Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

Gérard Fussman

Agrégé de lettres classiques – Professeur honoraire au Collège de France

Les Cahiers Rationalistes
n°657

Novembre-décembre 2018

Bien dire, sinon devoir se taire ?

Nous ne sommes plus au début du 20e siècle quand, en France (dans d’autres pays, c’était pareil ou pire), on pouvait distinguer au premier regard le paysan endimanché, l’ouvrier en bleu de travail et casquette ou béret rond, le rapin à blouse, béret basque et lavallière du bourgeois à cravate et chapeau. Je ne suis pas sûr que les jeunes gens de 20 ans, aujourd’hui, comprennent encore l’opposition col blanc/col bleu. Les distinctions de costume demeurent, mais sont moins tranchées. Un rappeur peut un jour être en survêtement, la tête coiffée d’une casquette visière à l’envers recouverte d’une capuche et le lendemain vêtu comme un prince. Inversement, les grands de ce monde quittent parfois leur costume de Saville Row ou leur veste Arnys et leurs chaussures Berluti pour faire devant les photographes un jogging (pardon : on dit maintenant un running) en survêtement et bandana. On peut se permettre des transgressions impensables il y a 50 ans seulement. Les veuves s’habillent en rose et l’on ne met plus une robe du soir pour aller à l’Opéra.

Ce serait cependant une erreur de croire que les classes sociales n’existant plus comme tant de politiciens veulent nous le faire croire, les distinctions de classe ont cessé d’être. Je pourrais renvoyer au très beau livre de Pierre Bourdieu, La Distinction (1954). Mais il n’est pas besoin d’être un très grand sociologue pour voir la différence, dans un reportage vidéo sur un déplacement du président de la République, entre gens du peuple et gens de la haute (ou gens bien). On ne peut plus reconnaître à coup sûr, au premier coup d’œil, un ouvrier d’usine, un charpentier, un maçon, et dire que l’un est un instituteur (maintenant professeur des écoles), l’autre un employé de bureau. Mais avec un peu d’attention et d’oreille on percevra la différence entre les ouvriers et les petits commerçants, entre les cadres et les petits patrons.

Le même Pierre Bourdieu, par exemple dans La Noblesse d’État (1989), a décortiqué les stratégies de reproduction des classes sociales dominantes. Le principe est « ne mélangeons pas les serviettes et les torchons ». Pour éviter les mésalliances on envoie les enfants dans des écoles privées très onéreuses. On leur organise des loisirs coûteux, réservés à une élite : rallyes automobiles, sports de privilégiés (jumping ; golf, mais pas sur les terrains municipaux ; ski nautique, mais pas n’importe où, etc.) délaissés dès qu’ils deviennent des sports de masse (le tennis par exemple), bals privés sur invitation et à tenues chic, etc. Cette éducation par l’école et le loisir vise à éviter les mauvaises rencontres et les mariages socialement mal assortis que celles-ci pourraient entraîner. Elle inculque aussi aux futurs membres de la classe dominante, sans qu’ils s’en rendent forcément compte, un certain nombre de codes qui leur permettent de se reconnaître entre eux.

Ces codes changent avec le temps. Ils ne sont pas les mêmes pour les hommes et pour les femmes. Les codes féminins, dont nous ne parlerons pas ici, ont beaucoup évolué car les femmes jouent un rôle de plus en plus important dans la société. Dans leur esprit, les codes de la classe dominante masculine française sont restés les mêmes que ceux de la noblesse de cour sous Louis XIV et peuvent se résumer à la triade « bon ton, bon goût, bonne tenue ». Le plus apparent est le code vestimentaire masculin. Le haut-de-forme et l’omniprésence du noir sont passés de mode. Les gens « bien » portent rarement le chapeau, même lorsqu’il pleut. Mais le noir, le gris et le bleu foncés restent de rigueur. On n’imagine pas un banquier, un avocat ou un politicien de droite porter dans ses activités quotidiennes une veste jaune-orangée. Le costume deux ou trois pièces de bonne coupe marque l’appartenance à l’élite, ou le désir d’y appartenir. Chemise, cravate. On peut déroger à l’uniforme pour jouer à l’aviateur ou au randonneur, surtout lorsqu’il y a des photographes. L’exemple vient de loin : Clemenceau s’habillait en paysan-chasseur (guêtre, chapeau cabossé) pour aller dans les tranchées. Pour montrer que l’on travaille, on tombe la veste, mais on garde la cravate. Et surtout pas de bretelles : cela ferait journaliste américain. Pour faire peuple, on se retrousse les manches. Mais je ne crois pas qu’on voie jamais un patron ou un diplomate se laisser photographier portant un marcel (ou débardeur) bleu.

Le costume est le plus apparent des codes, mais aussi le moins fiable : n’importe qui peut acheter ou se faire tailler sur mesure un costume trois pièces. En outre une partie de l’élite préfère désormais les normes américaines des patrons des grandes entreprises de l’informatique : tennis blanches, jean de bonne qualité et de prix correspondant, ras-du-cou. Plus difficiles à singer sont les façons de communiquer incorporées par l’éducation et les fréquentations exclusives, ce que Bourdieu appelle l’habitus : la gestuelle, la voix, le langage. Leur caractéristique commune est la correction, la mesure et le calme. Quand on appartient à la classe dominante, on évite les grands gestes et les éclats de voix, sauf parfois le temps d’un meeting électoral. De la maîtrise de soi et de la retenue avant toute chose. Hausser le ton dans un salon, une assemblée de professeurs, et même à la Chambre des députés dérange et montre qu’on n’appartient pas au monde des gens bien élevés. L’homme de bon ton, le technicien sûr de lui reste calme et sa voix est posée. Ceux qui dérogent à cette convention sont vite qualifiés de tribuns s’ils parlent bien et un tribun, même s’il n’est pas populaire, est toujours populiste. Des exemples ? Voyez le contraste d’attitude et de voix entre Giscard d’Estaing et Georges Marchais, Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon, Carlos Ghosn et Philippe Martinez. Imaginez-vous un patron hurlant devant ses ouvriers, un grand avocat injuriant ses collaborateurs sans qu’immédiatement il soit déconsidéré ? Dans un débat télévisé, celui qui perd son sang-froid ou hausse le ton d’indignation perd la partie.

Plus important encore est le niveau de langue. Français correct, celui du Figaro ou du Monde, de plus en plus mâtiné d’un peu d’anglais pour faire technique et moderne (in dans les mots croisés). Pas d’afféterie ni de syntaxe, ni de vocabulaire : l’imparfait du subjonctif, carabistouilles et itinérance n’attirent que des sarcasmes. Pas de grossièreté : seul De Gaulle, ancien militaire, pouvait se permettre la chienlit, et encore prononcée bisyllabique. Pas de vocables devenus usuels, mais sentant encore trop leur origine populaire : bosser, bouffe (sauf accompagnant le mot opéra), boulot, garce, radin, rapiat, etc. Qui déroge à ces codes le paie cher. Le « casse-toi, pauvre con » de Sarkozy le poursuivra longtemps parce qu’il dénote un manque de respect (point sur lequel je reviendrai plus loin), une perte de sang-froid et une maîtrise très imparfaite du langage bienséant de la classe dominante. Le masque tombe. Le dominant qui utilise ces mots est un parvenu.

Le plus curieux est que cette perception du niveau de langue comme preuve et condition d’appartenance légitime à la classe dominante n’est pas propre à celle-ci. En prononçant « casse-toi, pauvre con», M. Sarkozy a choqué bien au-delà des gens aisés et bien élevés. Les Français à bas revenu et éducation minimale (en résumé : le peuple) ont tout autant désapprouvé. Ils seraient également choqués de voir un ministre en survêtement à l’Assemblée nationale ou un grand patron ou un directeur de service allant régulièrement au bureau en salopette, même propre. On admet fort bien le port du casque de chantier, de la blouse et de la charlotte lors de la visite d’un laboratoire devant les journalistes, mais pas la dérogation manifeste aux codes vestimentaires et langagiers de la classe dominante. Celle-ci a imposé ses codes de la légitimité à l’ensemble de la population. En d’autres termes quand on domine, quand on commande, quand on dirige, il ne faut pas choquer. Le truc le plus utilisé pour ne pas choquer est le recours à l’euphémisme, c’est-à-dire le remplacement d’un mot exprimant une réalité déplaisante ou effrayante par un mot ou une locution jugés plus acceptables et souvent trompeurs.

Les politiques en font usage depuis longtemps. Les impôts sont devenus des contributions sans cesser d’être obligatoires. Le Ministère des Armées est devenu il y a longtemps déjà Ministère de la Défense, celui de la Police Ministère de l’Intérieur, avec des attributions étendues il est vrai. La guerre d’Algérie était désignée sous le nom d’événements et l’armée française y menait des opérations de police. On ne court plus le risque d’être tué quand on attaque un policier, on est neutralisé, mais le résultat est le même. À Gaza, il n’y a que des violences, qui font quand même beaucoup de morts. Les victimes civiles d’un bombardement présenté comme très précis sont des dégâts collatéraux. Au Yémen, on ne crève pas de faim, ni de choléra, sans parler des bombes : c’est une crise humanitaire. Le vocabulaire de l’économie et de la finance est également riche (si on me permet ce mot) en euphémismes : il ne faut pas alarmer le boursicoteur, ce qui ferait baisser les cours. La Bourse donc, sauf lorsque c’est trop apparent pour être dissimulé, ne baisse pas : c’est un tassement ou une prise de bénéfice, et même une croissance négative.

L’euphémisme est ancien : il remplace des paroles tabouées. Les juifs utilisent des synonymes (Elohim etc.) pour remplacer le nom de Dieu, qui ne doit jamais être prononcé. Les Grecs et les Indiens attachaient tellement d’importance à la parole correcte, conforme à ce qui doit être, dans les rituels que le grec εὐ φημεῖτε, « parlez bien », prononcé au moment du sacrifice signifie le plus souvent « taisez-vous (de peur de dire une parole néfaste) ». La relation entre tabou et euphémisme est évidente dans tout ce qui concerne le sexe et les parties sexuelles, la mort et la maladie. Pour le sexe, c’est affaire de vocabulaire ou de style. Côté vocabulaire, très riche, on se contentera de citer le mont de Vénus et le zizi. Côté style, on renverra à Racine (« C’est Vénus tout entière à sa proie attachée ») et à La Belle Hélène (« Dis-moi Vénus, quel plaisir trouves-tu / à faire ainsi cascader, cascader, la vertu ? »). Le mot « mort » est particulièrement taboué. On parle du défunt, de feu M. X, qui s’en est allé. Il n’y a pas d’annonce mortuaire, seulement des avis de décès où l’on apprend que « notre cher époux a été enlevé à notre tendre affection », « s’est endormi dans la paix du Christ » ou « est tombé au champ d’honneur ». Dans ces annonces, le cancer n’existe pas. Il en est encore au stade des maladies honteuses : on meurt « à la suite d’une longue et douloureuse maladie ».

D’autres maladies sont désignées par des périphrases et jamais évoquées dans les avis de décès. On ne meurt jamais de syphilis, jadis nommée « mal napolitain » ou « mal français » selon la nationalité du locuteur, aujourd’hui euphémisée en maladie sexuellement transmissible et mieux encore en MST. On remarquera que la peur de la maladie diminue à mesure qu’on la connaît mieux. Alors l’euphémisme est remplacé par un terme technique, apparemment plus acceptable parce que laissant espérer la possibilité d’une guérison. Le poitrinaire est un tuberculeux, mieux une victime de la tuberculose. Une personne atteinte du haut mal est maintenant un épileptique et le fou, englobé dans la vaste catégorie euphémisée des malades mentaux, est devenu un vrai malade quand on a pu distinguer entre le psychotique, le névrotique, le bipolaire, la victime de troubles obsessionnels, qui n’est pas un obsédé, etc. Les soldats que la guerre a traumatisés (on parle plus rarement des victimes civiles) ont regagné leur dignité depuis que l’on sait qu’ils souffrent d’un état de stress post- traumatique (ESPT).

Certaines réalités sociales aussi sont tabouées. On hésite à dire que l’on est chômeur ; en recherche d’emploi et consultant (=cadre sans emploi fixe) semblent plus honorables. Dans une conversation, on préfère dire que l’on a été licencié ou remercié plutôt que mis à la porte. Car l’euphémisme social n’est pas entièrement imposé de l’extérieur par ceux qui parlent bien. Il est souvent revendiqué au nom de la dignité, surtout lorsque le métier exercé a gagné en technicité. Je ne suis pas certain que les clochards et les vagabonds aient le sentiment d’être moins mis à l’écart de la société depuis qu’ils sont qualifiés de sans domicile fixe (SDF). Mais je suis sûr que les cadres de santé des hôpitaux, pour la plupart des femmes, n’accepteraient plus de se voir encore appeler surveillantes. C’est que le vocabulaire (et plus généralement le langage) n’est pas la simple expression de la réalité : il la reflète et, dans une certaine mesure, il la crée. Les mots désignant une catégorie sociale dévalorisée se dévalorisent. C’est le cas des féminins par exemple : la contrepartie féminine de gars, fils, jars, coq, taureau a, dans certains contextes, une valeur fortement péjorative, ce qui n’est pas le cas du masculin. Vagabond, chemineau, à l’origine purement descriptifs, sont devenus méprisants. Inversement les personnes dominées, pour reprendre le vocabulaire de Bourdieu, c’est-à-dire méprisées car au bas de l’échelle sociale, se sentent valorisées quand on remplace une appellation de plus en plus sentie comme signe d’infériorité par une expression apparemment plus technique et plus précise, en fait un euphémisme car la réalité sociale ne change pas ou fort peu. C’est ainsi que le journalier est devenu intérimaire, la femme de ménage agent d’entretien (masculin !) après un bref passage au stade de technicienne de surface, les femmes de service des agents de service hospitalier. J’ai pu voir dans ma carrière combien certains universitaires étaient désireux de ne plus être appelés retraités et préféraient être honoraires et surtout émérites, ce qui ne changeait rien, ou si peu, à leur statut de retraités. Les ministres de l’Éducation nationale ont souvent utilisé ce ressort. J’ai vu arrêter des grèves par la simple transformation des instituteurs, plus diplômés il est vrai, en professeurs des écoles, les maîtres assistants en maîtres de conférences et les anciens maîtres de conférences en professeurs de seconde classe, avant que l’expression seconde classe elle- même ne disparaisse. La façon dont on est appelé est pour beaucoup un élément essentiel de la dignité personnelle. Il faut savoir quand vouvoyer, quand tutoyer. Il n’y a pas si longtemps une femme mariée exigeait qu’on l’appelât Madame, pas Mademoiselle. L’inverse était parfois vrai, surtout dans les romans et les films anciens, mais pour d’autres raisons.

Ce souci de la dignité personnelle se traduit de plus en plus par une exigence de respect, particulièrement importante pour les personnes dominées. On ne parlera pas ici des règles particulières à la condition militaire. Un général n’apprécierait pas qu’on ne le saluât pas. Mais le président de la République ne s’est pas trop offusqué d’être appelé Manu. Un PDG, un chef de bureau même licencieraient certainement l’employé qui oserait les tutoyer, mais ils n’en feraient pas une obsession : ils ont d’autres raisons de croire en leur dignité. Mais pour celui qui n’a rien, ou fort peu, la demande de respect est essentielle. C’est la condition même de la démocratie. Ce n’est pas un hasard si la Déclaration universelle des droits de l’homme commence par la séquence : « Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde… ». Ce sont les aristocrates et les privilégiés qui méprisent le peuple. C’est une des raisons pour lesquelles le « casse-toi, pauvre con » est si mal passé dans l’opinion. Toute la morgue des classes dominantes s’y montrait, sans le masque du beau langage et de l’euphémisme.

La demande de respect est particulièrement vive dans ce qu’on appelle « les quartiers » (autre euphémisme). Il ne s’agit pas simplement d’une histoire de gros bras qui sait se faire respecter, comme on lit dans les romans policiers, bien que certains soient morts d’avoir adressé un regard jugé mal placé ou insultant. Cela va plus loin. C’est une demande de respect pour soi et le groupe auquel on appartient. Je ne vis pas dans les quartiers et je ne sais pas exactement ce que le mot respect y recouvre. Probablement le fait de ne pas se moquer des origines familiales ou ethniques, de la couleur de peau, de l’orientation sexuelle, du niveau de langue, du degré d’instruction, des habitudes alimentaires, des goûts musicaux et vestimentaires, de tout ce qui indique que l’on n’appartient pas à la classe dominante et dont pourtant, très souvent, on n’a pas à rougir. On y ajoutera le refus du tutoiement par la police. Tout ceci est très légitime et devrait aller de soi. Mais au nom de quoi devrait-on respecter ceux qui causent du vacarme jusqu’à une heure avancée de la nuit, se comportent sur un deux-roues comme s’ils étaient seuls au monde et vous injurient lorsqu’on le leur fait remarquer, vendent de la drogue ou volent ? Le problème se déplace de facto du respect légitime de la personne au respect de son comportement et de sa croyance lorsque cette personne justifie par sa religion une conduite que d’autres jugent déviante ou gênante.

Que le respect soit dû aux croyants va de soi. Nous en connaissons dans l’histoire de l’humanité et autour de nous beaucoup qui non seulement sont respectables, mais aussi admirables. Nous les respectons pour leur conduite plus que pour leur croyance bien qu’ils affirment, et c’est souvent vrai, que leur conduite est dictée par leur croyance. Qu’ils refusent de manger du porc, que leur(s) épouse(s) et leur(s) fille(s) ne veuillent sortir que coiffées d’un fichu, qu’ils soient circoncis et portent des rouflaquettes tressées peuvent surprendre, mais ne sont en rien gênants tant qu’il s’agit de choix personnels que l’on ne cherche pas à imposer, par la violence physique ou verbale, à l’ensemble de la famille et de la société. Ce sont des usages, parfois des survivances, que les historiens et quelques philosophes considèrent sans lien direct avec la foi bien que les intéressés prétendent le contraire. Mais tout usage est-il respectable parce que considéré par les intéressés comme une obligation religieuse ? Sont-ils honorables tous ceux qui au nom de leur croyance veulent que l’on approuve leur conduite même si elle est contraire aux droits humains (conquête récente et douloureuse, et en outre inachevée) et veulent l’imposer aux autres ? En d’autres termes, quand, par respect pour des coutumes familiales, ethniques ou considérées par soi-même comme religieuses et liées à la foi, on tient son épouse ou sa sœur en étroite surveillance, est-on respectable ? Est-on excusable quand au nom de l’honneur, de la tradition et de la religion inextricablement mêlés, on lapide la femme adultère, on étrangle ou égorge la fille ou la sœur suspectée d’avoir eu des relations sexuelles hors mariage ou de vouloir se marier avec un homme d’une religion différente ? Pour prendre des exemples concrets, doit-on encore, comme on nous l’a enseigné pendant des siècles et comme de fait on l’enseigne toujours au lycée sous couvert de littérature, admirer Abraham et Agamemnon prêts à égorger en sacrifice son fils pour l’un, sa fille pour l’autre ? Doit-on respecter le fervent croyant qui, au nom de sa foi (et pour d’autres raisons aussi), ordonne à ses troupes « tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens » ? Doit-on considérer comme de bons chrétiens les auteurs des massacres de la Saint-Barthélémy commis pour des motifs tenant à la fois de la politique et de la religion ? Doit-on suivre les croyants qui, au nom de leurs convictions cette fois respectables (ne pas tuer un être vivant), s’opposent dans beaucoup de pays à la légalisation de l’avortement et condamnent ainsi à la mort un grand nombre de femmes ? Doit-on respecter les évêques allemands qui se sont tus devant Hitler, les évêques français qui ont appuyé Pétain et ont été les complices indirects, parfois directs, de l’assassinat de millions de juifs, de tziganes et de prisonniers soviétiques ? Doit-on excuser les gourous indiens ou occidentaux qui, sous prétexte de prêcher l’amour, se constituent un harem et parfois entraînent leurs adeptes dans la mort ?

Au nom du respect qui leur est dû comme à tout autre personne, certains croyants voudraient que l’on respecte et même estime leur croyance : un croyant serait respectable non pour sa conduite, mais parce qu’il obéit à la loi divine et que la foi est par définition respectable. Les pays musulmans sont le fer de lance de cette offensive. Le Premier Ministre du Pakistan, M. Ibrahim Khan, vient de déclarer (23 nov. 2018) : « Le Pakistan va prendre la tête d’une campagne pour obtenir une déclaration internationale contre le fait de dire du mal (defamation) des religions ». La commission des droits de l’homme de l’ONU, délégué de l’Arabie saoudite en tête, sera probablement d’accord, la majorité des dignitaires religieux, musulmans mais aussi chrétiens, bouddhistes etc. aussi. Le Pakistan est ce pays où une chrétienne de basse caste, accusée, probablement faussement, d’avoir médit du Prophète Mohammad (la majuscule de Prophète en ce cas est obligatoire, la minuscule un blasphème) fut condamnée à mort par deux tribunaux avant d’être acquittée par la Cour Suprême pakistanaise faute de preuves, et surtout à cause des pressions occidentales. Cet acquittement déclencha d’énormes manifestations de rues organisées et menées par de respectés sinon respectables religieux avec pour unique slogan « Pendez-la ! ».

L’effort du Pakistan sera certainement appuyé par l’Arabie saoudite dont on sait combien elle est tolérante, féministe et respectueuse de la vie humaine. Peu importe que dans les pays majoritairement musulmans qui réclament le respect de la croyance religieuse on interdise souvent aux chrétiens de célébrer la messe ou que dans la majoritairement bouddhiste Sri Lanka (le bouddhisme est très à la mode), il ne fasse pas bon d’être hindou (et surtout tamoul) : la religion est par définition respectable. Quand des dignitaires musulmans et une grande partie des populations musulmanes demandent le respect des croyances religieuses, il s’agit des leurs seulement : les mêmes exigent et obtiennent parfois que les tribunaux d’État punissent de mort l’apostat, celui qui abandonne l’islam pour une autre religion. Quant aux athées et agnostiques, l’athéisme n’étant pas par définition une croyance religieuse, ils ne méritent pas le respect et souvent n’ont même pas le droit de s’exprimer. Même dans des pays où de multiples religions coexistent plus ou moins pacifiquement, tels les USA ou la République Indienne, il est parfois difficile de dire qu’on est athée et on ne vous laisse guère la possibilité d’expliquer pourquoi.

On m’objectera que la demande de respect des croyances religieuses vise non pas les discussions philosophiques ou théologiques, mais le blasphème, mot à fort mauvaise réputation. Ceux qui en demandent l’interdiction savent bien qu’ils ont ainsi pour eux, dès le départ, la sympathie d’une partie de l’opinion. Effectivement le blasphème choque les croyants. Il les choque même quand il est involontaire : un bon chrétien se signait quand il entendait un juron échappé sous le coup de la colère, type jarnidieu = je renie Dieu. Mais beaucoup de blasphèmes sont volontaires et faits pour choquer. Le blasphème prononcé dans ce seul but (Mort à Dieu, La Vierge est une putain etc.) et le sacrilège (jeter une tête de porc dans une mosquée ou une synagogue, uriner dans un bénitier etc.) sont des provocations motivées par la haine. Leur utilité m’échappe. Mais ce ne sont pas ces actes, relativement rares, qui motivent la revendication du respect de la croyance (comprendre : de leur croyance) exprimée par beaucoup de musulmans : bien que le blasphème soit étymologiquement un acte de parole, sont visées par les musulmans les caricatures de Mahomet, par les intégristes catholiques français certaines affiches de films ou de théâtre. Les affiches sont des annonces, les caricatures, en règle générale, des articles de presse. Qui de nous n’a pas commencé la lecture d’un journal par le dessin de première page ? Ce dessin n’est pas une simple illustration, c’est un message tout aussi informatif qu’un long article. Représenter le Prophète portant un turban surmonté d’une cartouche d’explosif à la mèche allumée, c’est affirmer que l’islam est la source du terrorisme. C’est certainement simplificateur : les premiers terroristes étaient russes et chrétiens ou anarchistes ; l’origine sociale et le passé des massacreurs du Bataclan ne sont pas étrangers à leur bascule dans le terrorisme. Et ce n’est pas entièrement vrai : les musulmans sont les premières victimes du terrorisme islamique. Mais ce n’est pas faux non plus. Les foules hurlantes qui au Pakistan exigent que l’on pende une pauvre chrétienne de basse caste ou un malade mental accusés de blasphème, par quoi sont-elles motivées, sinon par l’islam et le respect absolu de la loi coranique ? Le tribunal afghan qui condamna à mort en 2008 un jeune journaliste afghan pour avoir reproduit un texte dénonçant l’oppression des femmes et prétendu que les religieux donnaient une mauvaise interprétation du Coran[1] était-il composé de non-musulmans ? Les caricatures de Mahomet représentent l’opinion d’une personne sur ce type d’islam. Au nom de quoi lui interdire de l’avoir et de l’exprimer ? De même représenter Joseph avec des cornes est un blasphème, mais surtout une dénonciation efficace de l’absurdité du dogme chrétien de la virginité de la mère de Jésus, opinion que l’on a le droit d’avoir et au besoin de justifier. Le blasphème n’est jamais que le condensat d’une opinion philosophique.

Interdire le blasphème serait donc attenter à deux principes qui sont chers à tous les rationalistes et à beaucoup de sociétés modernes : la liberté de la presse, le droit d’avoir une opinion, de l’exprimer et d’essayer de la faire partager par autrui. Quand cette opinion est d’essence religieuse, cela s’appelle une tentative de conversion, punie de mort dans les pays où l’islam est religion d’État et où la charia prime sur la loi civile. L’interdiction du blasphème aurait pour corollaire inévitable, dans les pays où une religion est très largement majoritaire, l’interdiction de toute propagande religieuse et de tout ouvrage philosophique contraire à cette religion.

Car il ne faut pas s’y tromper, blasphème et hérésie sont pour un fanatique de quasi- synonymes. Le « Et pourtant, elle tourne » de Galilée était un blasphème que Galilée s’est bien gardé de prononcer tout haut. C’était un blasphème parce que sa démonstration que la Terre tourne autour du Soleil, contraire aux affirmations de la Bible, venait d’être condamnée par l’Église. « Si dieu nous a faits à son image, nous le lui avons bien rendu » est un blasphème cristallisant la pensée de Voltaire, qu’il lui était impossible d’exposer sous son nom : dans la France du 18e siècle, écrire un livre le démontrant vous valait pour le moins la Bastille. Candide a été publié sous un faux nom et les écrits matérialistes de Diderot ne furent publiés qu’après sa mort. Il en fut de même pour le traité du très chrétien évêque Copernic. On n’en finirait pas de citer les exemples de penseurs non croyants ou mal croyants emprisonnés, torturés, assassinés, brûlés vifs au nom de la très respectable foi ou lynchés par des foules fanatisées, appelant au meurtre au nom de l’intangibilité des vérités bibliques et coraniques. L’establishment chrétien, évangéliste et surtout catholique, a résisté de toutes ses forces, y compris en utilisant la prison et le bûcher, aux découvertes scientifiques contredisant son enseignement. Il continue aujourd’hui avec la PMA. L’establishment musulman préfère le sabre et le lynchage. Il est à la pointe du combat contre les doctrines évolutionnistes ; ses dignitaires les plus obtus vont jusqu’à mettre en doute les résultats les moins contestables de l’astronomie moderne : l’imam de La Mecque, suivi par des milliers d’imams dans le monde, ne fait pas confiance au calendrier pour déterminer la date du début du mois de Ramadan ; il préfère voir de ses yeux l’apparition du croissant de lune qui, selon le Coran, l’indique. Le retard scientifique des pays musulmans, jadis si brillants et à la pointe des découvertes scientifiques, n’est pas étranger à cette attitude. Pour les juges d’Arabie saoudite, toute caricature de cet imam obscurantiste serait blasphématoire et coûterait au moins des dizaines de coups de fouet. Dans beaucoup de pays musulmans, mettre en doute par la caricature ou le discours l’origine divine du Coran et la sainteté du Prophète, par la caricature ou le discours, a pour conséquence la mort du blasphémateur. Voulons-nous cela pour l’humanité ? Rappelons la simple absence de geste qui valut au chevalier de La Barre d’être torturé, décapité et brûlé à l’âge de 21 ans : le fait de ne pas avoir ôté son chapeau devant une procession du Saint-Sacrement[2]. Cela se passait dans la très- chrétienne France de 1766. Qui sait encore ce qu’est le Saint-Sacrement ?

La liberté de penser est un tout. Le blasphème n’est que l’expression raccourcie et parfois imagée d’une opinion. Interdire le blasphème revient très vite à interdire l’opinion qu’il sous-tend. Que cette opinion choque les croyants est possible. Mais les non-croyants sont tout autant choqués par certaines pratiques des croyants toujours actuelles (mariage des enfants, refus du divorce lorsque les femmes le demandent, excision des filles, lynchage du blasphémateur et de l’apostat, etc.) ou passées depuis relativement peu (Inquisition et antisémitisme). Au nom de quoi leur interdire de le penser et de le proclamer ? Le respect des croyances religieuses nous forcerait à n’en dire que du bien. On en reviendrait à la signification grecque de l’euphémisme : εὐ φημεῖτε, « taisez-vous ! ».

 
  

[1] https://www.liberfr/jour/2008/02/12/pervez-kambakhsh-le-journaliste-afghan-qui- defie-la-charia_64775.

[2] Les trois principaux « attendus » du jugement mentionnent qu’il a été « atteint et convaincu d’avoir passé à vingt-cinq pas d’une procession sans ôter son chapeau qu’il avait sur sa tête, sans se mettre à genoux, d’avoir chanté une chanson impie, d’avoir rendu le respect à des livres infâmes au nombre desquels se trouvait le dictionnaire philosophique du sieur Voltaire » (Wikipédia).

Podcast

PRINCIPAUX THÈMES RECHERCHÉS

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *