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Pierre Hayat

Professeur de philosophie

01/03/2004

Radicalité laïque et mouvement social

L’indispensable convergence

  Si le militantisme laïque paraît actuel, c’est qu’aujourd’hui encore des États théocratiques persécutent les infidèles et oppriment les femmes, que la première puissance mondiale fait la guerre au nom de Dieu et que nul ne peut être assuré que le darwinisme sera toujours l’objet d’un enseignement serein dans les écoles. Pourtant, la laïcité n’est pas seulement critique ou défensive. Elle a resurgi dans notre espace public lors du débat sur le port des signes religieux à l’école pour être confirmée comme une force vivante profondément enracinée dans la société. Démentant les prévisions, la Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République a conclu à la nécessité d’une loi. La laïcité, qui représente pour la société française contemporaine une référence majeure, doit définir ses responsabilités présentes, face aux nouveaux défis auxquels les peuples sont confrontés.

La laïcité est par nature fragile parce qu’elle ne s’appuie pas sur une transcendance rassurante. Elle se dispense d’un sacré auquel les individus devraient aliéner leur raison et les peuples leur souveraineté. Aussi claire soit-elle une fois qu’elle est admise, cette idée n’a pas l’évidence du naturel(1) . Elle a la vigueur mais aussi la vulnérabilité d’une conquête historique consciente d’elle-même. Les laïques savent que les institutions laïques sont des acquis historiques qui peuvent toujours être contestées. Même si la laïcité s’objective dans des institutions et s’incarne dans des comportements durables (2), rien n’autorise aujourd’hui à juger ses conquêtes irréversibles.

Ainsi la pensé laïque s’est-elle constituée au fil de combats et de compromis. Elle ne définit pas une doctrine arrêtée, étrangère à l’histoire (3). Trois principes cependant permettent aujourd’hui de la résumer : un principe de droit constitutionnel qui affranchit l’autorité publique de la religion, assurant à la puissance publique une complète autonomie vis-à-vis de la religion ; un principe politique qui pose l’unité du peuple, récuse privilèges et discriminations et vise l’intérêt général (4); un principe éthique enfin, puisque la laïcité demande à l’autorité publique de n’imposer aucune croyance et même de garantir à chacun la liberté de conscience et la libre confrontation des points de vue, estimant contradictoire l’idée d’une croyance contraignante.

Ces trois principes traduisent la visée humaniste de la laïcité. Ils présupposent que les hommes ont vocation à s’entendre librement et durablement en ne s’appuyant que sur eux-mêmes. En ce sens, ” les institutions laïques, qui placent les formes fondamentales de notre vie publique en dehors des préoccupations métaphysiques, ne peuvent se justifier que si l’union des hommes en société, si la paix, répond elle-même à la vocation métaphysique de l’homme “(5) . Si la neutralité en matière de croyance ou d’incroyance religieuse est un élément constitutif de la laïcité juridique, la laïcité n’est pas elle-même neutre. La laïcité postule qu’un monde humain – solidaire, fraternel – peut être l’œuvre des hommes eux-mêmes, sans qu’une transcendance surnaturelle ne fonde ce monde. La laïcité n’est donc pas le simple refus d’une religion obligatoire. Elle ne se réduit pas davantage à l’indispensable institution d’un ordre légal laïque. La radicalité laïque consiste à assurer qu’une société humaine est possible et souhaitable sur des fondements seulement humains. Sans cela, la laïcité ” ne serait que la recherche d’une vie tranquille et paresseuse, une indifférence à l’égard de la vérité des autres, un immense scepticisme “(6) .

La laïcité est ainsi orientée par une visée universaliste. Elle tend à considérer l’individu humain dans sa seule humanité, en dehors de ses déterminations familiales, communautaires ou religieuses. C’est d’abord à l’école publique qu’il revient à la laïcité de se régler sur cette utopie émancipatrice (7). Mais hors de l’école aussi, l’humanisme radical de la laïcité a pour horizon la reconnaissance en chaque homme de tout l’homme. La laïcité estime que si l’individu a des déterminations, il est aussi un être libre, capable de se mettre à distance de son milieu d’origine. D’un point de vue laïque, l’origine d’un individu n’est pas une fatalité et son appartenance familiale ou communautaire n’est pas un destin implacable auquel il n’échappe pas. L’individu considéré dans une perspective laïque fait accéder directement à l’universalité humaine. La laïcité opère cette abstraction éthique, qui fait de chacun un être capable de penser et de décider par lui-même.

La laïcité pourtant ne s’en est pas tenue à cet humanisme radical. Elle s’est concrétisée notamment dans l’action républicaine et l’œuvre scolaire. L’histoire de la laïcité déploie une exigence de responsabilité, n’imaginant pas possible le salut de la République sans l’engagement lucide et résolu des républicains (8). Mais la laïcité paraît échouer sur le terrain social (9). C’est ainsi que ses détracteurs la suspectent d’invoquer l’égalité républicaine et la neutralité du service public, en occultant les antagonismes sociaux. Mais les laïques ne choisissent pas les conditions de leurs combats ; leurs actions peuvent en partie servir d’autres fins que celles pour lesquelles ces actions ont été engagées. Ainsi, le débat sur les signes religieux à l’école a pu sembler détourner provisoirement l’opinion des questions sociales, alors même que ce débat a fait apparaître le caractère indispensable d’une nouvelle loi laïque (10).

Mais dans son souci de se montrer ” sociale, démocratique ” et attentive aux nouvelles données de l’histoire, une certaine laïcité s’empresse de se déclarer ” ouverte ” à la réalité telle qu’elle existe. Dans son zèle adaptatif, cette laïcité paraît même complaisante envers des idéologies oppressives, antihumanistes ou antimodernes, au double prétexte que ces idéologies feraient des adeptes chez des déshérités et que la laïcité serait synonyme de tolérance. Mais on peut douter de l’utilité d’une laïcité qui multiplierait des ” pactes ” incertains avec des idéologies opposées aux principes de liberté, d’égalité et de fraternité. La laïcité risque même de se retourner contre elle-même si elle se laissait intimider par des idéologies qui pourraient faire régresser la société de plusieurs siècles. La laïcité serait-elle alors condamnée soit à se replier sur des principes coupés de la réalité empirique, soit à s’immerger dans cette réalité au point d’abdiquer ses prétentions fondatrices?

La laïcité donne force à ses principes lorsqu’elle se trouve associée aux combats émancipateurs contre la marchandisation des rapports sociaux, l’exploitation du travail et la domination culturelle. Et pourtant, le lien de la laïcité et du combat social n’est pas analytique : la justice sociale n’est pas un caractère inhérent au principe de laïcité. Dans sa notion première, la laïcité est un principe politique, juridique et éthique ; elle n’implique pas immédiatement l’exigence de justice sociale et économique. C’est donc d’une rencontre historique entre la laïcité et le mouvement social dont nous avons aujourd’hui besoin.

Dans cette synthèse du combat laïque et du mouvement social, il incombe naturellement aux laïques de ne pas attendre la fin des discriminations socio-économiques pour s’affronter aux idéologies de la soumission. Mais il revient aussi aux syndicats, parti et associations de ne pas différer indéfiniment un positionnement clair en matière de laïcité. Il est vrai que la défense des principes laïques peut être l’objet d’une tentative de récupération de la part de forces opposées au progrès social : mais la réponse appropriée à ce détournement ne saurait être l’évitement de la question laïque. Car la question laïque n’est pas une question artificielle mais essentielle, mettant en cause les fondements de la civilisation. Ne pourrait-on pas estimer qu’aujourd’hui comme il y a juste un siècle, lors des débats sur la loi de Séparation, la question laïque doit accompagner et clarifier le combat pour l’émancipation sociale des travailleur?

La laïcité a aujourd’hui pour tâche de porter sa visée universaliste et internationaliste sur le terrain social. En accomplissant cette mission, la laïcité ne s’agenouille pas devant le fait accompli des communautarismes pas plus qu’elle ne cherche à complaire à des idéologies aliénantes et réactionnaires. Elle offre ainsi la possibilité de faire contrepoids au ” réalisme politique ” qui abandonne à leur sort celles et ceux qui se reconnaissent dans l’universalité républicaine mais sont la proie de l’intimidation communautariste. Loin de devoir se constituer en idéologie de l’ordre social, la laïcité a aujourd’hui la responsabilité historique d’empêcher une fracture entre les exigences humanistes et les revendications économiques.

Pierre Hayat.

 (1) À la suite de Durkheim, Bourdieu voit dans la sociologie un type de connaissance indispensable à une société laïque : ” Le propre des réalités historiques est que l’on peut toujours établir qu’il aurait pu en être autrement (…) Ce qui veut dire que, en historicisant, la sociologie dénaturalise, défatalise “, Pierre Bourdieu, Choses dites, Minuit, 1987, p.25.
(2) Aux yeux des fondateurs de la laïcité républicaine, l’idée laïque a même paru accompagner le mouvement d’ensemble de l’histoire : ” Malgré les réactions, malgré tant de retours directs ou indirects à l’ancien régime (…) le principe a survécu : la grande idée, la notion fondamentale de l’État laïque, c’est-à-dire la délimitation profonde entre le temporel et le spirituel, est entrée dans nos mœurs de manière à n’en plus sortir “, Ferdinand Buisson, Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire (extraits), établissement du texte, présentation et notes par Pierre Hayat, Kimé, 2000, p.162.
(3) En ce sens, on peut dire que ” la laïcité ne se soutient pas d’elle-même “, Régis Debray, Ce que nous voile le voile. La République et le sacré, Gallimard, 2004, p.33.
(4) ” Les laïques, c’est le peuple, c’est la masse non mise à part, c’est tout le monde, les clercs exceptés, et l’esprit laïque, c’est l’ensemble des aspirations du peuple, du laos, c’est l’esprit démocratique et populaire. ” ibid., p.175.
(5) Emmanuel Levinas, Les imprévus de l’histoire, préface de Pierre Hayat, Fata Morgana, 1994, p.181.
(6) Id.
(7) ” La laïcité de l’école (…) consiste à écarter tout ce qui est susceptible d’entraver le principe du libre examen, tout ce qui peut faire obstacle au sérieux de la libération de la pensée “, Catherine Kintzler, ” L’école entre société et cité “, Humanisme, Paris, 1990, p.56.
(8) ” Nous nous occupons à faire des républiques, c’est bien : occupons-nous à faire des Républicains, ce sera plus utile encore “, Ferdinand Buisson, Éducation et République (introduction de Pierre Hayat), Paris, Kimé, 2003, p.61.
(9) ” Le principe de laïcité s’est toujours heurté au système économique de domination et d’exploitation du travail qui régit le développement de notre société “, Contribution de la Cgt à la commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, 7 novembre 2003.
(10) ” Les personnes qui ont des revendications politico-religieuses les défendent au nom de la Loi divine. Il est important de leur opposer la loi des hommes “, Jacqueline Costa-Lascoux, propos recueillis par Brigitte Perucca, Le Monde de l’éducation, janvier 2004, p. 28.

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