
Sylvie Chaperon
Historienne
08/03/2006
La question du droit de vote des femmes en France
Ce texte est une version remaniée de la conférence prononcée par S. Chaperon à Ivry le 8 mars 2006.
Dans le panorama européen, la France présente le cas de figure d’une République précocement dotée du suffrage universel masculin (1848), mais intégrant très tardivement les femmes (1944). La Suisse a un profil très similaire avec une égalisation encore plus tardive (1971 pour les élections fédérales). Ces deux nations démontrent clairement que la démocratie, même directe, s’accommode très bien de l’exclusion des femmes.
Plusieurs explications successives ont été apportées à ce « retard » français. La première, avancée par des féministes de l’entre-deux-guerres, insiste sur la faiblesse et les divisions du féminisme français. Outre que cette hypothèse suppose une relation de cause à effet entre la force du mouvement et l’obtention de la victoire que rien ne démontre, elle minore considérablement l’ampleur du suffragisme français. Sans atteindre la radicalité et la vastitude des mouvements anglais et américains ou encore les énormes associations allemandes (lesquels sont proportionnels aux taux d’urbanisation et à la montée des classes moyennes), le féminisme français se situe à un rang tout à fait honorable. La priorité du suffrage sur les autres revendications, tôt acquise (dans les années 1910), s’accompagne d’un élargissement des bases du mouvement après la déclaration de Benoît XV en 1919. Dès lors, un suffragisme « chrétien » vient nourrir des troupes jusqu’alors laïques. Au moment de son apogée, au début des années 1920, le suffragisme peut compter sur des groupes et des périodiques nombreux. Les divisions sont certes importantes entre les minoritaires radicales, libres penseuses ; les réformistes majoritaires, républicaines et laïques (où protestantes et israélites sont nombreuses) et les modérées, catholiques. Mais plus que les effectifs militants, c’est le rayonnement de la cause féministe qui devrait être mesurée. Des noyaux féministes agissent dans les partis politiques ou les syndicats. L’opinion publique montre une sympathie croissante.
Une autre explication s’appuie sur les traditions constitutionnelles et historiques de la France. Un historien, Pierre Rosanvallon, a pu opposer le modèle anglais, pragmatique, élargissant le corps électoral par réformes successives, au modèle républicain universaliste, du tout ou rien. A quoi s’ajouterait le « refoulé » et le « non dit » des peurs provoquées par le brusque agrandissement du pays légal. Mais en matière constitutionnelle, aucune règle ne semble prévaloir. La monarchie constitutionnelle italienne élargit aussi progressivement son corps électoral tout en excluant systématiquement les femmes, tandis que la seconde République espagnole inclut les femmes quelques mois après la déclaration du suffrage universel masculin en suivant l’argumentaire de la députée Clara Campoamor, clairement universaliste. En revanche, les craintes motivées par le doublement des électeurs ont sans aucun doute été bien réelles. Rappelons que l’élection présidentielle au suffrage universel n’a pu être restaurée en France qu’avec le prestige du Général de Gaulle et le référendum de 1964 tant était encore présent en mémoire le résultat calamiteux (pour des républicains) de la première élection présidentielle de 1849 qui avait installé au pouvoir l’héritier de Bonaparte.
Plus subtilement, la politologue Mariette Sineau, compare les pays de Common Law ou de droit germanique à ceux du Code Napoléon. Dans les premiers, ou le droit est plus contentieux qu’ordonnateur, les droits civils féminins ont été précocement obtenus : dès la fin du XIXe siècle les norvégiennes, autrichiennes, allemandes et anglaises mariées disposent de leur capacité civile, l’autorité parentale et le régime de séparation de bien des époux suivent rapidement, de sorte que l’égalité politique vient consacrer une large égalité civile. Dans les pays latins, le code civil de 1804, plus ou moins imité dans les pays les satellites de l’Empire napoléonien, a scellé pour un siècle et demi, la subordination privée des femmes. Là, les droits politiques, plus tardifs, précèdent souvent les droits civils. En France, les femmes mariées acquièrent la capacité juridique par les lois de 1938 et 1942, mais le régime matrimonial légal diminue la portée de la réforme jusqu’en 1965. L’autorité parentale ne se substitue à la puissance paternelle qu’en 1970.
Cette dernière perspective comparative renvoie au fameux clivage religieux qui, sur bien des plans, dessine deux Europes. Mais en matière politique, ce sont moins les questions doctrinales (qui jouent en revanche pour le droit privé du divorce, de la contraception et de l’avortement) qu’il faut envisager, que les rapports entre États et Églises. Deux points méritent d’être rappelés. Lors de la Réforme, les Églises protestantes, établies le plus souvent à la suite de la conversion d’un prince, épousent les contours de la Nation et renforcent sa cohésion, tandis que les Nations catholiques doivent, pour s’affirmer, lutter contre les prérogatives du Saint Siège. Le protestantisme détient des affinités constitutives avec la démocratie : les pouvoirs du clergé sont réduits au minimum et la relation de chaque croyant avec Dieu s’affirme par l’alphabétisation de tous et la lecture directe des textes sacrés. L’Église catholique maintient elle, une pédagogie de l’ignorance, garant de son nécessaire intermédiaire et opte résolument pour les hiérarchies établies (monarchie, noblesse, pater familias). Aussi, tandis que les Monarchies ont pu se démocratiser en douceur dans les pays de Réforme, révolutions, coups d’État, guerres civiles et Républiques de rupture se sont multipliées en terres catholiques. Les grands mouvements sociaux contestataires se nourrissent d’évangélisme au Nord et d’anticléricalisme au Sud.
En France, les guerres laïques s’achèvent par la séparation radicale de l’État et de l’Église en 1904 et la sécularisation de toutes les activités autrefois laissées aux congrégations féminines. La IIIe République arrache les femmes à « l’obscurantisme » pour les confier à la « science », pour reprendre les termes de Jules Ferry, avec les lois de ce dernier pour l’enseignement primaire (1881-1882), la loi Camille Sée pour l’enseignement secondaire (1880) et l’alignement des baccalauréats féminin et masculin en 1924. Le diplôme d’État d’infirmière (1922), tout comme précédemment celui d’institutrice, ou plus tard (1933) celui d’assistante sociale, cherche moins à valoriser les carrières qu’à évincer les religieuses. Mais malgré tous ces efforts, le dimorphisme religieux perdure et les femmes restent objectivement dans la zone d’influence de l’Église, y compris au sein de la classe ouvrière, pourtant la plus déchristianisée. La déclaration de Benoît XV en 1919, qui ouvre les vannes d’un suffragisme catholique et la réussite du catholicisme social (où les femmes s’engouffrent) ne fait que renforcer ce fait. Dans les années 1930, la montée des idéologies autoritaires accroît encore la menace. L’idée que les électrices ont mené Hitler au pouvoir, contre vérité historique, devient vite un lieu commun.
Les femmes sont bel et bien l’objet d’une bataille politique. Mais plutôt que d’entrer dans l’arène, les partis de gauche, qui sont les plus égalitaristes mais ont le plus à craindre du vote des femmes, adoptent une attitude frileuse et défensive. Que peuvent en effet les quelques 3 milliers d’adhérentes à la Section française de l’internationale ouvrière (ancêtre du parti socialiste), face aux 2 millions que revendique la Ligue féminine d’action catholique ?. Quant au Parti radical, il ne s’ouvre aux femmes qu’en 1924. Seul le PC tente d’enrôler massivement les femmes en créant l’Union des jeunes filles de France (1936). La stratégie du Front populaire exprime cette frilosité attentiste, le droit de vote n’appartient pas au programme commun, mais trois femmes seront nommées sous-secrétaires d’État dans le gouvernement de Blum. Par trois fois, les députés votent l’égalité des droits politiques avec d’autant plus d’enthousiasme qu’ils savent le projet bloqué au Sénat par les radicaux dont l’anticléricalisme constitue l’alpha et l’omega. La gauche française aurait pourtant pu tirer les leçons de l’exemple espagnol, où les électrices de fraîche date (1931) n’ont pas empêché la victoire du Fruente popular.
La réforme tant attendue surviendra donc dans le contexte bouleversé de la seconde guerre mondiale et sous l’impulsion d’un homme de droite, militaire de carrière et nullement partisan de l’égalité des sexes. Pour le général de Gaulle, soutenu par les résistants communistes, démocrates chrétiens et socialistes, l’égalité politique c’est tout à la fois rompre avec la IIIe République honnie, affirmer aux alliés son engagement démocrate et couper l’herbe sous le pied des communistes dont l’influence sort grandie des années noires. Jusqu’au bout, une arrière garde radicale, a tenté d’ajourner ce périlleux changement dans l’Assemblée consultative d’Alger, embryon parlementaire de la Résistance.
Une véritable course de vitesse s’engage alors pour encadrer au mieux les citoyennes novices. Partis politiques, groupes suffragistes à peine reconstitués, associations catholiques, qui pour la plupart ne se sont pas dissoutes sous Vichy, tous s’y mettent. Catholiques et communistes engagent le plus de forces dans la compétition. Dans cette dernière obédience, l’Union des femmes françaises, crée à la Libération, attire plus d’un demi million de femmes.
Les résultats des premières élections mixtes rassurent bien vite. Les électrices votent en effet moins à gauche, plus conservateur et surtout plus démocrate chrétien que leurs compagnons. Mais l’écart, de l’ordre de 6%, n’est pas de nature à provoquer les ras de marée, même s’il suffit à repousser le premier projet constitutionnel, élaboré par le PC et la SFIO et à leur ôter la majorité absolue dans la chambre basse. Seuls le PC et le MRP (Mouvement républicain populaire, parti démocrate chrétien apparu à la Libération) se mobilisent pour féminiser la vie politique, présentant systématiquement le plus de candidates et les mieux placées dans les listes. Mais la Guerre froide et l’essor du RPF (Rassemblement pour la France, parti gaulliste crée en 1947) les marginalisent rapidement. Résultat, le pourcentage d’élues ne cessent de décroître : entre 5 et 6% dans les premières assemblées constituantes ou législative, 3.2 en 1956, 1.6 en 1958. Jusqu’en 1978 la proportion ne dépasse pas les 2 % à l’Assemblée nationale. Les sections féminines des partis politiques s’étiolent. Découragées, vieillissantes, amères, les suffragistes assistent impuissantes à l’échec de leur rêve.
A la suite de Simone de Beauvoir et du Deuxième sexe, les nouvelles générations féministes se détournent de la sphère publique pour concentrer leurs efforts sur les revendications privées : contraception, liberté amoureuse et sexuelle, épanouissement personnel. Le MLF qui surgit sur la scène publique en 1970 en affirmant que « le privé est politique » accentue cette tendance. Sans déserter totalement les partis politiques, le féminisme se joue ailleurs.
Dans le même temps, le dimorphisme religieux qui inquiétait tant la gauche s’érode et disparaît. La scolarisation et la salarisation massive des femmes (depuis 1970 il y a plus de bachelières que de bacheliers) transforment les enjeux électoraux. Dans les années 1980, les femmes votent plus au centre et plus socialiste que les hommes. François Mitterrand tentera de capitaliser cette nouvelle donne, sans parvenir à convaincre au terme de son second septennat. Malgré des avancées législatives incontestables, le chômage, le travail précaire ou à temps partiel, la nouvelle pauvreté touchent davantage les femmes que les hommes.
La féminisation de la politique stagne, à tous les niveaux. La France est la lanterne rouge de l’Europe. La personnalisation et la professionnalisation de la vie politique, le recrutement dans le vivier des grandes écoles, le rétrécissement social de la base des partis, le cumul des mandats sclérosent la classe politique dont le taux de masculinité n’est qu’un signe parmi d’autres. Partie de socialistes féministes en 1992, la revendication de la parité a fait très vite son chemin et l’unanimité. Voté en 2000, la loi permet des avancées mais rencontre encore bien des résistances.