Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

Jean Bricmont 

Physicien et essayiste

01/12/1998

L'après-Sokal : que faire ?

Je voudrais demander au lecteur d’envisager favorablement une doctrine qui peut, je le crains, paraître extrêmement paradoxale et subversive. La doctrine en question est la suivante : il n’est pas désirable de croire en une proposition lorsqu’il n’y a aucune raison de penser qu’elle est vraie.

Bertrand Russell.

L’impact de la parodie

Avant d’évoquer les suites de l’affaire Sokal, je voudrais revenir sur ce qui a été dit à propos de la parodie elle-même (1) et corriger quelques-unes des nombreuses inexactitudes que l’on a pu trouver sur Internet ou ailleurs. Tout d’abord, c’est bien Alan qui l’a écrite tout seul. Bien entendu, j’étais au courant avant qu’elle ne soit publiée et je ne m’attendais pas à ce qu’elle le soit ; c’était trop ” hénaurme “. Et je pouvais encore moins imaginer alors tout ce qui suivrait : par exemple, être invité, moi qui suis professeur dans une université catholique, à intervenir dans un colloque organisé par l’Union rationaliste !

Au moment de la publication de la parodie, la situation était assez décourageante. Un regard rationaliste sur le monde ne pouvait que constater un regain des pseudo-sciences, une montée de l’intégrisme religieux et une croissance de cette espèce de pensée confuse, difficile à cerner de façon précise, qu’on appelle parfois ” postmodernisme “. Pour simplifier, disons que c’est une pensée qui considère que les Lumières sont dépassées et que le progrès scientifique, la clarté de la pensée et le rationalisme philosophique sont des illusions et même peut-être des illusions dangereuses. Ce type de pensée a incontestablement progressé sur les campus américains (et aussi en Europe) au cours des vingt dernières années. Tout comme Sokal, j’ai été influencé par la lecture du livre de Gross et Levitt, Higher Superstition (2). C’est un livre intéressant qui donne beaucoup d’exemples, d’ailleurs parfois fort amusants, d’irrationalisme philosophique et de confusion concernant les sciences, et qui montre que ces idées ont pignon sur rue dans certains départements des universités américaines. Ce qui est également fort intéressant, c’est que Gross et Levitt montrent que ces tendances au postmodernisme sont souvent associées à des options politiques, disons ” progressistes “, pour simplifier. Comme le dit très bien Sokal, il y a une espèce de volte-face historique : la gauche politique, au moins dans certains milieux intellectuels, loin de s’appuyer sur la science pour combattre l’obscurantisme et la réaction a plutôt tendance à s’appuyer sur l’obscurantisme pour combattre la science.

A mon sens, le principal mérite de la parodie est d’avoir ouvert le débat, d’avoir montré qu’il était possible de faire quelque chose d’original ayant un fort écho (et, accessoirement, que même les rationalistes pouvaient avoir de l’humour – contrairement à ce que leurs adversaires pensent assez souvent). Le fait que la parodie ait eu un tel impact est encourageant, même si je suis parfois en désaccord avec les motivations politiques plus ou moins explicites de ceux que ça a fait rire. Cela montre que, d’une certaine façon, les temps changent et qu’une réaction est en train de se construire. Contrairement à Jacques Bouveresse (3), je serais plutôt optimiste, avec toutefois quelques nuances. Il y a certains problèmes qu’il faudrait aborder, mais que nous n’avons pas abordés dans notre livre et sur lesquels je voudrais m’arrêter un instant.

La bonne littérature de vulgarisation est assez rare

La littérature de vulgarisation scientifique souffre de plusieurs problèmes. Je passe un certain temps dans les librairies à feuilleter les ouvrages de vulgarisation, à regarder les dernières parutions. Regardez vous-mêmes autour de vous. Que trouve-t-on ? Allez à la fnac, par exemple. Regardez d’abord la taille des rayons consacrés à l’obscurantisme pur et simple (ésotérisme, mysticisme etc.). Regardez ensuite, dans les rayons ” philosophie “, ce qui est de l’irrationalisme distingué (pas tout, loin de là, mais une partie). Finalement vous arrivez aux rayons consacrés à la vulgarisation scientifique. Ils sont déjà beaucoup plus petits. Là, vous trouvez pas mal de livres d’histoire ou de sociologie des sciences ; je n’ai rien contre ces ouvrages bien sûr, mais ce n’est pas encore de la vulgarisation scientifique. Par ailleurs, je suis souvent fort critique vis-à-vis des écrits de Bruno Latour, d’Isabelle Stengers ou de Michel Serres. Ensuite, vous trouvez des livres comme La fin des certitudes d’Ilya Prigogine (4). On y trouve des assertions philosophiques qui sont faites sur la base d’idées physiques incompréhensibles pour le public auquel il s’adresse et, de plus, fort contestables. Suite à la lecture du livre de Gross et Levitt, j’ai fait une critique d’une partie de cette littérature de vulgarisation (5). Il existe finalement des livres qui sont corrects du point de vue scientifique mais qui sont beaucoup trop compliqués. Il est difficile d’expliquer, par exemple, les problèmes liés aux fondements de la mécanique quantique à un public qui ne connaît presque rien à la physique sans donner l’impression que la science est semblable à la magie.

Où trouve t-on un livre comme La nature de la physique de Feynman ? C’est un excellent livre, mais il est relativement ancien, il date (en anglais) de 1965 (6). Lorsque nous avons écrit notre livre, nous avons cherché de bons ouvrages de vulgarisation sur la théorie de la relativité (en français). Il ne semble pas y en avoir beaucoup. Où un jeune trouvera-t-il aujourd’hui des livres qui l’initient aux idées scientifiques de façon pédagogique ? Il me semble qu’on manque de tels livres aujourd’hui. 

Les limites de la pensée pure

On nous a souvent demandé pourquoi nous ne critiquions pas dans notre livre des auteurs comme Derrida, ou Heidegger ? La raison est simple : nous ne sommes pas des philosophes professionnels et nous n’avons ni les compétences, ni d’ailleurs le désir de lire ces textes en détail pour en faire la critique. Pourtant ce travail ne serait sans doute pas inutile et on peut souhaiter que des philosophes professionnels le fassent (7).

Par ailleurs, à partir des XVIIe et XVIIIe siècles on a compris que, pour apprendre à connaître le monde, il est indispensable de se baser sur l’observation et l’expérience, de tester nos connaissances. Et qu’il est difficile de construire des théories très développées sur la seule base de la pensée pure. Cela ne veut évidemment pas dire que la pensée pure ne soit pas intéressante, mais elle a ses limites et il est important de critiquer les dérives en la matière. En particulier à notre époque, dans ce qu’on appelle le ” postmodernisme “, il y a une tendance à se laisser aller à la spéculation face à laquelle une certaine réaction empiriste est nécessaire. Mais nous ne nous sommes pas estimés capables de développer ce thème avec la rigueur nécessaire. 

La science ” postmoderne ” mènerait à un réenchantement du monde

Venons-en à un troisième point absent de notre livre et qui mériterait d’être approfondi. A en croire certains, la ” science moderne ” ou ” postmoderne ” comme on l’appelle parfois, mène à un réenchantement du monde. On a évoqué les utilisations abusives du théorème de Gödel (8). Dans les sciences naturelles c’est le chaos, la mécanique quantique, la théorie de l’information, la théorie des fractales, ou encore la théorie des catastrophes qui sont invoqués. Une nouvelle science physico-mathématique est supposée être en rupture radicale avec la science classique. Je pense que c’est fondamentalement une erreur. Il faudrait des livres entiers pour mettre à jour toutes les confusions sous-jacentes, et expliquer ce qui est partiellement vrai. Pour simplifier, disons que la philosophie du XVIIIe siècle, s’appuyant sur la science moderne née au XVIIe siècle, portait en elle l’idée que l’on peut accéder à un type de connaissance très profond par l’expérience et le raisonnement. Ceci a permis toutes sortes de transformations technologiques et a également apporté une compréhension des phénomènes qui va bien au delà des apparences et s’avère une façon de faire infiniment plus satisfaisante que les connaissances ou les théories précédentes qui étaient essentiellement basées sur la révélation, l’interprétation des textes sacrés, la croyance à l’autorité, etc.

Il faut souligner que, dans la vision religieuse traditionnelle du monde, il y a un dieu qui crée cet univers gigantesque pour nous et qui, d’une certaine façon, se préoccupe de nous d’une façon extraordinaire. Tandis que dans la vision scientifique du monde, il n’y a pas cette idée que l’univers est fait pour nous et que l’homme est au centre du monde, qu’il y a un être qui veille à notre destinée ou qui nous dit ce qui faut faire ou qui donne un sens à notre vie. C’est là l’aspect ” désenchantement du monde ” de la démarche scientifique. Et je ne vois rien dans la science contemporaine qui puisse changer ce constat. Comme le dit très bien le physicien S. Weinberg, plus l’univers est compréhensible, plus il semble dépourvu de sens.

Certes, il a des choses qu’on ne comprend pas, d’autres qu’on ne comprend qu’imparfaitement. On pensait pouvoir prédire certains phénomènes et on se rend compte qu’on ne peut pas. Mais il n’y a absolument rien qui nous fera revenir sur la révolution culturelle scientifique, si je peux appeler ainsi les changements intervenus aux XVIIe et XVIIIe siècles.

L’Université interdisciplinaire de Paris

Pour illustrer ce que je viens de dire, parlons de l’UIP (Université interdisciplinaire de Paris). Ce n’est pas réellement une université mais plutôt une association qui organise des colloques et des conférences. C’est un mouvement très actif. Son objectif est principalement de montrer que la science mène de façon naturelle à un retour au religieux, contrairement à ce qu’on a prétendu depuis le XVIIIe siècle. Jean Staune, un des principaux animateurs de l’UIP, a écrit un article dont le titre est : ” La science conduit-elle à la transcendance ? “. Évidemment, la réponse est oui. J’ai rencontré récemment Jean Staune, et il m’a déclaré, d’ailleurs très gentiment, que l’UIP était la principale organisation ” anti-Sokal-Bricmont ” en France. J’étais assez étonné. En effet, notre livre ne traite pas du tout des problèmes qui sont posés par l’UIP. Mais ce que perçoit Jean Staune, c’est que notre livre souhaite défendre une approche scientifique du monde. Or, le discours qui sous-tend les thèses de l’UIP, la théorie du retour au religieux, est basé sur certaines confusions concernant le discours scientifique.

La démarche est la suivante : on part de problèmes qui ne sont pas résolus par la science, mettons l’origine de la conscience ou les fondements de la mécanique quantique, et on en ” déduit ” qu’il y a du transcendant. C’est ce que les anglo-saxons appellent le ” dieu des trous “. Il y des trous dans nos connaissances, donc il y a du divin. Cela revient à réifier l’ignorance. Une fois que cette démarche est mise au clair, son illogisme est flagrant. Les chiens, pour prendre un autre animal que l’homme, ne comprennent pas les lois de la mécanique céleste. Mais ça ne prouve pas qu’il y a une transcendance. 

Optimisme ou pessimisme ?

Alors, optimiste ou pessimiste à propos de l’après-Sokal ? Je suis relativement optimiste car je trouve que l’écho de cette affaire a été absolument inouï. L’impact du canular a amené pas mal de gens à réfléchir.

Ce que l’on a appelé postmodernisme va peut-être disparaître. Mais la question est : par quoi sera-t-il remplacé ? Je crains une résurgence d’une certaine forme de dogmatisme, en particulier du dogmatisme religieux ou une certaine forme de syncrétisme entre science et croyance, et vis-à-vis de laquelle on n’est pas assez vigilant. J’ai remarqué qu’une série de gens qui ont aimé notre livre (à cause de la critique du relativisme) sont en fait très dogmatiques. Il faut évidemment insister aussi sur l’aspect sceptique de la démarche scientifique. 

Scientiste et positiviste ?

On m’a parfois accusé d’être positiviste et scientiste. Je tiens à préciser que dans un certain sens j’accepte le terme et dans un certain sens je ne l’accepte pas. Je ne l’accepte pas dans un sens qui consisterait à dire que la science va donner des réponses à tout. De plus, le type de réponses produites par la science, à la différence de celles fournies par la religion par exemple, sont révisables et basées sur des considérations empiriques. Il y a une différence à la fois sur la nature des questions posées et sur le type des réponses données. Mais néanmoins, là où je suis scientiste, c’est dans l’idée que je ne vois pas d’autre façon de connaître objectivement le monde que de procéder comme on le fait en sciences, en ce qui concerne le monde naturel autant que le monde humain. Sur ce point, je pense être d’accord avec Marc Richelle (9).

A la fin de son Histoire de la philosophie occidentale, Bertrand Russel écrit que les philosophes tels que lui ” admettent volontiers que l’intellect humain est incapable de trouver des réponses définitives à beaucoup des questions qui sont d’importance profonde pour l’humanité. Mais ils refusent de croire qu’il y a une autre façon de connaître qui soit plus élevée et qui permette de découvrir des vérités cachées à la science et à l’intellect ” (10).

Dans la mesure où l’on me traite de scientiste parce que je n’admets pas les ” rationalités alternatives “, comme on les appelle parfois, j’accepte ce qualificatif. 

Pour conclure

Je vais terminer par un morceau de littérature ; en effet, nous avons été violemment critiqués par Lévy-Leblond dans un article de La Recherche (11).

Il traite Sokal de cow-boy et moi d’apothicaire (= M. Homais) ; il cite Sartre disant ce que Flaubert reproche à M. Homais ; c’est un peu curieux comme argument, mais c’est ce qu’il fait. Après avoir lu Pourquoi des philosophes ? et La cabale des dévots de Jean-François Revel, qui sont des livres très intéressants, j’ai aussi lu de lui Pour l’Italie, qui est une description remarquable d’une Italie dominée, dans les années cinquante, par la Démocratie chrétienne et l’Église catholique ; on y lit : ” Deux personnages à réhabiliter : Emma Bovary et Monsieur Homais, ce sont des moments décisifs dans l’histoire de la liberté en France, à eux deux ils gagnent la partie, ils emportent la belle contre Chateaubriand, Bonald, Veuillot, les jésuites, il faut leur pardonner leur naïveté et leur lourdeur, comme à tous les précurseurs, à tous les martyrs. Je préfère les travers ridicules mais pleins d’avenir de Homais à la belle âme sépulcrale et stérile de Chateaubriand. Sans le premier il n’y aurait pas eu de IIIe République, pas d’affaire Dreyfus, pas de Résistance ; le second, ministre de l’Éducation nationale, eût fait supprimer l’enseignement des sciences. Sans Emma, pas de Beaudelaire, pas de Gauguin, pas de ballets russes, pas de surréalisme. ” (12)

 

  1. A propos de cette parodie, voir l’article de Martin Gardner dans le n° 515 des Cahiers rationalistes. 
  2. Gross, Paul R. et Norman Levitt, 1994, Higher Superstition : The Academic Left and its Quarrels with Science, Baltimore : Johns Hopkins University Press. Voir aussi : Gross, Paul R., Norman Levitt et Martin W. Lewis (éditeurs), 1996, The Flight from Science and Reason, Annals of the New York Academy of Sciences, Vol 775. 
  3. L’intervention de Jacques Bouveresse a précédé celle de Jean Bricmont. Elle a été publiée dans les numéros 528 et 529 des Cahiers rationalistes : ” Qu’appellent-ils penser ? ” 
  4. Ilya Prigogine, 1996, La fin des certitudes, Paris, éditions Odile Jacob. 
  5. Bricmont Jean, 1995, ” Science of chaos or chaos in science ? “, Physicalia Magazine Vol. 17, n°.3-4. Diponible sur http://www.fyma.ucl.ac.be/reche/Publications.html. 
  6. Feynman, Richard, 1980, La nature de la physique. Traduit de l’américain par Hélène Isaac et al. Paris, Seuil. 
  7. Pour Derrida, voir l’article de Bouveresse dans la note 3 ; pour Heidegger, voir Herman Philipse, 1998, Heidegger’s philosophy of Being : A critical interpretation, Princeton University Press. 
  8. Voir l’article de Jacques Bouveresse (note 3). 
  9. Voir les Cahiers rationalistes n° 527. 
  10. Russell Bertrand, 1961, History of Western Philosophy, 2e édition, London, George Allen et Unwin. Republié par Routledge, 1991, p. 789. (Traduction française de la première édition : Histoire de la philosophie occidentale. Traduit de l’anglais par Hélène Kern, Paris, Gallimard, 1952.) 
  11. Lévy-Leblond Jean-Marc, Le cow-boy et l’apothicaire, La Recherche, 1997. 
  12. Revel Jean-François, Pour l’Italie, 1997, Paris, Robert Laffont. 

Venez découvrir

Les Cahiers Rationalistes

Venez découvrir

Raison Présente

Podcast

RECHERCHE PAR THÈME

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *