Michel Blay

01/10/2008

La vérité pour horizon

Qu’est-ce que la science ? Pour répondre, il faut s’interroger sur la définition et les valeurs qui la fondent depuis toujours, loin des vicissitudes politiques et économiques.[1]

La science, comme la recherche, est au cœur de nos sociétés. Mais de quoi parle-t-on lorsqu’on introduit dans un discours les termes de science, de recherche, voire de technique (ou de technologie) ?

 Du sens des mots. À y regarder de près, il semble qu’une profonde et dangereuse confusion règne dans les propos et que les mots n’ont pas, pour tous, un sens identique. Le terme, par exemple, de recherche ou d’activité de recherche signifie-t-il la même chose pour le mathématicien, le physicien théoricien, le créateur d’entreprise de biotechnologies ou de services informatiques, ou pour l’homme de la rue ?

 Sans doute pas, car l’idée que l’on se fait de la recherche dépend, pour une large part, de son propre champ de compétences, des problèmes que l’on est capable d’y déceler, et des intérêts pour lesquels il semble indispensable d’aborder tel ou tel sujet d’études ; il y a recherche si l’on travaille sur un point particulier de la théorie des nombres, sur la topologie de l’espace-temps, sur la structure de la matière (les quarks) ou sur l’habitat médiéval, mais aussi lorsque l’on met au point un médicament, un nouveau microprocesseur ou un logiciel.

 On classe souvent ces différentes recherches en recherches fondamentales et recherches appliquées. Mais qu’applique-t-on ? Ce qui est fondamental. Mais qu’est-ce qui est vraiment fondamental ? Est-ce, lorsqu’on travaille dans le champ de la génétique, le gène, la biologie moléculaire ou la mécanique quantique ? Et ce fondamental, d’où vient-il ? Comment se développe-t-il ? Qui s’attache à penser et à créer concepts et principes ?

 Ainsi le sens du terme de recherche ou d’activité de recherche est-il loin d’être clair ; il appelle, en conséquence, pour éviter les manipulations linguistiques, un encadrement conceptuel précis. Cet encadrement dépend évidemment de l’idée que l’on se fait de ce que doit être la science. Mais, cette idée, là encore, est-elle bien la même pour chacun ? Probablement pas.

 En effet, le concept de science, loin d’être défini, comme le suggère René Descartes, par l’idée de la « connaissance de toute chose », semble bien plutôt, de nos jours, accommodé à toutes les sauces. On ne sait plus très bien ce qu’il faut en penser, sauf que, sans doute, il y a de la science lorsqu’il y a des mathématiques, des laboratoires et, aujourd’hui, des ordinateurs, une bonne rasade d’internet et, souvent, des profits économiques. Mais cela est-il suffisant pour caractériser la science, d’autant qu’il n’est pas sûr qu’il ne faudrait pas parler plutôt « des » sciences ? Ou bien encore, comme certains le suggèrent, de sciences « dures » et de sciences « molles », en considérant comme allant de soi que les premières sont précisément celles qui s’accordent le mieux avec la pseudo-définition rappelée ci-dessus.

 Faut-il donc tenir pour « mou » toute activité de l’esprit qui ne reposerait pas sur des procédures calculatoires, de gros laboratoires, des ordinateurs, un bon retour sur investissement, etc. ? Le souci de la rigueur et de l’exigence intellectuelle du pur mathématicien, de l’historien, de l’archéologue, du théoricien de la littérature, du philosophe, ne serait-il qu’un mol amusement, un doux divertissement et, finalement, seulement un trou dans les budgets ?

 La science, celle de notre époque comme celle des Grecs anciens et des Arabes, est essentiellement recherche de la vérité, visée de connaissance ; elle repose sur une démarche intrinsèque d’approfondissement, de transformation et de clarification des principes et des concepts. Rien, en droit, ne peut échapper au questionnement. La science ainsi définie a donc partie liée avec la liberté, et cette dernière a parfois été payée au prix fort. Par cette définition, la science se reconnaît à nouveau clairement comme science, c’est-à-dire comme un travail de l’humanité s’accomplissant dans l’exigence intellectuelle et dont l’horizon est la vérité.

 Sans doute, ce n’est pas la même voie, les mêmes tours et détours dans lesquels s’engagent, au cours des siècles, le mathématicien ou le physicien, et en cela on doit plutôt parler « des » sciences avant de parler de « la » science. Mais, dans un cas comme dans l’autre, c’est bien la visée de vérité qui, seule, permet de définir un concept de science ; un concept n’excluant pas, a priori, ce que certains classent dans le « mou », confondant alors l’usage des formules mathématiques, le rôle des gros appareillages et l’importance des subventions avec les enjeux véritables de l’exigence intellectuelle.

 La science ainsi définie apparaît donc clairement comme la démarche originale par laquelle se construit, dans la liberté, loin des seules finalités techniques ou technologiques, la connaissance. Pour se convaincre de cela, il suffit de faire un peu d’histoire des sciences.

Le geste fondateur copernicien. En 1543, l’ordre du monde change ; celui que nous habitons aujourd’hui commence à se dessiner. C’est en effet à Nuremberg, en 1543, l’année de sa mort, que Nicolas Copernic publie son De revolutionibus orbium cœlestium (Des révolutions des orbes célestes).

Texte fondateur, le De revolutionibus constitue le premier geste de notre modernité, en ce sens qu’en recomposant le cosmos, en lançant la Terre dans les cieux et en plaçant le Soleil au centre du monde, il impose de reformuler tout à la fois les questions de la science, de l’ordre social et de la conduite de la vie de chacun. Plus que le texte lui-même, ce sont les questions qu’il suscite et qu’il conduit à poser sur lesquelles il importe fondamentalement de revenir. Comment a-t-il été possible de reconstruire une physique et une métaphysique ou, plus précisément, comment a-t-il été possible de relever le défi de la nouvelle cosmologie, de reconstruire du sens, pour chacun, en dehors de l’ancien ordre théologique ?

En lançant la Terre dans les cieux, Nicolas Copernic ouvrait la voie à la création d’un monde s’opposant à l’évidence des sens, aux habitudes millénaires. Un monde surgissait dont les conséquences, les modalités d’existence des êtres et des choses semblaient bien paradoxales.

En effet, si la Terre bouge et tourne, surgissent alors de multiples questions comme autant de paradoxes : comment le double mouvement de rotation de notre planète sur elle-même et autour du Soleil peut-il nous être absolument imperceptible ? Pourquoi ne sommes-nous pas éjectés de la Terre puisque, dorénavant, elle tourne rapidement sur elle-même ? Comment comprendre qu’un objet lancé verticalement retombe dans la main du lanceur, alors que ce dernier a tourné avec la Terre ? Comment celle-ci peut-elle être de la même nature que les objets célestes, lumineux, qui errent suivant de grands orbes dans les cieux ?

Ainsi, d’entrée de jeu, la nouvelle science s’inscrit dans le champ des paradoxes, dans ce qui non seulement n’appartient pas au bien commun ou au savoir commun, mais qui, plus radicalement, se place contre et à côté de ce bien et de ce savoir commun qui nourrissaient l’ordre social. De ce monde qui n’est pas donné dans l’expérience sensorielle, quotidienne, mais bien au contraire semble s’y opposer, la science construira notre monde, dont l’évidence rationnelle finit par effacer les conséquences paradoxales du geste copernicien. La tâche s’accomplit encore…

Bien téméraires alors furent ceux qui, vers 1600, contre toute prudence, prirent au sérieux le texte copernicien et refusèrent de n’y voir qu’une hypothèse heureuse pour sauver les phénomènes.

La Terre est devenue une planète ; avec elle, l’homme n’est plus au centre du monde et l’Univers ne tourne plus autour de lui. Une nouvelle physique, une nouvelle science du mouvement, une nouvelle métaphysique doivent être élaborées à partir du geste fondateur copernicien.

Où la science construit peu à peu notre monde. Ce geste est très rapidement amplifié par les travaux de Giordano Bruno. Ce dernier, qui naquit en janvier ou en février 1548 à Nola, dans le vice-royaume de Naples, et mena une vie tumultueuse qui s’acheva sur le bûcher, au Campo di Fiori, le jeudi 17 février 1600, ouvrit sur l’infini le monde clos copernicien. La sphère des fixes disparaît dès 1584 dans La Cena de le ceneri (Le Banquet des cendres) et dans le De l’infinito universo e mondi (De l’infini de l’Univers et des mondes). Le monde clos qui enfermait l’homme est remplacé par un univers infini peuplé par une multitude de mondes. Une nouvelle vision de l’Univers s’impose, où l’infini n’est ni tragique ni angoissant mais, bien au contraire, signifie la venue d’une nouvelle liberté, la reconnaissance de l’étonnante richesse de la réalité. Giordano Bruno célèbre son envol, l’envol de l’homme, en composant les vers qui concluent l’épître liminaire du dialogue De l’infinito universo e mondi : « Sorti de la prison étroite et noire, où tant d’années l’erreur m’a confiné, […] je déploie dans l’air mes ailes assurées ; je ne redoute aucun obstacle de cristal ou de verre, mais je fends les cieux et je m’érige à l’infini. Et tandis que de mon globe je m’élève vers d’autres globes et pénètre plus avant à travers le champ éthéré, ce que d’autres voient de loin, je le laisse derrière moi. »

L’Univers n’assigne plus aucune limite à la pensée humaine, bien plutôt, par son infinité même, il devient l’aiguillon et le moteur de la raison, qui doit, elle aussi, prendre conscience de sa propre infinité en rendant raison et du monde et de l’infini.

Jean Kepler, le premier, va s’efforcer, dans son Mysterium cosmographicum (Le Secret du monde), de rendre raison du système copernicien en l’inscrivant dans un ordre explicatif géométrique. À cette fin, il utilise les cinq polyèdres réguliers retenus par Platon pour remplir les cinq espaces séparant les six orbes. Il met ainsi définitivement en route, par ce geste spéculatif, la grande machinerie qui ruinera l’édifice de la science traditionnelle.

À la même époque, Galilée observe le ciel et, vers la fin du mois de novembre 1609, construit une nouvelle lunette plus puissante que celle qu’il présenta, au mois d’août précédent, aux membres du Sénat de Venise. C’est probablement le 30 novembre 1609, peu après le coucher du soleil, qu’il observe la Lune et dessine ses premiers schémas. Il publie le compte rendu de ses observations, en 1610, dans le Sidereus nuncius (Le Messager céleste). La Lune est comme la Terre ; d’astre à la « sphéricité parfaite », elle est devenue « irrégulière » et « rugueuse ». Puis viennent les observations des satellites de Jupiter, des phases de Vénus et de la profondeur du ciel.

De Copernic à Galilée, un nouveau monde s’est dessiné. Il reste encore à le construire, à imaginer une physique cohérente où tous les phénomènes, en particulier ceux du mouvement, trouveront leurs raisons.

Longue et rude tâche accomplie – notamment par Galilée, Descartes, Newton – et toujours poursuivie. La cohérence du monde a été reconstruite et la liberté s’est considérablement accrue : en comprenant, avec Newton et Halley, pourquoi les comètes reviennent régulièrement, il n’y a plus de raison de s’effrayer, comme autrefois, de leurs apparitions dans le ciel mais, bien au contraire, de se réjouir de la liberté qu’apporte toute connaissance rigoureusement construite.

Le champ de la rationalité s’est ouvert et, avec lui, de nouvelles libertés et de nouveaux droits se sont imposés progressivement dans la société – l’avènement, au XVIIIe siècle, des Lumières. Des Lumières, pour hier comme pour aujourd’hui, afin que la raison, dans son usage exigeant et jubilatoire, contre toutes les clôtures dressées par les intérêts et les pouvoirs, interpelle à pleine voix la liberté. Tout comprendre, parce que tout peut être questionné et que tout doit être questionné.

Ainsi, la science telle que nous l’avons définie pour la rendre à elle-même, loin des seules exigences de la technique, et telle que nous venons de la voir se développer, nourrissant et enrichissant d’entrée de jeu l’espace social, appartient à la vie des hommes, au progrès de l’humanité en tant que de nouvelles libertés se sont, par elle, imposées. Il semble cependant, de nos jours, qu’une sorte de fracture se soit installée entre la science et la société, et que, bien souvent, la science semble apporter plus d’inquiétudes que de bienfaits et de libertés.

Progrès des techniques ou progrès des connaissances ? Si la science est du côté du progrès, de quel progrès s’agit-il ? De celui des techniques par lesquelles, chaque jour, on produit aussi bien de nouvelles armes de destruction que de nouveaux médicaments ? Ou bien de celui des connaissances par lesquelles la raison critique, comme liberté de penser, s’exerce et interroge les évidences et les lieux communs ?

Les hommes de science construisent des théories, souvent abstraites et mathématisées, apparaissant à première vue inaccessibles, mais, de cela, il est nécessaire de ne pas tirer des conclusions trop hâtives concernant la distance croissante entre la science et la société. D’abord, ces théories poursuivent le chemin engagé sur la voie de la connaissance et peuvent être comprises par tout un chacun. En effet, la construction des sciences est, par essence, démocratique, puisque chacun peut y participer du jour où il a fait le nécessaire apprentissage de la réflexion et de l’étude.

Par ailleurs, des constructions théoriques résultent de nouvelles techniques qui peuvent être armes de guerre ou médicaments ; cela est vrai, mais doit-on pour autant condamner le mouvement des connaissances et s’abandonner de nouveau aux pires enfermements théologiques et totalitaires ? Bien au contraire, chacun doit, dans la mesure de ses moyens, se réapproprier, par-delà l’idée dangereuse que la science n’est que technique, le mouvement des connaissances, la liberté de penser, la démarche d’approfondissement et de critique des concepts et des politiques. Cela requiert du travail et de l’effort. Par exemple, dans l’enseignement, ce n’est pas en réduisant les heures de cours et en éparpillant les disciplines en compétences que l’on favorise l’appréhension sociale des champs de connaissance et que l’on crée de la liberté. A contrario, on installe de l’incompréhensible et du confus dans la connaissance ; on induit alors du désespoir, le sentiment de l’inaccessible et, chacun dans sa finitude, livré à ses émotions, empêtré dans des pseudo-mystères, devient la proie de tous les obscurantismes, souvent repeints aux couleurs des fausses libertés libérales et économiques.

La science, comprise comme visée de vérité et de connaissance, appartient donc à tous en tant que chacun est en droit d’exercer sa pensée dans la liberté et que cette pensée s’inscrit, par-delà la finitude de chacun, dans l’histoire de l’humanité. Le discours portant sur l’écart entre la science et la société n’est, en fait, qu’une construction idéologique permettant de justifier, avec un bon alibi, toutes les politiques de renoncements éducatifs et leur remplacement corrélatif par une vague soupe culturelle vidée de tout outil conceptuel.

Activité possible et indispensable de chacun, la science est aussi une organisation, des réseaux, des hommes et des femmes au travail, partageant socialement les résultats de leurs travaux.

L’avènement de la république des lettres. Les vicissitudes politiques du xixe siècle et plus encore du xxe siècle, le développement des nationalismes, la pluralité des langues vernaculaires en lieu et place du latin, les guerres, la généralisation des frontières et des contrôles après la Première Guerre mondiale ont quelque peu écorné l’idée qu’une communauté de pensée et de culture s’était constituée pendant plus de deux millénaires, du Bassin méditerranéen jusqu’à la Baltique et l’Atlantique. Sans revenir sur les moments d’une telle genèse, il importe cependant de toujours garder en mémoire que la science n’a pas surgi après la Seconde Guerre mondiale, en 1945, avec les débuts de l’hégémonie américaine et nos Trente Glorieuses, mais, il y a bien plus longtemps, au cœur du Bassin méditerranéen, entre Athènes et Alexandrie, Bagdad, Rome et Cordoue, avant que ne s’établisse une sorte de première Europe, celle de l’Empire carolingien de Charlemagne. De telle sorte qu’ensuite s’élabore progressivement, pendant la période médiévale, l’espace géographique d’une pensée et d’une culture particulières, traversées d’apports grecs, arabes et byzantins repensés, réfléchis, christianisés et reconstruits au gré de la redécouverte des textes anciens. Cet espace des savoirs est alors comme un terreau pour les transformations conceptuelles des xvie et xviie siècles ayant permis, comme nous l’avons vu, l’avènement de notre monde, associé aux nouvelles modalités de construction et de développement de la science.

Dès ses premiers moments, la nouvelle science s’inscrit dans un cadre d’échanges et de collaborations internationales amplifiant ceux déjà existants au temps de l’humanisme, à la Renaissance. Bien vite, une sorte d’État idéal des savants se constitue : la république des lettres.

Cette « république des lettres » reposait, pour l’essentiel, sur le développement considérable de l’activité épistolaire, sur la fondation des différentes académies scientifiques, ainsi que sur la création et la diffusion des journaux scientifiques. C’est ainsi que la première séance de l’Académie royale des sciences a lieu à Paris le 2 décembre 1666. Un terrain est acheté le 7 mars 1667 pour créer l’Observatoire royal, le futur Observatoire de Paris (celui de Greenwich, en Angleterre, sera créé en 1675). En 1699, l’Académie, qui, depuis sa fondation, dépendait déjà de façon très étroite de l’Administration royale, reçoit finalement son règlement officiel la transformant véritablement en institution d’État.

Au xviiie siècle, la création d’académies dans les divers pays d’Europe atteint son plein épanouissement. En 1700, Gottfried W. Leibniz fonde l’Académie de Berlin. Celle-ci ne prendra son essor qu’avec l’avènement du roi Frédéric II, en 1740, et l’arrivée de Pierre Louis Moreau de Maupertuis, Leonhard Euler et Joseph Louis Lagrange. En Russie, Pierre le Grand crée, en 1724, l’Académie de Saint-Pétersbourg et y attire, en particulier, les grands savants bâlois Euler, Jacob Hermann, Daniel et Nicolas Bernoulli.

Correspondances, voyages, rencontres, expéditions, création des académies et des périodiques, l’Europe savante vient de naître et, avec elle, une certaine manière de conduire sa raison, de discuter les résultats, de mettre à l’épreuve les dogmatismes. La naissance de l’Europe savante, c’est aussi celle des Lumières, c’est-à-dire de l’Europe vivante.

En ce sens, la volonté proclamée aujourd’hui de construire une Europe scientifique ne fait que renouer des liens de pensée et de mémoire, dont l’évidence s’inscrit à la fois dans l’histoire millénaire et dans l’histoire récente. Des liens qu’il ne faudrait pas réduire à des réussites techniques et économiques qui n’en sont que la partie visible de l’essentiel caché et toujours menacé que constitue, depuis des siècles, la vie intellectuelle et créative de l’Europe.

Les laboratoires au cœur de la vie et du travail scientifique. Ils sont nombreux et de dimensions très variables. Dans la plupart des cas, principalement en France, les laboratoires sont mixtes : ils appartiennent à plusieurs établissements scientifiques dans une relation contractuelle et, en général, à l’Université et à un organisme de recherche, parfois à un groupe industriel. C’est ainsi que les universitaires se retrouvent avec les chercheurs dans les travaux du laboratoire et qu’une stimulante collaboration peut se nouer entre les activités de recherche et celles d’enseignement et de formation.

La vie scientifique d’un laboratoire, principalement au CNRS, repose sur un directeur, un conseil de laboratoire composé de membres internes, élus et nommés suivant des règles strictes, ainsi que d’un conseil scientifique constitué, pour l’essentiel, de membres extérieurs dont le rôle est à la fois d’évaluation et d’expertise. Ces différentes instances fixent les orientations générales et les travaux à effectuer dans le cadre des objectifs que s’est donné le laboratoire et des appels d’offres issus des programmes gouvernementaux, européens ou industriels auxquels souhaitent répondre tel ou tel groupe de chercheurs. Son financement dépend des subventions de l’État et des collectivités régionales, ainsi que de ressources provenant des contrats que le laboratoire a signé soit avec des industriels soit avec des organismes divers.

FOCUS

De la nécessité des sciences humaines et sociales

Les sciences humaines et sociales, tout comme les humanités, sont aujourd’hui trop souvent considérées par les politiques comme des domaines de recherche inutiles et onéreux. Cela résulte, pour une large part, d’un scientisme naïf pour lequel l’histoire humaine, les traces archéologiques du passé, l’anthropologie, la géographie, la diversité des langues, les littératures, la philosophie, etc., ne méritent pas l’attention, dans la mesure où ces domaines ne sont pas l’objet de traitements mathématisés et ne donnent pas lieu à des dépôts de brevets.

Il s’agit là d’une attitude dont les conséquences sont extrêmement dangereuses. En effet, les sciences humaines et sociales sont au cœur des préoccupations les plus fortes de la société contemporaine : sait-on, par exemple, que seuls leurs laboratoires sont dépositaires d’un savoir, qui n’est pas militaire, sur les Tibétains, les Afghans et les chiites d’Iraq ?

Renoncer à ces travaux, c’est renoncer à placer au centre de nos préoccupations ce qui fait l’humanité de l’homme. En un mot, les sciences humaines et sociales, associées aux humanités, sont une ouverture sur le monde, les êtres et les cultures, et, en cela, un garant de nos libertés.

Il apparaît cependant qu’en multipliant, pour satisfaire à des impératifs de rentabilité budgétaire, les réponses à des contrats à court et à moyen terme, les laboratoires risquent de se transformer en simples entreprises de service, ou en boutiques d’ingénierie informatique ou biologique et, par là même, peuvent être amenés à perdre leurs compétences théoriques spécifiques, qui doivent toujours être entretenues et approfondies, le plus souvent indépendamment de la réalisation effective de tel ou tel contrat. En outre, ces contrats sont parfois imposés par la politique discriminante et dangereuse dite des créneaux thématiques, qui conduit à créer, par la mise en place de choix budgétaires finalisés, des trous dans le potentiel de recherche de la nation, voire de l’Europe. Ainsi se trouve très affaiblie la notion de veille scientifique permettant de préserver un domaine qui, à tel moment, ne semble plus très fécond, mais qui, quelques années plus tard, sera peut-être à la pointe de la recherche en raison d’une conjonction théorique imprévisible.

Il importe donc de toujours ménager un temps nécessaire pour les approfondissements théoriques, car ce temps conditionne la vie future du laboratoire, son maintien à la pointe de la recherche, c’est-à-dire ses compétences pour répondre avec pertinence aux divers appels d’offres. La vie d’un laboratoire, et c’est la force de ceux qui dépendent de la puissance publique, s’inscrit nécessairement dans la durée, le métier acquis, l’expérience professionnelle et sa transmission, ce que permet un véritable mélange des générations, rendu possible aujourd’hui encore par le statut de chercheur ou d’ingénieur.

Instaurer une vraie politique scientifique. Il y a donc toujours la nécessité de préserver un temps pour l’échange et la pensée, un temps pour sortir de la technique et un temps pour donner sens au travail scientifique.

C’est à ce prix que les laboratoires et leurs chercheurs pourront rapidement répondre, aujourd’hui comme demain, aux besoins de la société, qu’ils pourront créer des instruments et des médicaments nouveaux. Dans tous les cas, c’est la recherche libre et non orientée, celle qui se développe à partir des problématiques théoriques des champs considérés ou en rupture par rapport à celles-ci, qui, seule, permet de penser le nouveau et de ne pas être conduit à la mort conceptuelle. Il importe donc de ne pas conditionner la vie des laboratoires, en les étouffant financièrement, aux seuls grands programmes nationaux ou européens, sans parler des programmes industriels, qui ne peuvent, de par leur nature largement finalisée, que s’inscrire, pour l’essentiel, dans le simple développement technique.

Il ne faut pas non plus, a contrario, y renoncer complètement. Une programmation s’impose évidemment pour répondre aux nouveaux besoins économiques et techniques, mais aussi pour permettre la mise en place d’expériences de grande envergure.

C’est ainsi que la science, classique et moderne, s’est constituée et s’est développée ; son essence fait qu’il ne peut pas en être autrement et c’est en la considérant telle qu’elle est que l’on peut attendre de nouveaux résultats, non pas en la réduisant au pur champ du technique, que l’on croit aujourd’hui être le tout de la science. La technoscience n’est pas et ne sera jamais l’avenir de la science, mais sa mort annoncée.

Dans cette perspective, le style de la politique scientifique menée en direction des laboratoires et de leurs personnels constitue donc un élément essentiel du point de vue de l’avenir du développement technique et économique. On peut toujours affirmer que la recherche est une priorité nationale, que l’économie du pays en dépend pour une large part, encore faut-il prendre en compte et la nature de la science et les hommes qui la font. Ce n’est pas par décrets et discours que l’on construit de nouvelles théories, mais par un travail de réflexion, de vagabondage à travers les autres champs théoriques et conceptuels, par un travail continu et assidu, de méditation et de culture, qui demande du temps, de la concentration et de la liberté.

Les exigences économiques de la société marchande sont une chose ; en voulant d’une façon ou d’une autre les imposer trop excessivement à la vie des laboratoires, la poule aux œufs d’or sera tuée : des résultats récents seront immédiatement rentabilisés au profit de quelques industriels ; mais cela au détriment du temps de la science, qui permet précisément la venue de nouveaux mondes, de nouvelles conceptions, puis de nouvelles techniques jusque- là impensables. En privilégiant le développement technique immédiat, on ruine la possibilité même du développement technique et, plus gravement, on fait croire que la science se confond avec lui, de telle sorte que le monde de la vie semble séparé de celui de la science, alors qu’il n’est séparé que de ce qui est utile, mais pas essentiel. Comment s’étonner alors, dans ce triste contexte où la science est vidée de son sens, qu’elle ne suscite plus d’enthousiasme et de vocations, ne soit plus comprise, fasse peur et laisse place à toutes les croyances les plus rassies ? C’est donc bien au niveau du travail quotidien des laboratoires, loin des effets d’annonce concernant la création de tel institut ou de telle agence de moyens, que se joue son avenir.

En raison de ce qu’elle est, la science impose, pour continuer à exister et pour permettre, corrélativement, le développement technique, que soit satisfaites un certain nombre d’exigences afférentes, en particulier, à la priorité absolue de la science comme visée de vérité et de connaissance, à la liberté et au temps de la pensée, ainsi qu’à l’indépendance des acteurs de la recherche. C’est à ce prix, et à ce prix seulement, au regard de l’ensemble de son développement historique et conceptuel, qu’elle pourra redevenir ce qu’elle a toujours été : une pensée absolument questionnante et une liberté pour tous.

Savoir +

  • BLAY Michel. Les Clôtures de la modernité. Paris : Armand Colin, 2007.
  • BLAY Michel. La Science trahiepour une autre politique de la recherche. Paris : Armand Colin, 2003.
  1. Article publié dans le dossier de TEXTES ET DOCUMENTS POUR LA CLASSE N°961, 1er octobre 2008, dans la rubrique LE POINT [P. 6-13] [↑]

 

 

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