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Raison Présente

Avant-propos

Raison Présente - 10 novembre​ 2012

Sciences sociales et sexualités

Les connaissances en matière de sexualité ont considérablement progressé au cours des dernières décennies. L’apparition du Sida a contribué à la visibilité d’abord, puis à l’acceptation sociale, de l’homosexualité, pratique sexuelle le plus souvent réprouvée et réprimée antérieurement par les morales dominantes. Désormais l’homophobie est condamnée dans la plupart des pays et le débat public porte sur l’homoparentalité ou le mariage homosexuel (Descoutures et alii, 2008). L’apparition du Sida a également rendu possible le financement d’enquêtes empiriques de grande ampleur mobilisant des centaines de chercheurs de toutes disciplines (Bajos et alii, 1998). En quelques décennies un grand nombre de difficultés à la fois méthodologiques et axiologiques ont pu être surmontées par les sciences sociales, et en premier lieu par la sociologie. Au moment où les débats sociétaux concernant des problématiques aussi diverses que l’homoparentalité, le mariage gay[1], la prostitution ou la pornographie sont particulièrement médiatisés, que nous apprennent les travaux récents sur la sexualité, ou plus précisément les sexualités ?

Les sciences sociales ne cherchent pas à dire comment les individus doivent se comporter en matière sexuelle. Elles n’ont pas à prescrire des normes. Elles visent plutôt à découvrir ce qui sous tend la production de celles-ci. Elles cherchent à rendre compte de la réalité et de la diversité des pratiques sexuelles et de ses représentations, à transformer le regard sur ces dernières, mais aussi à mettre en perspective les changements intervenus dans la sphère de l’intime. Celle-ci a été bouleversée, comme l’ensemble du monde social, par l’irruption du mouvement des femmes des années 1970 et les profondes évolutions des rapports entre hommes et femmes intervenues au cours du dernier demi siècle (Bihr, Pfefferkorn, 2002). Désormais le discours public sur les sexualités n’est plus le monopole de disciplines cliniques qui ont tendance à privilégier le biologique ou le psychologique et qui n’hésitent pas à revendiquer une dimension normative. L’essor de la sociologie des sexualités a permis de contester sinon d’ébranler les croyances naturalistes partagées tant par le sens commun que par la plupart des discours savants antérieurs, en premier lieu ceux développés par la médecine, la sexologie et de nombreux courants de la psychologie (Bozon, 2009a).

La dernière enquête Contexte de la sexualité en France réalisée en 2006 (Bajos, Bozon, 2008) permet de prendre la mesure des changements intervenus depuis les précédentes grandes enquêtes de ce type (1968 et 1992) en ce qui concerne les pratiques, les relations et les représentations en matière de sexualité. Plus de douze mille personnes ont accepté de participer à cette recherche et de parler de leurs partenaires à divers âges, des accords et des désaccords, de leurs pratiques sexuelles, hétérosexuelles et homosexuelles, des rencontres par Internet, des phases de la vie sans activité sexuelle, des violences subies, des difficultés sexuelles, du recours au viagra, du plaisir, des conditions de vie ou des enjeux de santé. Ce travail important contribue au développement des connaissances dans un domaine fondamental longtemps resté à l’écart de la production scientifique. En effet, jusqu’à très récemment le contexte relationnel et affectif de la sexualité et de ses plaisirs relevait du tabou ou était sous l’emprise des mythes, des religions et de stéréotypes tenaces.

L’un des principaux résultats de cette recherche est contradictoire. Si les trajectoires et les parcours sexuels et affectifs des femmes se rapprochent désormais de ceux des hommes, l’asymétrie en matière de sexualité persiste cependant. Les expériences vécues de la sexualité restent en effet très distinctes. Les représentations dominantes, fortement intériorisées par les femmes et les hommes continuent à opposer radicalement une sexualité masculine qui correspondrait à un besoin impérieux quasi-biologique et une sexualité féminine qui ne pourrait se développer que dans un cadre conjugal et affectif. Cette enquête aide à prendre de la distance à l’égard des visions stéréotypées sur les individus de l’autre sexe et sur les attentes à l’égard de la sexualité. Celle-ci est en effet une des expressions des inégalités entre sexes qui prévalent dans le monde social (comme dans le travail, au sein de la famille ou dans la vie publique) (Bihr, Pfefferkorn, 2002). Le mythe de la virginité, l’idéologie de la famille et l’obsession nataliste continuent à peser sur les femmes et à les enfermer dans un rôle de reproductrices. Parallèlement, et contradictoirement, la publicité et les médias mettent en permanence l’accent sur leur rôle de séductrice.

Pour autant la réception des résultats des recherches reste très problématique comme le montre Michel Bozon (2009b) à propos de l’enquête dont nous avons brièvement rappelé quelques uns des principaux apports. Trop souvent la presse reprend les préjugés les plus éculés et passe à côté des résultats véritablement nouveaux. Si les cliniciens, qu’ils soient sexologues, médecins ou psychologues, sont régulièrement consultés par la presse et les pouvoirs publics, bien davantage que les sociologues, c’est aussi parce que leur discours est prescriptif. Le récent rapport Et si on parlait de sexe à nos ados ? (Nisand et alii, 2012) commandé par l’ex-secrétaire d’Etat à la Jeunesse et à la Vie associative témoigne de la persistance des visions normatives dès lors qu’il s’agit de sexualité des femmes et des jeunes, a fortiori des jeunes femmes[2]. La plus grande autonomie des jeunes en matière de sexualité provoque chez nombre d’adultes une véritable panique morale alimentée par les discours moralisateurs dont l’horizon semble toujours être le contrôle de la sexualité (des jeunes et des femmes).

Les sexualités demeurent encore largement hiérarchisées dans l’opinion en vertu d’une hypothétique nature qui les rendrait plus ou moins licites ou légitimes. Ce faisant, on occulte trop souvent le poids d’autres types de hiérarchisations transversales (de genre, de classe, de « race ») dans ces agencements ségrégatifs. Récemment, en janvier 2011, le colloque international Sexual Nationalism à Amsterdam a mis en lumière les enjeux classistes et racistes (liés aux rapports de classe et de racisation) des contextes sexuels, mais aussi les implications politiques qui traversent le champ des études sur la sexualité. Car les sexualités sont des productions sociales qui s’insèrent dans les rapports sociaux de sexe mais aussi, au-delà, dans d’autres rapports sociaux. Ces rapports interagissent en effet les uns sur les autres et structurent ensemble la totalité du champ social, et ils se reproduisent et se co-produisent mutuellement (Kergoat, 2012 ; Pfefferkorn, 2012)[3].

***

Ce numéro de Raison Présente a pour titre « Sexualités. Normativités ». Refusant toute perspective moralisante, il a pour ambition d’interroger les orientations contemporaines en matière de normes, de représentations et de pratiques sexuelles. Les auteurs sont des spécialistes reconnus et des jeunes chercheurs qui ont achevé (ou sont en train d’achever) leur travail doctoral.

Les trois premières contributions de ce numéro nous placent dans le cadre des enquêtes sur la sexualité, leurs méthodes, leurs enseignements factuels et les avancées qu’elles permettent en termes de compréhension des dialectiques sociales qui animent les sociétés qu’elles étudient. L’article de Patricia Legouge a pour objet le long cheminement qui amène progressivement à faire de la sexualité un champ d’étude autonome, mais dont l’intérêt gît en même temps dans sa non-autonomie, c’est-à-dire dans ses rapports ténus avec les autres lignes de force et de démarcation qui traversent la société. La contribution de Nathalie Bajos et Michel Bozon, maîtres d’oeuvre de l’enquête Contexte de la sexualité en France (2008), propose (pour la première fois dans le cadre de la sociologie française) de mettre en rapport les comportements sexuels des individus avec leurs profils socioprofessionnels. Ce travail met en évidence les différences qui existent en termes de pratiques et de valeurs sexuelles entre les hommes et les femmes dans la mesure où les clivages sociaux ne jouent pas de la même façon chez les unes et chez les autres. De plus, tandis qu’il souligne la non-systématicité des « postures traditionnelles », il met en évidence la diversité des manières d’être « sexuellement moderne », tout en n’occultant pas les réminiscences morales attachées à certaines pratiques ou jugements. Enfin, Charlotte le Van propose un travail sur le thème de l’infidélité qui s’attache à différencier avec précision les diverses modalités du phénomène en fonction des motivations ou justifications des acteurs. Ce travail de classification permet une compréhension différenciée d’un phénomène qu’on a trop tendance à appréhender comme une réalité uniforme.

Les articles de Gabriel Girard, de Natacha Chetcuti et de Jean-Noël Sanchez proposent un éclairage réactualisé des tensions entre homosexualité et (hétéro)-normativité. L’analyse des discours de prévention de l’infection VIH parmi les gays permet de révéler les difficultés à afficher une perception partagée de l’appartenance communautaire. En effet, les discours sur les pratiques sans protection ont ébranlé la figure de l’homosexuel exemplaire dans ses conduites sexuelles. Questionnant les responsabilités individuelle et collective, ces pratiques ont reconfiguré la scène des débats sur les risques. Le discours sur le sujet gay et les normes de prévention à destination de ce groupe cache en effet une définition normative des relations individuelles. La comparaison des concepts d’hétéronormativité et d’hétérosocialité ouvre la voie à une analyse articulée des rapports sociaux de sexe et de sexualité. Natacha Chetcuti, retrace les étapes de la dénaturalisation de l’hétérosexualité. Elle précise l’apport de la pensée queer à la critique des normes de genre et de sexualité. En outre, le travail de déconstruction de la pensée straight initié par Wittig permet de mettre au jour l’hétérosexualité, en tant que régime d’organisation sociale, et les processus de distinction et de hiérarchisation entre les hommes et les femmes qu’il pérennise. Enfin, la contribution de Jean-Noël Sanchez s’intéresse aux transsexuels philippins. Elle souligne les apories d’un discours homonormatif eurocentré. Ainsi, la figure du bakla et son positionnement dans le système philippin des rapports sociaux de sexe permet une analyse décentrée des discours normatifs sur la sexualité et le genre. Si ces deux champs sont bien des plaques tectoniques, ils ne se réduisent pas l’un à l’autre. Les foyers de discours normatifs sont pluriels et les contextes socio-politiques sont essentiels pour comprendre toute la complexité d’un système de sexe/genre local.

Le dernier ensemble de contributions traite de deux thèmes polémiques, la pornographie et la prostitution, et se confronte aux questions de la censure et de la répression en matière sexuelle. Stéphanie Kunert analyse les mises en scènes médiatiques de la figure de l’actrice pornographique. Elle examine ses effets sur les travailleurs du sexe et les publics de la pornographie. Soulignant leur hypersexualisation par les médias, l’auteure interroge la pornographie visuelle comme technologie de genre. L’article de Ruwen Ogien propose un démantèlement des arguments opposés à la pornographie. Il analyse la condamnation morale des représentations sexuelles comme relevant de la répression de la curiosité sexuelle. Au nom de la protection de la jeunesse, la pornographie est considérée comme un danger pour le jeune consommateur. Au demeurant, sa répression morale et légale permet avant tout la promotion d’une conception particulière de la sexualité. L’article de Lilian Mathieu qui clôt ce numéro pointe encore la répression comme modalité de hiérarchisation de conduites (et des acteurs), et l’instrumentalisation, en creux, des questions sexuelles. Le projet de pénalisation des clients de la prostitution, inspiré du modèle suédois, entérine le tournant répressif pris par le principal acteur du mouvement abolitionniste et son rapprochement avec certains groupes féministes. L’analyse de ce projet révèle les enjeux sous-jacents, notamment en matière d’occupation de l’espace urbain et, plus largement, de pénalisation des problématiques sociales.

Références :

Bajos Nathalie et Michel Bozon (sous la direction de), 2008, Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, Paris, Éditions La Découverte.

Bajos Nathalie, Michel Bozon, Alexis Ferrand, Alain Giami, Alfred Spira, 1998, La sexualité aux temps du sida, Paris, PUF.

Bihr Alain, Roland Pfefferkorn, 2002, Hommes-femmes, quelle égalité ? Paris, Editions de l’Atelier.

Bozon Michel, 2009a, Sociologie de la sexualité, Paris, Armand Colin, 2ème édition refondue.

Bozon Michel, 2009b, « Le filtre des médias, ou la réception d’une enquête sur la sexualité  », Cultures et sociétés en Rhône Alpes, numéro spécial Sexes, n° 5, p. 28-35.

Descoutures Virginie, Marie Digoix, Eric Fassin, Wilfried Rault, 2008, Mariages et homosexualités dans le monde. L’arrangement des normes familiales, Paris, Editions Autrement..

Kergoat Danièle, 2012, Se battre, disent-elles… Paris, La Dispute.

Nisand Israël, Brigitte Letombe et Sophie Marinopoulos, 2012, Et si on parlait de sexe à nos ados ? Paris, Odile Jacob.

Pfefferkorn Roland, 2012, Genre et rapports sociaux de sexe, Lausanne, Editions Page 2.

1. Les deux écritures gay et gai peuvent se rencontrer. [↑]
2. Voir par exemple les propositions de ce rapport : « Pour les enfants en maternelle et primaire […] dispenser des informations sur la vie affective, émotionnelle, sentimentale et sur le respect de soi-même dans un rapport au corps sexué. » ; « Organiser une résistance institutionnelle, collective et sociétale à la diffusion libre et marchande de la pornographie auprès des jeunes ». [↑]
3. Voir aussi les numéros 174 et 178 de Raison présente : « Racisme, Race et Sciences Sociales », 2e trimestre 2010 et « Articuler les rapports sociaux. Classes, Sexes. Races », 2e trimestre 2011. [↑]

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