Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

Alain Policar

Agrégé de sciences sociales, docteur en science politique (IEP de Paris)

Les Cahiers Rationalistes
n°686

Cahier Rationaliste N° 686 / Septembre-octobre 2023

Laïcité : la loi de 2004 est-elle une bonne loi ?

Depuis sa création, l’Union rationaliste lutte pour que l’État demeure laïc, et de nombreux articles ont été consacrés à la laïcité dans les Cahiers. Si les principes de liberté de conscience et de liberté de religion sont unanimement soutenus au sein de l’UR, il n’en va pas de même dès lors qu’on passe à des aspects plus pratiques, comme celui des signes religieux ostensibles dans les écoles de la République, que la loi du 15 mars 2004 codifie, et qui fait encore, avec la question du port de l’abaya, l’objet d’une actualité récente. Jacques Burger nous le rappelle dans son commentaire.

Alain Policar nous livre aujourd’hui une analyse claire et très détaillée, et hors de toute controverse, des lectures qui ont pu être faites des conclusions des travaux de la Commission Stasi. Son point de vue pourra ne pas être entièrement partagé, mais il constitue un important apport au débat.

   Si l’article central de la loi du 15 mars 2004 est bien connu (« Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit »[2]), il n’en est pas de même du rapport rendu, le 11 décembre 2003, au président de la République Jacques Chirac, par Bernard Stasi, président de la commission chargée d’examiner la nécessité de légiférer sur la question du port de signes religieux en milieu scolaire, mais aussi sur la place de la laïcité dans le monde du travail, les services publics, les lieux publics, etc. Le 17 décembre, le président Chirac appelle les Français à se rassembler autour du principe de laïcité, « pierre angulaire de la République, faisceau de nos valeurs communes de respect, de tolérance, de dialogue »[3].

 

LIRE LE RAPPORT DE LA COMMISSION STASI

   Que dit précisément le rapport de la commission Stasi ? Après quelques éléments d’histoire de la laïcité française, il rappelle ses deux principes majeurs : la neutralité de l’État, qui impose à la République d’assurer « l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion », et la liberté de conscience avec notamment sa déclinaison en liberté de culte. Et il les commente en insistant, dans un premier temps, sur le rôle de l’État, lequel doit « affirmer une laïcité ferme qui rassemble » : « La liberté de conscience, l’égalité de droit, et la neutralité du pouvoir politique doivent bénéficier à tous, quelles que soient leurs options spirituelles. Mais         il s’agit aussi pour l’État de réaffirmer des règles strictes, afin que ce vivre en commun dans une société plurielle puisse être assuré [4]».

Néanmoins,  dès  la  page  16,  il  nuance  ce  principe  de  fermeté. Si « revendiquer la neutralité de l’État semble peu  conciliable  avec  l’affichage d’un prosélytisme agressif, particulièrement dans l’espace scolaire », et, dès lors, qu’il convient, pour permettre la rencontre de tous dans l’espace public, « d’adapter l’expression publique de ses particularités confessionnelles et de mettre des bornes à l’affirmation de son identité », « l’esprit de la laïcité requiert un équilibre des droits et des devoirs », ce que les Québécois qualifient d’« accommodements raisonnables ».  Il  est  assez  peu  fréquent  que ces recommandations soient rappelées. Suggérer qu’il puisse y avoir des accommodements raisonnables semble être une concession au multiculturalisme (concept le plus souvent invoqué comme opérateur de délégitimation que pour ce qu’il est vraiment, c’est-à-dire une tentative, certes critiquable, de renouvellement du concept de citoyenneté), alors que les accommodements sont une réponse adaptée au biais majoritaire (nous reviendrons infra sur ce point essentiel). Si l’on recherche la cohérence, les adversaires de cette mesure devraient également s’opposer, bien entendu à la parité (les femmes, quel que soit leur nombre, représentent une minorité politique), mais aussi à toutes les actions compensatoires en direction des territoires défavorisés (comme, par exemple, la création de ZEP[5] ou de ZUP, etc.). Le rapport Stasi envisage donc des réponses nouvelles aux situations non prévues par la loi de décembre 1905 (octroi de permis pour l’édification    de nouveaux lieux de culte, aménagement des menus de la restauration collective, respect des exigences liées aux principales fêtes religieuses, rites mortuaires, ou enseignement du fait religieux). Et justifie, on ne peut plus clairement, ses recommandations : la mise en œuvre du principe de laïcité n’a pas encore  permis  de  combler  des  déficits  d’égalité  entre  les  croyants  (il est également fait référence aux athées, aux rationalistes et aux libres- penseurs, mais ce n’est pas notre sujet).

   On voit que le rapport Stasi est très loin de limiter sa réflexion  à  la  question des signes religieux. C’est pourtant, sur les 26 mesures proposées, la seule qui sera adoptée par le Parlement. Il aborde notamment un point qui revêt dans le présent contexte une grande importance.

   Peu de temps après le début de la trop fameuse affaire du foulard (dans un collège de Creil, comme chacun sait), le Conseil d’État rend, le 27 novembre 1989, un avis. Il est important d’y faire référence, notamment parce que la haute juridiction administrative tient compte d’une loi que, nous semble-t-il, nous avons tendance à oublier. Il s’agit de la loi d’orientation sur l’éducation du 10 juillet 1989 qui, dans son article 10, institue la liberté d’expression des élèves[6]. Cela signifie, selon le Conseil d’État, la reconnaissance du droit   des élèves à porter un signe religieux dans l’enceinte scolaire. Néanmoins, comme le permet la loi de 1905, ce droit est encadré par les exigences inhérentes au fonctionnement du service public. L’élève,  dès lors soumis  à plusieurs types d’obligations, n’est pas autorisé à effectuer des actes de provocation, de prosélytisme ou de propagande ou à porter atteinte à la dignité de tout membre de la communauté éducative, ou encore à perturber le déroulement des enseignements et, enfin, il doit se soumettre à l’obligation d’assiduité.

   En d’autres termes, le Conseil ne prohibe pas les signes religieux en tant que tels, mais seulement s’ils revêtent un caractère ostentatoire ou revendicatif.
La conclusion découle de ce qui précède : il convient de procéder à une appréciation au cas par cas sous le contrôle du juge. Aurions-nous dû suivre cette recommandation ? Ce n’est pas l’avis de la commission Stasi, laquelle souligne les trois difficultés soulevées par la position du Conseil d’État.

Il est utile, pensons-nous, de les citer in extenso :

En premier lieu, l’adoption d’une démarche au cas par cas supposait la possibilité pour les chefs d’établissement de prendre des responsabilités ; mais ils se trouvaient souvent isolés dans un environnement difficile. En deuxième lieu, le juge n’a pas cru pouvoir entrer dans l’interprétation du sens des signes religieux ; il s’agit là d’une limite inhérente à l’intervention du juge ; il lui a semblé impossible d’entrer dans l’interprétation donnée par une religion à tel ou tel signe. Par conséquent, il n’a pu appréhender les discriminations entre l’homme et la femme contraires à un principe fondamental de la République que pouvait revêtir le port du voile par certaines jeunes filles[7]. Enfin, en troisième lieu, la jurisprudence a prohibé les signes ostentatoires en soi vecteurs de prosélytisme ; mais, en pratique, les chefs d’établissement ont été dans l’impossibilité de tracer la frontière entre le signe ostentatoire illicite et le signe non ostentatoire licite.

La conclusion est évidemment que la loi permettra d’éviter ces difficultés.

 

LA LOI EN CONTEXTE

   Est-ce vraiment le cas ? Si l’on en juge par les remontées des chefs d’établissement, il ne fait aucun doute que la loi n’est pas unanimement comprise. Et les circulaires d’application (que nous ne pouvons évoquer dans le cadre de cet article) semblent n’avoir pas eu l’effet escompté, certains des meilleurs observateurs de la laïcité scolaire les jugeant contradictoires. Ce constat peut déboucher sur deux positions contraires. L’une, de surplomb, consisterait à en répéter le principe, à inciter à son application de manière plus ou moins coercitive. L’autre serait de partir des sentiments des élèves et admettre, principe de charité, qu’ils ne sont pas dénués de rationalité.

   Nous l’avons rappelé, la loi de 1905 admet que la laïcité peut être restreinte pour des motifs d’ordre public. Par conséquent, la question devient celle de savoir si les « motifs d’ordre public » sont suffisamment consistants, s’agissant du port de signes religieux ostensibles. On est en droit de penser qu’ils ne le sont pas : c’est très probablement l’avis majoritaire, au moins chez les élèves musulmans. Nous ne pouvons faire comme si cette réalité n’était que le résultat d’un déficit d’explication.

   On pourrait déduire de ce qui précède que la loi doit être abrogée. Tel n’est cependant pas notre souhait : toute nouvelle discussion générale à son sujet ne contribuerait pas à apaiser les esprits et aurait des effets pervers difficilement maîtrisables (en premier lieu, le sentiment que, décidément, l’islam pose problème, mais aussi l’interprétation de ce réexamen de la loi comme une victoire de l’islamisme).

   Si on recherche l’apaisement, il convient d’examiner la nature des arguments de ceux qui alertent sur les aspects discriminants de la loi. Travail sans doute assez peu assuré d’être suffisant, mais absolument nécessaire.

Dès l’instant où nous sommes dans un régime de séparation, l’État n’est pas fondé à se prononcer sur le sens que nous attribuons aux vêtements que nous portons. Aristide Briand s’était clairement prononcé sur cette question à propos du port de la soutane, vêtement qui, une fois la loi votée, n’avait plus d’existence pour l’État (« un vêtement comme un autre, accessible à tous les citoyens, prêtres ou non »). Bien entendu, si son port devait constituer un trouble à l’ordre public, comme le fait de cacher son visage peut en être un, il y aurait motif à l’interdire.

   Ces précisions montrent que l’État juge les actes et n’a pas, sans perdre sa nature libérale, à scruter les intentions. Le voudrait-il qu’il en serait incapable : il est en effet impossible d’établir une liste exhaustive de ce qui est un signe religieux. Plus largement, tout peut devenir signe ou, si l’on préfère, rien n’est en soi un signe. Pour qu’il y ait signe, une activité de pensée est nécessaire, activité qui consiste à établir une relation entre deux entités, c’est-à-dire à donner un sens à l’une par rapport à l’autre. On voit bien que la subjectivité est essentielle ici (il ne peut y avoir signe que pour un sujet). Dès lors, une liste objective de signes religieux est, par nature, exclue. Et, tant mieux, car il serait grave pour nos libertés que la définition du signe soit fixée par la puissance publique (laquelle peut ne pas être démocratique). Chacun sait que la neutralité de l’État suppose de ne pas adopter ou favoriser une croyance religieuse. Mais elle implique également de n’en discriminer aucune.  Or  l’État  paraît  ne  pas  respecter cette obligation. Il convient de comprendre si ce sentiment, fréquent chez les élèves musulmans, relève de la posture victimaire, comme on l’entend souvent, ou s’il est la conséquence d’une pratique contestable (en l’occurrence, une instrumentalisation du principe de laïcité).

   Pour choisir entre ces deux interprétations, un élément factuel peut être invoqué : sauf erreur de ma part, entre 1982 (rue des Rosiers) et 2012 (Mohamed Merah à Toulouse), lorsque des attentats terroristes sont commis au nom de l’islam, jamais la laïcité n’est invoquée comme ce qu’il conviendrait d’opposer au terrorisme. Les choses changent radicalement à partir de 2015, comme si, désormais, l’on pensait que l’affirmation réitérée de nos principes puisse être de nature à inciter les terroristes à renoncer à leurs actes.

   Ajoutons que la façon dont nous invoquons la laïcité laisse entendre que des obstacles consistants empêchent les fidèles musulmans d’en accepter l’esprit (l’islam, lit-on souvent, n’est pas en mesure de penser le concept de séparation). Les musulmans peuvent alors nourrir le sentiment qu’ils ne sont pas des citoyens comme les autres, d’autant que leur est généreusement prêtée une volonté séparatiste (voir la loi de renforcement des principes de la République). Certains sondages viennent justifier cette thèse, notamment ceux dont les résultats indiquent que les règles divines sont préférées aux lois de la République : quel croyant ne manifesterait-il pas une telle préférence, laquelle ne signifie aucunement, comme on a pu l’écrire,  le  refus  des  principes républicains ? Préférer x n’est pas ignorer y.

 

 

PRENDRE CONSCIENCE DU BIAIS MAJORITAIRE

 

   Il nous faut donc fonder notre réflexion sur le sentiment, partagé par nombre d’élèves musulmans, d’un ostracisme en raison de leur foi. Pour diminuer, voire abolir, ce sentiment, un intense travail pédagogique est sans doute nécessaire. On peut néanmoins  craindre  qu’il  ne  soit  pas  suffisant.  Car l’École n’est pas le sanctuaire que, dans un monde idéal, elle devrait être. Elle apparaît plutôt comme le reflet de ce qui se passe ailleurs et, plus inquiétant encore, comme le moyen par lequel les inégalités se reproduisent. Si l’on souhaite qu’au sein de l’École, telle qu’elle est, notre laïcité soit mieux comprise, peut-être faudrait-il adopter à son égard une distance critique que, me semble-t-il, la perspective comparative permet.

   Il semblerait que la laïcité majoritairement défendue dans la France contemporaine procède d’une vision de l’islam très éloignée de la pratique du croyant ordinaire[8]. Dans son livre de 2017, Philosophie libérale de la religion (titre de la traduction française), Cécile Laborde montre que l’objet privilégié de la laïcité française, durant les trois dernières décennies, est le religieux pathologique ou, si l’on préfère, le religieux dangereux. Cette malheureuse spécificité se mesure aisément en comparant avec la façon dont la Grande- Bretagne, elle aussi confrontée douloureusement au terrorisme islamiste, traite celui-ci. L’intérêt de l’exemple britannique est avant tout sémantique :

Le cloisonnement sémantique entre le discours sur la laïcité et le discours sur le terrorisme permet d’apaiser les relations intercommunautaires en refusant de voir en chaque musulman un islamiste potentiel, et de juguler les surenchères islamophobes et xénophobes qui nourrissent le populisme d’extrême droite […] La gestion domestique du religieux par l’État – la laïcité, dirait-on en France – est centrée, non sur la religion pathologique, mais sur la religion ordinaire[9].

   Pour   justifier  la  laïcité  bien  comprise  (ou  ce  que  C.  Laborde  nomme   le sécularisme minimal), nous avons besoin de trois principes : la raison publique, l’égalité civique et la liberté personnelle (nous n’évoquerons pas ce dernier point ici). La raison publique signifie que les représentants  de l’État sont tenus d’invoquer des raisons accessibles pour justifier les lois  (alors que les citoyens ordinaires peuvent recourir à tout type de raisons qu’ils pensent valable). Les raisons d’étendre la laïcité aux élèves le sont- elles ? Sans doute, leur accessibilité est insuffisante, notamment parce  que nous devrions tenir plus grand compte  du  fait  que  la  spécificité  de  l’islam  est incomprise : religion, comme le judaïsme, fondée sur l’orthopraxie, on s’obstine en effet à la décrire selon les canons de la foi chrétienne, c’est-à- dire selon le privilège qu’elle accorde au croire au regard du faire. Dès lors, sa visibilité (relativement nouvelle, le musulman a longtemps, en France, pratiqué en toute discrétion) heurte une société de plus en plus sécularisée (d’ailleurs, à de nombreux égards, l’islam, mais pas seulement lui, participe d’un important mouvement de contre-sécularisation). Désormais, comme le souligne Anne-Sophie Lamine, montrer trop visiblement son appartenance religieuse devient équivalent à ne pas “respecter la laïcité” et est considéré comme une forme de mise en cause du “vivre ensemble républicain”, quel que soit le degré d’attachement citoyen[10].

   Quant à l’égalité civique, elle est le critère qui, plus qu’aucun autre, révèle l’éventuel mépris à l’égard de tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans la religion majoritaire et qui, lorsque l’État la valorise publiquement, se trouvent exclus de l’identité civique. En se référant à la notion de biais majoritaire[11], on est fondé à introduire la possibilité des accommodements comme moyen de rétablir l’égalité. La commission Stasi en a énoncé quelques-uns (voir supra). Cet aspect est tout sauf anecdotique : il contribuerait sans doute à affaiblir l’aspect identitaire de la laïcité[12]. Et, ce pourrait être matière à un autre article, l’histoire coloniale française ne doit pas être négligée si l’on désire accéder  à  une  compréhension  fine  des  comportements  de  méfiance à l’égard des valeurs de la République. Ne négligeons pas non plus, dans l’interprétation de cette querelle du voile, les facteurs exogènes à la question de la laïcité : la montée de l’extrême droite, la peur du terrorisme islamiste, le développement d’un « antisémitisme de banlieue » (en partie lié au conflit israélo-palestinien) et le profond et durable malaise du monde enseignant[13]. D’autant que nous ne pouvons faire abstraction de la difficulté du travail des professeurs face aux diverses provocations auxquelles ils sont exposés. Mais la focalisation sur le vêtement présente trois graves inconvénients. Le premier, évoqué plus haut, est la difficulté à dégager univoquement la signification religieuse d’un comportement vestimentaire. Le deuxième est que, en se focalisant sur la chasse aux vêtements, l’on a tendance à négliger ce qui nous semble être plus préoccupant : la contestation des enseignements.

Enfin, par la victimisation, on alimente la contestation globale de l’école républicaine, l’interdiction des signes religieux en étant l’inespéré prétexte.

   Peut-être serait-il plus facile d’être inflexible sur le refus des enseignements si nous interrompions l’infructueuse chasse aux signes. Nous ne prétendons évidemment pas avoir épuisé toutes les raisons pour lesquelles la loi de 2004 apparaît bien souvent comme discriminante. Mais, dans un contexte apaisé (dont nous sommes hélas très éloignés), peut-être faudrait-il reconsidérer l’avis, équilibré et conforme aux spécificités de notre laïcité, rendu par le Conseil d’État en novembre 1989. On comprend qu’à la question du titre de cet article, aucune réponse univoque ne s’impose. Il est d’ailleurs douteux qu’il soit souhaitable de tendre vers cet objectif.

   Il est, en revanche, nécessaire de lutter contre la tendance à oublier que la laïcité, telle qu’elle est définie dans la loi de décembre 1905, a vocation à s’appliquer équitablement à tous les cultes religieux, quelle que soit l’ancienneté de leur présence sur le territoire. Afin de vivifier ce principe de tolérance, ne faudrait-il pas songer à invoquer un mot trop souvent négligé de la devise républicaine, celui de fraternité ? Comment, en effet, sans le souci de l’autre, aussi éloigné de nos croyances puisse-t-il être, pourrions- nous contribuer à construire une communauté politique juste ?

 

[1] Il va de soi que nous ne nous exprimons pas ici en tant que membre du Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République.

[2] Il est précieux de lire la première circulaire d’application du 18 mai 2004 (Journal officiel du 22 mai). Il est notamment précisé que la loi ne s’applique pas aux parents d’élèves et que « sa mise en œuvre passe d’abord par le dialogue », son « organisation relevant de la responsabilité du chef d’établissement ». Un ajout décisif mérite d’être mentionné : « Pendant le dialogue, l’institution doit veiller avec un soin particulier à ne pas heurter les convictions religieuses de l’élève ou de ses parents. Le principe de laïcité s’oppose évidemment à ce que l’État ou ses agents prennent parti sur l’interprétation de pratiques ou de commandements religieux ».

[3] « Discours relatif au respect du principe de laïcité dans la République », http://www. elysee.fr, 17 décembre 2003.

[4] Le rapport est consultable. Il comporte 78 pages : https://medias.vie-publique.fr/data_ storage_s3/rapport/pdf/034000725.pdf

[5] Voir Lydie Heurdier, « La politique d’éducation prioritaire. Un projet conduit hors du champ politique (1981-2001) », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 2014/4, no 124, p. 155-168.

[6] Aussi les élèves ne sont-ils pas des usagers du service public d’éducation mais des participants. C’est pourquoi, à la différence des premiers, le principe de laïcité peut s’appliquer à eux, même si leurs obligations restent différentes de celles des agents. Mais on comprend que la loi de 1989 est en quelque sorte la passerelle entre celle de 1905 et celle de 2004.

[7] L’idée du voile comme symbole de la soumission des femmes à l’ordre patriarcal est certainement prédominante chez celles et ceux qui s’y opposent. Sans nier que son port puisse résulter de cette soumission, il existe néanmoins d’autres motivations et, notamment, une volonté d’intégration sans assimilation, autrement dit d’être française et musulmane. Cette raison, souvent négligée, est, de surcroît, conforme à l’observation des nouvelles formes de religiosité, lesquelles sont plus souvent choisies qu’héritées.

[8] Cette vision s’exprime avec clarté (et accablement de notre part) dans le rapport Baroin de 2003, intitulé « Pour une nouvelle laïcité » (publié in extenso dans Le Figaro magazine du 24 mai 2003). On y lit que la laïcité est contestée « par certaines populations immigrées, qui, issues d’une culture non laïque et non démocratique, ne perçoivent pas le sens de ce principe ». La crise de la laïcité est imputée à la gauche parce qu’elle a « défendu les différences culturelles » et le « communautarisme ». Le rapport, sans surprise, critique l’avis du Conseil d’État qui laisse les enseignants « dans un état d’insécurité juridique ». Ce rapport doit être lu pour son ethnocentrisme décomplexé, et aussi parce qu’il exprime, hélas, ce que pense encore une majorité de Français.

[9] Cécile Laborde (2017), Philosophie libérale de la religion, Paris, Raison publique, Hermann, 2023, p. 7.

[10] Anne-Sophie Lamine, « Les foulards de la République », Revue des sciences sociales, n°35, 2006, p. 163.

[11] Ce biais est assez rarement souligné. Il est pourtant très important : Cécile Laborde a proposé l’expression de catho-laïcité pour désigner la spécificité du modèle français de laïcité.

[12] Un sondage réalisé par l’institut Viavoice pour l’Observatoire de la laïcité, en janvier 2020, indique que 78 % des sondés pensent que la laïcité fait partie de l’identité de la France.

[13] Je me permets de renvoyer à Alain Policar, « L’universalisme dévoyé », Raison Présente, n° 211, septembre 2019, p. 27-35.

 

 

COMMENTAIRE DE JACQUES BURGER

Trois idées principales de l’article me semblent incontestables :

   La focalisation sur le vêtement présente trois graves inconvénients. Le premier […] est la difficulté à dégager univoquement la signification religieuse d’un comportement vestimentaire. Le deuxième est que, en se focalisant sur la chasse aux vêtements, l’on a tendance à négliger ce qui nous semble être plus préoccupant : la contestation des enseignements. Enfin, par la victimisation, on alimente la contestation globale de l’école républicaine, l’interdiction des signes religieux en étant l’inespéré prétexte.

Je rapproche l’analyse d’Alain Policar du numéro 568 des Cahiers, janvier-février 2004. Il y est fait état de l’audition par la commission Stasi de trois membres du Bureau de l’UR : Guy Bruit, Gérard Fussman et Jean- Pierre Kahane. Ceux-ci exposent (p. 6-14) leur opposition à une éventuelle interdiction des signes religieux à l’école.

   On lit cependant (p. 14) que le CA de l’époque a désapprouvé cette position, tout en reconnaissant la pertinence des arguments avancés ! Notre Union se trouvait, de ce fait, dans cette situation délicate de mettre en avant sur la même question des vues contradictoires : celles du CA, elles-mêmes contradictoires, et celles de trois membres éminents de l’association.

   Un autre grave (?) débat est celui des « mamans qui accompagnent les sorties scolaires ». Porter un voile (qu’il suffirait d’appeler fichu) serait une atteinte à la laïcité de l’école. Débattre de cette question évite de se poser une question plus importante ; celle de la compétence pédagogique des « mamans ». Quand j’ai fait le « papa qui accompagne », j’ai vite appris que je ne savais pas parler aux enfants ; et la maîtresse de me taquiner gentiment « mais monsieur Burger, ce n’est pas comme cela qu’il faut leur parler ». Dont acte !

   Je séjourne régulièrement à Londres. Les mots laïc et laïcité n’ont pratiquement pas de traduction en anglais au sens où nous l’entendons et ne font pas l’objet de débats récurrents. Je me demande pourtant si les Anglais ne pratiquent pas une laïcité à leur façon en ce qui concerne la liberté de conscience, les interdits alimentaires et les questions d’habillement. Un seul exemple : je croise dans la rue deux policiers en tenue ; l’un porte le casque traditionnel (so British) et l’autre… un turban (du modèle de la police). Des Anglais, interrogés, me demandent où est le problème ; c’est sa religion ! Et de poursuivre : « La question est de savoir s’il fait bien son job ».

Je termine en citant Pantagruel :

Si les signes vous faschent, ô quant vous fascheront les choses signifiées.

Venez découvrir

Les Cahiers Rationalistes

Venez découvrir

Raison Présente

Podcast

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *