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Sébastien Urbanski 

Enseignant chercheur

Les Cahiers Rationalistes n°612 - Mai-juin 2011

Est-il possible d'échapper au « fait religieux » ?

La négation de l’individu dans la mise en place de l’enseignement du fait religieux

De nombreux promoteurs de l’« enseignement du fait religieux à l’école publique » insistent sur l’aspect supra-individuel du fait religieux. Par exemple, Régis Debray, auteur d’un rapport ministériel en 2002, parle de fait social total qui déborde l’inclination individuelle ; de dimension structurante, identitaire et collective ; de réalité communautaire ; de la chair des sociétés :

Parler de fait religieux consiste à envisager autre chose qu’une histoire des opinions (…). En effet, le fait de conscience est un fait de société et un fait de culture, un fait social total qui déborde le sentiment privé et l’inclination individuelle. C’est cette dimension structurante (certains disent identitaire ou collective) qui lui donne sa place comme objet d’étude dans l’enseignement public (Debray 2003, p. 18, nous soulignons) ; La conviction religieuse est chaude et collective, l’opinion est tiède ou froide (…). Ce n’est pas simplement un fait de pensée, c’est une réalité existentielle, communautaire et identifiante, donc crucifiante, mais constitutive (…). C’est cette dimension identitaire et collective du fait religieux (…) qui l’inscrit dans la chair des sociétés et lui donne sa place comme objet d’étude dans l’enseignement public (Debray 2006, nous soulignons)

De même, dans une contribution pédagogique intitulée « Définir le ou les faits religieux », la sociologue Régine Azria dote la religion de grandes capacités d’action :

On voit là (…) comment LA religion intervient dans la vie des individus, des groupes, des sociétés, comment elle façonne leurs conceptions de l’univers (…), leurs rapports au monde, à soi, aux autres, comment elle tisse ou répare le lien social, comment elle interpelle ou au contraire apaise et rassure, et par conséquent comment elle dicte ou oriente les actes, les comportements, les attitudes, selon les principes de rationalité et les finalités qu’on lui prête (Azria 2005, p. 63, nous soulignons).

A vrai dire, Debray et Azria ne font pas qu’insister sur l’aspect supra-individuel du fait religieux. Ils tendent aussi à mettre de côté le niveau individuel. Par exemple, pourquoi « le fait de conscience » serait-il obligatoirement un fait social total qui déborde l’inclination individuelle ? Et, si la religion dicte les actes, alors les individus ne sont-ils que des réceptacles passifs ?

Dans cet article, nous essaierons de montrer que souvent, les promoteurs de l’enseignement du fait religieux mettent en valeur les aspects supra-individuels de ce dernier à tel point qu’ils en viennent à suggérer que personne ne saurait y échapper. Sur le plan empirique, nous retrouverons les intuitions de Bouveresse (2007) et de Mély (2002), qui soutiennent que de nombreux arguments mobilisés dans le débat sur les religions à l’école relèvent d’une conception rigide de l’homo religiosus, selon laquelle personne ne saurait échapper à la religion ou au religieux. Sur le plan théorique, nous introduirons deux concepts sociologiques : holisme ontologique et sujet pluriel.

L’holisme ontologique est l’idée selon laquelle les entités sociales supra-individuelles sont irréductibles aux personnes naturelles qui les composent. Il se distingue en cela de l’holisme méthodologique, pour lequel la reconnaissance d’entités supra-individuelles est seulement une règle de méthode. Ces deux formes d’holisme ont une légitimité. Cependant, de nombreux sociologues rejettent la première, en ce qu’elle mettrait en cause la dignité de la personne (Boudon 1995). D’autres acceptent les deux mais soutiennent que le holisme ontologique pose un problème proprement politique. En effet, considérer que les entités supra-individuelles existent a priori, i.e. sans que les individus aient délibéré pour décider d’en faire partie ou pas, peut revenir à nier à ces derniers toute possibilité d’émancipation. Les entités supraindividuelles existent peut-être, mais porter excessivement l’attention sur elles peut revenir à les aborder selon la perspective impersonnelle et apolitique du On. « Le On, indéterminé et faussement homogène, efface ainsi la spécificité des ‘énonciateurs du sens’, singuliers [les Je] ou pluriels [les Nous], pour mieux souligner l’ordre de la loi commune » (Kaufmann 2010, p. 346)

Quant au concept de sujet pluriel, il comprend entre autres l’idée que l’utilisation publique du pronom Nous peut, dans certaines situa- tions, être ressentie par les individus comme offensante (Gilbert 2003, p. 166-167). Par exemple, si Je ne suis personnellement ni chrétien, ni musulman, ni juif, Je pourrais être offensé de l’utilisation publique de l’expression « Nous sommes tous fils d’Abraham ». Dans ce cas, le sujet pluriel Nous ne réfère à aucun Je. Ce qui pose le problème, sociologique mais aussi politique, de la liberté individuelle en démocratie (Bouvier 2009).

L’étude qui suit traitera donc de la forme sous laquelle le « fait religieux » est scolarisé. Est-ce sous la forme apolitique et potentiellement désémancipatrice du On ? Est-ce que l’utilisation publique du Nous pourrait référer à un collectif dont tels Je ne sont pas prêts à faire partie ? Mais auparavant, il est nécessaire de situer la présente étude par rapport à celles qui ont déjà été menées. Selon Mély (2002) et Kintzler (2007), la portée désémancipatrice de l’enseignement du fait religieux est déjà présente dans les rapports ministériels. Pour Estivalèzes, au contraire, les diverses confusions avec le catéchisme sont dues simplement à des « difficultés de mise en oeuvre » (Estivalèzes 2005, p. 306). Mais l’armature théorique du travail d’Estivalèzes est fortement inspirée d’auteurs qui par ailleurs militent pour l’enseignement du fait religieux, notamment Jean-Paul Willaime, actuellement président de l’Institut Européen en Sciences des Religions (IESR) créé sous l’égide du ministère de l’Éducation Nationale et chargé de concrétiser les nouvelles directives. Or, dans un livre défendant un enseignement sur les religions à l’école, Willaime écrit, avec François Boespflug et Françoise Dunand :

Croire, au sens religieux du terme, c’est avant tout voir, ou plutôt faire naître un sens dans ce qui paraît en être dépourvu. La croyance devient alors une force qui permet de construire son existence et en même temps d’agir efficacement pour les autres. Qu’on attribue cette force à une entité extérieure à soi est peut-être illusoire ; l’histoire des religions n’a pas à en décider ; mais l’important n’est-il pas de la découvrir en soi? (Boespflug, Dunand et Willaime 1996, p. 31)

Autrement dit, il serait important de découvrir cette force rendue possible par la croyance religieuse. Ou, comme le mot « devient » le suggère, il serait important de découvrir cette force qui était auparavant une croyance religieuse (ou bien encore, la croyance religieuse serait elle-même une force). En tout cas, la valorisation de l’enseignement du fait religieux s’accompagne ici d’une valorisation de la croyance religieuse elle-même. Une étude scientifique qui, comme celle d’Estivalèzes, emprunte les catégories d’analyse de ceux-là même qui militent pour l’enseignement du fait religieux, comporte dès lors certaines limites. La présente étude se situera plutôt dans le sillage des thèses de Mély et Kintzler, à distance de tout travail d’expertise, ministérielle ou autre.

Jusqu’où va la « stabilisation symbolique du croire »?

Le holisme ontologique est aisément perceptible chez Willaime. Les raisons d’enseigner le fait religieux tiendraient au fait que ce dernier serait un élément d’une stabilisation symbolique du croire qui ferait actuellement défaut : « l’école, comme agent de socialisation, voit son rôle réinterrogé en matière de religion » dans le contexte du « manque de stabilisation symbolique » du croire (Boespflug, Dunand et Willaime 1996, p. 94), les religions étant des « langages symboliques » (Willaime 2007, p. 57).

Le problème est cependant de savoir jusqu’à quel point ce genre d’entités, langages ou stabilisations symboliques, englobent les individus. Par exemple, les valeurs sont-elles imputables aux individus ou à des entités qui les dépassent ? Boespflug, Dunand et Willaime semblent pencher plutôt pour la deuxième option. Après avoir affirmé qu’« un enseignement d’histoire des religions est ipso facto une formation aux langages symboliques », les auteurs écrivent : « A toutes les valeurs de la société (…), l’histoire des religions redonne leur préhistoire et fait toucher pour ainsi dire leurs racines en profondeur, tout en esquissant pour elles quelque chose comme une perspective d’avenir » (Boespflug, Dunand et Willaime 1996, p. 184)[1]Toutes les valeurs seraient donc ultimement des produits de la religion, et aux racines desquelles il serait possible d’accéder par l’intermédiaire des langages symboliques que seraient les religions.

De la même façon, les religions seraient des entités qui, dans le cadre de l’école laïque, auraient quelque chose à dire aux élèves :

l’introduction de cours d’histoire des religions prend le risque, si l’on veut s’en tenir à une conception étroitement positiviste de cette discipline, de troquer un mutisme pour un autre (…). [P]ar un amour immodéré et exclusif des faits, l’on déciderait alors de taire une part importante de ce que les religions, précisément, ont à dire (id.).

Tandis que les religions ont quelque chose à dire aux individus (et donc aux élèves), les faits religieux ont formé et constitué ces derniers : selon Jacqueline Gaillard, membre en 2004 du groupe d’experts sur le programme d’éducation civique, juridique et sociale, « ces faits [les faits religieux] nous ont formés, nous ont constitués » (Gaillard 2004, p. 15, nous soulignons). Selon l’historienne Nicole Lemaître, la conscience individuelle serait exclusivement l’effet d’un contenu précis d’une religion particulière : « La conscience individuelle enfin, si caractéristique de notre monde, doit tout à la notion théologique de vie baptismale » (Lemaître 1994, p. 306, nous soulignons). Dès lors, un individu pourrait-il échapper à ce pouvoir totalisant des faits religieux et des religions elles-mêmes ?

Pour le rabbin René-Samuel Sirat, la réponse est négative ; en tout cas, elle l’est en ce qui concerne les jeunes des banlieues, qui semble-t- il ne peuvent échapper à l’islam : « Les jeunes des banlieues n’ont-ils pas le droit de connaître les valeurs fondamentales de leur religion : ‘Pas de contrainte dans le domaine religieux’ (sourate 2, verset 257) ; et ‘Celui qui sauve une vie est aussi méritant que s’il avait sauvé l’univers entier’ (sourate 5, verset 35) » (Sirat 2003, p. 15, nous soulignons). Le pronom collectif Leur peut être ici interprété comme une manifestation d’un holisme ontologique, consistant à associer des individus de tel âge et de tel espace géographique et social à un groupe religieux (les musulmans).

Dans la multitude de textes prescriptifs sur l’enseignement du (des) fait(s) religieux, cette déclaration de Sirat est loin d’être insignifiante : en effet, elle fait partie d’une contribution substantielle à un ouvrage préparé à l’initiative de Philippe Joutard (auteur d’un rapport ministériel en 1989) et mentionné comme « approche pédagogique » dans le très sérieux livre Enseigner les faits religieux : quels enjeux ? coordonné par Borne (président du conseil de direction de l’IESR) et Willaime avec une préface de Debray (Borne et Willaime 2007, p. 222). De plus, le rapport Debray recommande d’auditionner les représentants des religions, dont Sirat fait partie, afin « d’élaborer les outils pédagogiques adéquats (…) et de contribuer à une meilleure évaluation des publications existantes sur le marché scolaire » (Debray 2002, p. 33).

Le fait religieux (ou les faits religieux) est-il donc scolarisé en tant qu’objet à connaître – ainsi que le revendiquent assez clairement les rapports ministériels – ou tant objet auquel il faudrait adhérer ? Plus précisément : dans quelle mesure les élèves sont-ils libres d’adhérer ou pas à un fait qui transcende leur conscience individuelle ? Il ne s’agit pas ici de questionner le holisme comme méthode d’approche du fait religieux (holisme méthodologique) ; mais c’est parfois « la religion » elle-même, et non son enseignement, qui entre à l’école : Willaime parle par exemple du « retour de la religion à l’école » (Willaime 2007, p. 63)[2]. Il n’est donc pas étonnant de constater que l’« enseignement des faits religieux » implique d’intervenir dans l’éducation religieuse des élèves : « En abordant les faits religieux à l’école, on intervient forcément, de façon indirecte, dans l’éducation religieuse des élèves, que ceux-ci reçoivent ou non par ailleurs une éducation religieuse » (ibid., p. 75). Avoir ou refuser d’avoir une éducation religieuse ne relèverait donc pas d’un choix que l’élève et ses parents pourraient effectuer ; au contraire, tout le monde devrait être l’objet, à l’école, d’une éducation religieuse (qu’on en reçoive une « par ailleurs » ou pas).

De l’insistance sur les entités supra-individuelles jusqu’aux ambitions néo-cléricales

Les diverses valorisations de la croyance religieuse, de l’éducation religieuse, ou des religions comme entités supra-individuelles ayant « quelque chose à dire » et étant à la racine de toutes les valeurs ainsi que de la conscience individuelle, semblent donc être présentes dans l’idée même d’instituer un enseignement du fait religieux. Elles ne constituent pas, en tout cas pas seulement, de simples « difficultés de mise en oeuvre ». D’autres éléments confirment cette thèse. Si le rapport Debray en lui-même ne mentionne pas d’entités collectives qui supprimeraient toute capacité d’action à l’individu, il reste que ses présupposés réfèrent à un On général et pesant. Dans Dieu, un itinéraire, livre à l’origine du rapport de 2002 commandé par Jack Lang, Debray admet notamment l’existence des entités suivantes : point exogène de cohésion (Debray 2001, p. 370), point d’accroche extérieur (ibid., p. 351), clé de voûte (ibid., p. 374), Référence dont Dieu est la figure superlative (id.). Toutes ces entités supra-individuelles serviraient, par l’intermédiaire de l’inconscient des collectifs (id.), à clore un système social :

Aucun système ne pouvant se « clore » à l’aide des éléments intérieurs au système, la cristallisation d’un collectif supposerait alors la mise en rapport de ses membres avec une donnée jamais donnée dans l’expérience, objet d’un acte de foi, déposé en un mythe. C’est le clou auquel est suspendu le tableau. Il en faut un, sinon il tombe et se brise (ibid., p. 371).

Certes, Debray parle ici de « membres » d’un collectif, mais ceux-ci n’agissent pas. Grammaticalement, ils sont décrits au passif : ils sont « mis en rapport » avec « le clou ». Dès lors, les individus peuvent-ils refuser d’adhérer à telle clé de voûte, à telle Référence ou à tel clou ?

Concrètement, il semble que non. En effet, Debray a préfacé en termes élogieux un guide pédagogique écrit par le théologien René Nouailhat qui, comme l’écrit Laurence Loeffel, pratique « la confusion entretenue des démarches, le refus de s’en tenir à l’objectivité historique, l’instrumentalisation de la ‘question du sens’, cheval de Troie d’ambitions néocléricales, l’importance superlative accordée aux faits religieux dans l’ensemble des faits de la culture » (Loeffel 2005, p. 156). Dans le guide en question, on lit ceci :

Ces faits, en tant qu’ils sont religieux, renvoient à autre chose qu’à ce qu’ils donnent à voir, à lire ou à penser. C’est bien cette ‘autre chose’ qui doit être pressenti (sic). Il relève de ce que chacun est susceptible de ressentir à propos de l’infini, de l’absolu, du transcendant ou du plus intime, quelles que soient ses appartenances ou ses croyances (Nouailhat 2004, p. 19).

Il s’agit donc clairement d’éducation religieuse, consistant à pressentir « autre chose » que les faits religieux tels qu’ils se présentent, mais une « autre chose » à laquelle ceux-ci renvoient tout de même. Il y a de bonnes raisons de penser que la caution de Debray à ces lignes n’est pas du tout accidentelle, car cette « autre chose » n’est apparemment rien d’autre que la « Référence dont Dieu est la figure superlative » avec laquelle tout membre d’un collectif est censé se mettre en rapport. En effet, dans Dieu, un itinéraire, Debray pose la question suivante : « Sur quels universaux de la condition humaine le récit monothéiste donne-til vue, sinon prise ? » (Debray 2001, p. 370). La réponse est donnée quelques pages plus loin : il s’agit de la « Référence dont Dieu est la figure superlative ». Donc, le fait religieux « récit monothéiste » renvoie à autre chose que lui-même : il renvoie à la Référence, que Debray invite à pressentir, et qui permet de clore un système social. C’est le même type d’entité que Nouailhat invite à pressentir : quelque « autre chose » que les faits religieux eux-mêmes, mais auxquels ceux-ci renvoient[3].

D’autres entités du même genre fleurissent dans le guide de Nouailhat. Par exemple, le sens : « Les questions religieuses ne laissent pas indifférent (…). Elles portent sur le mystère de l’existence, elles engagent la recherche du sens » (Nouailhat, id.). Le statut de cette entité n’est pas clair, mais il est certain que les élèves ne sauraient y échapper. En effet, il est prévu de les « aider à pressentir et même à ressentir l’expérience humaine qui habite le fait religieux dans ses espaces et ses temps sacrés » (id.).

Ainsi, encore une fois, les incitations à croire véhiculées par l’enseignement du fait religieux sont plus que de simples accidents, dans la mesure où l’ambition néo-cléricale de Nouailhat est réclamée par la philosophie de l’histoire de Debray elle-même. Et si Debray souligne qu’on ne peut identifier précisément l’élément qui permet de « cristalliser un collectif », il n’en reste pas moins qu’il lui donne le nom de Dieu, en tout cas d’Éternel. Son livre de 2001 est essentiellement, pardelà la quête de « clés de voûte », une quête de l’Éternel, comme l’indique le sous-titre : Matériaux pour une histoire de l’Éternel en Occident[4]. De là à inciter les élèves à trouver « le sens », ou « cette autre chose », ou « l’expérience humaine qui habite le fait religieux », il n’y a qu’un pas qui a été franchi par Nouailhat. Précisons que les propositions pédagogiques de ce dernier ont été prises au sérieux par de nombreuses personnalités, notamment l’Inspecteur général honoraire de l’Éducation Nationale Jean Carpentier (2005).

Nos ancêtres les Gaulois, notre père Abraham.

Même s’il ne la reprend pas tout à fait à son compte, Debray inclut dans son rapport l’idée selon laquelle l’enseignement du fait religieux pourrait « tempérer l’éclatement des repères comme la diversité, sans précédent pour nous, des appartenances religieuses dans un pays d’immigration heureusement ouvert sur le grand large » (Debray 2002, p. 4). Un an plus tard, Borne s’interroge sur la mise en place concrète de cette idée :

Il faut (…) se soucier de mettre en évidence ce qui, dans le religieux, rassemble. Il est à cet égard étonnant que le personnage d’Abraham ne soit pas plus présent dans les enseignements et dans les manuels, car il est commun aux trois monothéismes (…). Au XIIe siècle, le philosophe juif Maïmonide disait qu’Abraham est la colonne sur laquelle repose le monde. Et, dans la société française qui est la nôtre, dire à des élèves que nous sommes tous fils d’Abraham ou d’Ibrahim est important et fort (Borne 2004, p. 20).

Ce passage peut signifier deux choses : soit que nous devrions tous plus ou moins croire en Abraham ; soit, plus vraisemblablement, que notre civilisation (ou notre culture) est en un certain sens « abrahamique ». Mais de nombreux élèves ou parents d’élèves pourraient se sentir offensés de cet emploi du Nous : il suffirait pour cela qu’ils ne soient pas prêts à se reconnaître fils d’Abraham (ou d’Ibrahim).

Borne veut probablement dire qu’Abraham – ou Ibrahim – peut être considéré comme un des principaux fondateurs des religions juive, chrétienne et musulmane, et que des élèves français issus de différentes « cultures » pourraient mieux se comprendre mutuellement s’ils reconnaissaient leur père commun. Dans ce cas, une compréhension mutuelle pourrait émerger d’un sujet pluriel (« nous, fils d’Abraham ou d’Ibrahim ») lui-même amené à l’existence suite à l’emploi de la première personne du pluriel. Mais il est aussi possible que de nombreux individus, élèves ou parents, demeurent réticents à former ce sujet pluriel.

La suite du texte de Borne confirme cette analyse. Pour ce dernier, être français requiert la reconnaissance de nombreuses entités extra-individuelles : « Être Français, c’est adopter le patrimoine, l’histoire et les mythes de la nation française ; être Français, c’est adopter les Gaulois comme ancêtres ; c’est connaître et se reconnaître dans une mémoire commune, Vercingétorix, Jeanne d’Arc, Reims, Versailles, 1789, Jaurès et Clemenceau » (ibid., p. 21). Si être français est effectivement adopter les Gaulois comme ancêtres, alors il est probablement urgent de trouver un ancêtre commun aux élèves de différentes « cultures » (la française et la musulmane ?). Mais il n’est pas sûr que les élèves d’aujourd’hui soient prêts à dire « nos ancêtres les Gaulois », ni « nous, fils d’Abraham ». Plus généralement, Borne adopte une conception très exigeante de l’identité française : c’est ce qui l’amène à adopter une conception très exigeante de l’enseignement du fait religieux – qui ne se limite apparemment pas à la transmission de connaissances, ni à la transmission d’informations[5], ni même à une initiation au religieux comme « langage spécifique » (ibid., p. 16).

Paroles vivantes

Mais, précisément, que signifie cette initiation au religieux comme « langage spécifique » ? Au premier abord, il semble qu’il s’agisse de faire comprendre aux élèves que les textes religieux ne sont pas à prendre au pied de la lettre, qu’ils peuvent être lus de façon symbolique, à la manière d’un poème :

L’affirmation « La terre est bleue comme une orange » n’est pas une distraction de Paul Eluard, le deuxième vers du poème l’affirme superbement : « Jamais une erreur les mots ne mentent pas ». (…) [I]l y a difficulté quand un élève affirme spontanément qu’une croyance – « Dieu a créé le monde en six jours », par exemple – est à interpréter littéralement comme un savoir nécessairement supérieur à tout autre savoir. La réponse est la même que pour le poème d’Eluard : l’affirmation « Dieu a créé le monde en six jours » n’est pas une erreur, elle relève d’un ordre qui n’est pas celui du savoir (Borne 2007, p. 155).

Mais, dans un guide pédagogique ultérieur publié sous sa direction (et avec le concours de l’IESR), Borne ne promeut pas la lecture poétique des récits de création. Il la déconseille plutôt, celle-ci étant plus appropriée aux religions mortes :

Les récits [de création] égyptien et grec appartiennent à des civilisations qui ont durablement marqué le monde méditerranéen, mais les croyances qu’ils révèlent renvoient à des religions mortes. Face à eux notre curiosité est curiosité de poète qui se nourrit d’images ou d’historien qui restitue les mondes disparus (…). Toute autre est la place des textes de la Bible et du Coran (…). Ces textes (…) sont aujourd’hui encore livres de parole vivante pour les fidèles qui se réclament du judaïsme, du christianisme ou de l’islam, mais aussi pour tous ceux qui, face aux croyances, veulent affirmer la légitimité de la raison (Borne 2009, p. 10, nous soulignons).

Les richesses symboliques intrinsèques à la Bible et au Coran ne seraient donc pas seulement poétiques. Elles seraient surtout le résultat d’une relation, que les croyants et les non-croyants auraient en commun (ou devraient avoir en commun), à une « parole vivante ». Quelle que soit la signification exacte de l’expression « parole vivante » (dont la connotation religieuse, en tout cas, ne fait guère de doute), les croyants et les non-croyants sont ici incités à lire ces textes de la même façon, et d’une façon qui s’oppose à la lecture poétique, réservée aux religions mortes. Tous les élèves sont censés croire que la Bible et le Coran sont, pour eux, livres de parole vivante.

On retrouve la même idée chez Anne Raymonde de Beaudrap, maître de conférences en IUFM. De Beaudrap soutient que la Bible est vivante pour un homme d’aujourd’hui, car elle apporterait des réponses à des questions existentielles que se pose « tout un chacun ». La réduction des Je (« tout un chacun ») au On se fait par l’intermédiaire de l’entité supra-individuelle inconscient collectif : « La Bible reste vivante pour un homme d’aujourd’hui, non seulement pour certains croyants pour qui elle est parole inspirée par Dieu (…) mais aussi pour tout un chacun, parce qu’elle parle à l’inconscient collectif en apportant certaines réponses à des questions existentielles » (de Beaudrap 2010, p. 107-108). La Bible serait donc vivante non pas pour des raisons strictement culturelles, mais pour des raisons existentielles, par l’intermédiaire de l’inconscient collectif auquel « tout un chacun » serait assujetti. Mais ces raisons existentielles ne correspondent aucunement aux raisons culturelles et informatives que les rapports ministériels semblent parfois recommander.

Les traditions religieuses seraient donc tellement vivantes qu’il ne serait pas possible de s’y soustraire. Dans une « fiche élève » recommandée par l’IESR[6], c’est à la vérité de la tradition chrétienne qu’il n’est pas possible de se soustraire. La fiche traite de l’exil de saint Jean à Patmos : « Cet épisode de la vie de saint Jean nous est connu par une tradition plus tardive [que la tradition instaurée par les évangiles] » (Nouailhat et Joncheray 1999, p 138, nous soulignons). Mais connaître la vie de quelqu’un par une tradition nécessite préalablement de croire que cette tradition dit vrai. Le pronom nous réfère donc à un sujet pluriel : nous connaissons cet épisode de la vie de saint Jean par une tradition à la vérité de laquelle nous croyons (la proposition « nous connaissons cet épisode de la vie de saint Jean par une tradition à la vérité de laquelle nous sommes libres d’adhérer ou pas » serait autocontradictoire). Le problème est qu’un élève non-chrétien pourrait facilement se sentir offensé d’avoir à admettre ce sujet pluriel.

Les conséquences de cette pédagogie sont claires. Une ligne vide est destinée à l’élève, dans laquelle il doit commenter ce que fait Jean dans un tableau représentant « La révélation à Patmos ». A la ligne suivante, il est écrit : « Pour raconter cela, Jean écrit grâce à l’Esprit Saint le livre de l’Apocalypse ». L’élève doit donc admettre l’existence de cette entité supra-individuelle, et surnaturelle, qu’est l’Esprit-Saint. De même, dans l’épisode du martyre de Jean à Rome, le conditionnel est parfois utilisé mais disparaît aussitôt :

Jean aurait été emmené à Rome, capitale de l’Empire romain et condamné à mort. On le voit ici [sur un tableau] dans un chaudron d’huile bouillante, où, selon une tradition, on l’a plongé pour le faire mourir. Mais, grâce à Dieu, Jean sortit sain et sauf du chaudron. Cela se passait à Rome, devant la Porte latine. On a construit une église à cet endroit (ibid., p. 138, nous soulignons).

Et à la page sur la Cène, il est écrit que Dieu a sauvé les juifs lors de la sortie d’Égypte :

Pour faire le lien avec la Pâque juive, on peut lire les pages 16 et 17 de Pierres Vivantes (l’ouvrage de référence de la catéchèse de l’Église de France), le passage de l’Exode 12, 1-13, 25-27 et la note sur la fête de la Pâque ; les chrétiens y voient l’annonce du passage de Jésus de la mort à la vie. Chaque année, les juifs rendent grâce à Dieu qui les a sauvés lors de la sortie d’Égypte (ibid., p. 136).

Comment se fait-il que ce guide pédagogique soit recommandé par une institution aussi prestigieuse que l’IESR ? Selon nous, il n’y a que deux possibilités : soit les responsables de la bibliographie « éducation et religion en Europe » approuvée par l’IESR (cf. note 6), n’ont pas lu le recueil en question alors même qu’ils le recommandent ; soit Mély n’a pas tort quand il dit que l’enseignement du fait religieux est une entreprise néo-cléricale.

Références

Azria Régine (2005), « Définir le ou les faits religieux », in Collectif, « Lire les textes fondateurs en classe de français », in Collectif, Laïcité et faits religieux : une aventure de la modernité ?, Limoges : IUFM Limousin.

Beaudrap (de) Anne Raymonde (2010), Enseigner les faits religieux en classe de français – État des lieux, paradoxes et perspectives, Paris : INRP.

Boespflug François (1999), « Connaître les religions : comment et pourquoi ? », in Boespflug François et Martini Evelyne (dir.), S’initier aux religions, Paris : Cerf.

Boespflug François, Dunand Françoise et Willaime Jean-Paul (1996), Pour une mémoire des religions, Paris : La Découverte.

Borne Dominique (2004), « Pourquoi parler du fait religieux ? », in Husser Jean-Marie, Religions et modernité. Les actes de la DESCO, Versailles : CRDP.

Borne Dominique (2007), Enseigner la vérité à l’école ?, Paris : Colin.

Borne Dominique (2009), « Au commencement… », in Borne et al., Récits de création, Paris : La documentation française.

Borne Dominique et Willaime Jean-Paul (dir., 2007), Enseigner les faits religieux, quels enjeux ?, Paris : Armand Colin.

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Bouveresse Jacques (2007), Peut-on ne pas croire ? Sur la vérité, la croyance et la foi, Marseille : Agone.

Bouvier Alban (2009), « Joint Commitment, Coercition and Freedom in Science. Conceptual Analysis and Case Studies », in Van Bouwel Jeroen (ed), The social sciences and democracy, Palgrave Macmillan.

Carpentier Jean (2005), « Enseigner le fait religieux à l’école : genèse et état des lieux », in Simoneï Benoît (dir), D’Osiris à 1905, et au-delà : éléments pour enseigner le fait religieux, Poitiers : SCEREN-CRDP de Poitou- Charentes.

Debray Régis (2001), Dieu, un itinéraire. Matériaux pour l’histoire de l’Eternel en Occident, Paris : Odile Jacob.

Debray Régis (2002), L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque. Rapport à M. le Ministre de l’Education Nationale, Paris : Ministère de l’Éducation Nationale, www.iesr.ephe.sorbonne.fr/docannexe/file/3739/debray.pdf

Debray Régis (2003), « Le ‘fait religieux’ : définitions et problèmes », in Collectif, L’enseignement du fait religieux. Les actes de la DESCO, Versailles : CRDP.

Debray Régis (2006), « Entre culte et culture, connaissances et croyances, qu’enseigne-t-on ? », in Faits religieux et laïcité aujourd’hui, Versailles : CRDP, 1 DVD.

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Estivalèzes Mireille (2005), Les religions dans l’enseignement laïque, Paris : PUF.

Favret-Saada Jeanne (2005), « Comme si Dieu existait », Vacarme, n° 35.

Gaillard Jacqueline (2004), Communication à l’université d’automne ‘Religions et modernité’ de Guebwiller, Ac/Essentiel n° 16, Strasbourg : rectorat de l’Académie de Strasbourg.

Gilbert Margaret (2003), Marcher ensemble : Essai sur les fondements des phénomènes collectifs, Paris : PUF.

Joutard Philippe (1989), Rapport de la mission de réflexion sur l’enseignement de l’histoire, la géographie et les sciences sociales, Paris : Ministère de l’Education Nationale.

Kaufmann Laurence (2010), « Faire collectif. De la constitution à la maintenance », in Kaufmann Laurence et Trom Danny, (dir.), Qu’est-ce qu’un collectif ?, Paris : Ed. de l’EHESS.

Kintzler Catherine (2007), Qu’est-ce que la laïcité ?, Paris : Vrin.

Lemaître Nicole (1994), « Enseigner l’histoire des religions », in Historiens et Géographes n° 343.

Loeffel Laurence (2005), « Compte-rendu de M. Estivalèzes – Les religions dans l’enseignement laïque, et de R. Nouailhat – Enseigner le fait religieux, un défi pour la laïcité », Revue Française de Pédagogie, vol. 153.

Mély Benoît (2002), « Est-ce à l’école de valoriser le religieux ? », Les Cahiers rationalistes, n° 560.

Nouailhat René, Joncheray Jean (1999), Enseigner les religions au collège et au lycée : 24 séquences pédagogiques, Besançon : CRDP de Franche-Comté.

Nouailhat René (2004), Enseigner le fait religieux : un défi pour la laïcité, seconde édition, Paris : Nathan.

Sirat René-Samuel (2003), avec Capelle Philippe et Boubakeur Dalil, L’enseignement des religions à l’école laïque, Paris : Salvator.

Willaime Jean-Paul (2007), « Qu’est-ce qu’un fait religieux ? », in Borne Dominique et Willaime Jean-Paul (dir., 2007).

  1. Par suite, l’« éducation aux valeurs » et la « formation au sens du bien et du mal » sont classées par Boespflug dans les « retombées conjoncturelles » d’un enseignement d’histoire des religions, qui ne sont « pas à dédaigner » (Boespflug 1999, p. 39).[↑]

  2. Si le ministère de l’Éducation organisait un enseignement de criminologie (ou de connaissance du fait criminel), on ne parlerait probablement pas d’une entrée du crime à l’école. C’est donc que l’objet « fait religieux » est considéré par les promoteurs de son enseignement comme étant d’un type spécifique – spécificité que nous essayons ici d’identifier.[↑]

  3. Le « principe d’incomplétude » de Debray, selon lequel les individus doivent se mettre en rapport avec une Référence dont Dieu est la figure superlative, ressemble par ailleurs fortement au principe « comme si Dieu existait » étudié par Favret- Saada. Inviter à agir « comme si Dieu existait » fait partie de la stratégie politique de Ratzinger pour rallier à lui des intellectuels agnostiques comme Habermas, qui deviennent alors des « chiens de garde de la papauté » (Favret-Saada 2005). Ajoutons que Debray souligne son accord avec Ratzinger sur l’idée selon laquelle « l’enfer, c’est vivre dans l’absence de Dieu », même s’il précise que Dieu peut être remplacé par une clé de voute, un point d’accroche extérieur, etc. (Debray 2001, p. 374).[↑]

  4. Comme le remarque Dennett (2006, p. 215), il est difficile de savoir si Dieu un itinéraireest un livre a/. sur le concept de Dieu et ses variations historiques, ou b/. sur l’histoire de Dieu lui même, ce que suggèrerait le sous-titre. Autrement dit, il est difficile de savoir si le livre porte sur Dieu en tant qu’objet intentionnel (Dieu lui-même pourrait alors ne pas exister) ou sur Dieu en tant qu’Éternel. D’où certains malentendus sur les enjeux de l’enseignement du fait religieux. [↑]

  5. Les rapports ministériels parlent pourtant d’information : « Une diversité religieuses plus grande en France (…) rend plus urgente encore une large information » (Joutard 1989, p. 90, nous soulignons) ; « Personne ne peut confondre catéchèse et information » (Debray 2002, p. 9, nous soulignons).[↑]

  6. Voir la « bibliographie sur le thème Éducation et religion en Europe », élaborée par une équipe d’expertise et de recherche dont Willaime fait partie : www.iesr.ephe.sorbonne.fr/index4026.html[↑]

 

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