surprise. Les commentateurs militaires nous disent que c’est faute de reconnaissance aérienne et qu’il faudrait des soldats des forces spéciales pour recueillir davantage d’informations. Mais il y a là de nombreux villages, peuplés de gens parlant pachaï ou/et pachto. Au bout de sept ans, sommes-nous si impopulaires que ceux-ci ne livrent aucun renseignement aux troupes venues les libérer ? La vallée d’Özbin est fort proche de la vallée du Panchir, fief du commandant Massoud, dont les héritiers spirituels sont au pouvoir à Kaboul. Même les Panchiris ne soutiennent plus les troupes de l’OTAN ?
La situation est-elle si désespérée qu’on ne puisse patrouiller sur cette route sans mettre en œuvre une centaine d’hommes au moins et de nombreux blindés ?
La réalité est que les troupes de l’OTAN sont dans une situation pire que les troupes soviétiques. Les Soviétiques tenaient contre le monde entier. Le Pakistan, les pays du Golfe, l’Arabie saoudite, les Etats-Unis d’Amérique et, bien sûr, la France aidaient les “combattants de la liberté”. Les talibans, les héritiers de ces “combattants de la liberté” et parfois conduits par les mêmes chefs (Gulbuddin Hekmatyar), sont théoriquement seuls au monde, condamnés même par les Etats issus de la disparition de l’URSS et les Etats à majorité musulmane. Mais les troupes de l’OTAN ne contrôlent pas plus l’Afghanistan que ne le faisaient les Soviétiques.
La raison en est simple : elles se conduisent et sont perçues comme une armée d’occupation. Les images diffusées après l’embuscade d’Özbin rappellent à ma génération les images des combats en Algérie. A Kaboul, l’ambassade des Etats-Unis et quartier général des forces de l’OTAN est une forteresse protégée par de hauts murs, des sacs de terre, et en première ligne de la chair à canon : des soldats afghans armés d’une simple kalachnikov.
Quand une patrouille américaine en sort, les soldats sont en tenue de camouflage comme s’ils partaient en expédition dans la jungle. Mieux vaut ne pas suivre une de leurs voitures, et encore moins une voiture des “mercenaires civils” nombreux en Afghanistan : ils n’hésitent pas à tirer sans avertissement dès qu’ils se croient menacés.
Quant aux coopérants civils, ils ne sortent pas de leur quartier aux murs hérissés de barbelés. S’ils circulent en ville, c’est dans des 4 × 4 aux vitres teintées, blindés souvent, et hérissés d’antennes. Leur salaire est sans commune mesure avec le salaire d’un Afghan moyen et leur prétention vis-à-vis des Afghans qui travaillent avec eux incommensurable.
Comment veut-on que les Afghans ne se sentent pas dans un pays occupé ? Comment veut-on qu’ils ne se sentent pas plus proches des combattants qui vivent comme eux et qui meurent pour une foi qui est la leur que d’étrangers dont ils ne voient que les armes, les gilets pare-balles, les blindés et les bombardements ? Comment veut-on qu’ils se sentent proches d’un gouvernement théoriquement élu, en fait héritiers d’un commandant Massoud haï par les Hazaras et à Kaboul pour les massacres qu’il y a commis, haï par les Pachtounes parce qu’il n’était pas pachtoune et qu’à leurs yeux il a usurpé le pouvoir ?
AGIR AUPRÈS DES AMÉRICAINS
Ce n’est pas que la présence occidentale n’ait pas été bénéfique : réparation des routes, développement du commerce, ouverture de très nombreuses écoles (dont personne ne sait ce qu’on y enseigne), dévouement de médecins et de certaines ONG, une assez grande liberté d’expression, pourvu qu’on ne parle pas d’islam… Mais tout cela est effacé par la très grande pauvreté de la majeure partie de la population, que le pays, même en état de paix, serait incapable de nourrir, et par le sentiment d’être occupé par des étrangers.
Les troupes françaises en Afghanistan sont ce que jadis on appelait des troupes coloniales. Les Britanniques se sont installés à Maiwand : pure provocation dans un pays qui enseignait à tous ses enfants que la destruction d’une armée britannique à Maiwand en 1880 était la fierté de la nation afghane. Pire, ces occupants sont des non-musulmans, et manifestement aucun pays musulman ne s’est rangé à leurs côtés. Aucun n’a envoyé de troupes en Afghanistan pour soutenir les Etats-Unis, même ceux qui n’ont rien à leur refuser : Arabie saoudite, Jordanie, Egypte, Nigeria. Nous envoyons des Mirage à Kandahar, mais aucun de ceux que nous avons vendus aux pays du Golfe n’y est en opérations.
Ce serait un crime de quitter l’Afghanistan. Il y a à Kaboul des Afghans qui se battent pour survivre, des gens qui ont cru en notre parole. On ne peut laisser revenir au pouvoir ceux qui interdisent aux femmes l’accès des écoles et des dispensaires et lapident les femmes adultères, pour qui l’éducation se résume à l’apprentissage par cœur du Coran. Mais il ne faut pas se dissimuler qu’ils ont l’appui de la population mâle, qui dans sa grande majorité partage les mêmes idées, et à qui aucune perspective n’est offerte, sauf celle d’un retrait prévisible, à terme, des troupes occidentales.
Ce n’est pas à un historien de dire aux politiques ce qu’ils doivent faire. Mais pour battre les talibans, il faut d’abord les couper de la population. Cela implique que les troupes occidentales se fassent discrètes dans leur action, que les Afghans aient au moins l’impression d’être maîtres chez eux, et que l’idéologie des talibans soit combattue, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Tout cela dépend des Etats-Unis : militairement, économiquement, politiquement, nous ne sommes que leurs supplétifs. C’est auprès d’eux que nous devons agir.