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Thierry Foucart & Hélène Langevin-Joliot

Union rationaliste

01/03/2006

La statistique et les problèmes d’éducation

           De l’avis général, les réformes successives du système éducatif ne parviennent pas à régler de nombreux problèmes. On peut espérer trouver des raisons de leurs échecs en examinant leurs points communs. On trouve parmi ces derniers l’usage inapproprié des méthodes statistiques, une confusion des tâches et des responsabilités, et des interprétations pour le moins discutables.

           Trois spécificités de la statistique
           La statistique consiste à évaluer l’effet du hasard dans les observations qui sont faites, à extraire d’une masse de données les propriétés principales de l’objet observé ou du fait social étudié, et à vérifier la vraisemblance d’équations mathématiques (d’un ” modèle “) donnant une représentation de la réalité. Sa première spécificité est de ne jamais produire de certitude ni d’établir de relation de causalité.
           Les méthodes statistiques théoriques sont toujours les mêmes quelle que soit la nature des données traitées. En revanche, les observations dans les sciences appliquées sont objectives, tandis que la subjectivité intervient dans les comportements humains et sociaux. On ne peut donc interpréter des résultats indépendamment de la nature des individus statistiques observés, objets ou sujets. L’ignorance de cette seconde spécificité ouvre la voie à ce que l’on appelle le scientisme, ” imitation servile de la méthode et du langage de la Science [au sens des sciences de la nature]”[2] .
           La dernière spécificité importante est la simplicité avec laquelle on peut effectuer une enquête. Le progrès technologique facilite la conception des questionnaires, la collecte des données et leur traitement numérique, mais n’assure pas la validité des procédures. Il rend plus difficile l’interprétation des résultats et renforce le danger du scientisme et la nécessité d’une approche critique des analyses publiées.

           Les grandes enquêtes
           Ces trois spécificités ont des conséquences particulièrement importantes dans les sciences de l’homme et de la société, et par suite dans le système éducatif : certaines enquêtes effectuées auprès des enseignants et des élèves n’ont aucune valeur statistique. Le but dans lequel celles de 1994[3] et de 1997[4] ont été menées n’était pas du tout celui qui était avancé officiellement : elles répondaient en réalité à un objectif politique. De même, l’intérêt du récent débat sur l’école est plus dans la discussion et la réflexion publiques qu’il a suscitées que dans l’analyse statistique des réponses transmises au ministère. Donner à ces enquêtes et à ce débat une valeur statistique est abusif.
           Cet abus fait disparaître l’esprit critique indispensable à l’analyse des résultats, et laisse croire que le système éducatif peut être complètement mesuré et réduit à une liste de chiffres. Cette démarche de quantification et de réduction systématique est typique du scientisme.

           La gestion des flux d’élèves
           Les objectifs donnés par les pouvoirs publics au système éducatif résultent de l’évolution économique et sociale et sont fixés souvent par des pourcentages sans que l’on se préoccupe des capacités des élèves à atteindre les niveaux correspondants. C’est le cas de la réforme Fillon qui maintient les 80% d’élèves au niveau du baccalauréat et prévoit 50% d’une classe d’âge dans l’enseignement supérieur. Le ministère dégage les moyens qu’il juge nécessaires pour que ces objectifs soient atteints, et l’application de la réforme est évaluée régulièrement par la direction de l’évaluation et de la prospective (DEP) du ministère de l’éducation nationale [5].
           Atteindre les objectifs devient une nécessité pour le pouvoir politique en place. Pour cela, ce dernier est peu à peu amené à intervenir dans la gestion des flux d’élèves, pour accélérer la réalisation des objectifs, en modifiant les exigences des diplômes. Pour les enseignants, c’est une banalité, mais cette intervention [6] est ignorée par une partie importante de la population : la comparaison de la dictée du brevet d’études de premier cycle à Paris en 1974 avec celle du brevet des collèges en 2000 [7] surprend plus d’un interlocuteur non enseignant. Le pourcentage de reçus à un examen mérite plus d’être appelé degré de réalisation de l’objectif que taux de réussite à l’examen.
           Le contrôle du ministère sur l’ensemble du système éducatif (administration, pédagogie, examens, communication) est à l’origine de la confusion quasi systématique entre le succès d’une réforme et la réalisation des pourcentages fixés. Il explique la constance de la nature des réformes : toujours plus de réglementation et d’intervention de l’administration dans la vie administrative et pédagogique des établissements, avec, au bout du compte, la justice comme arbitre des conflits. Cette ” judiciarisation ” substitue la relation administrative à la relation humaine dans la vie scolaire.

           L’argumentation statistique de la gestion des flux
           La gestion des flux n’est pas limitée aux pourcentages de reçus aux examens. Elle concerne aussi le temps passé par les élèves dans le système éducatif. La conclusion d’une étude récente[8] sur le redoublement est la suivante : ” Les études sont formelles : au cours préparatoire, sauf circonstances exceptionnelles, le redoublement est contre-productif. Plus généralement, de l’école primaire au collège, il est inefficace, car il ne permet pas aux élèves de rattraper leur retard, et inéquitable, car il touche surtout les enfants évoluant dans les catégories socioprofessionnelles les plus défavorisées. “. La vérité sur le redoublement est dite. Cela mérite réflexion.
           Le redoublement est la conséquence de difficultés très diverses : faible quotient intellectuel, problèmes familiaux, difficultés psychologiques, pathologies mentales… Il n’y a pas un échec scolaire, mais des échecs scolaires. Le redoublement ne peut exercer les mêmes effets sur des élèves différents : il permet à certains de régler leurs problèmes et de rattraper leur retard, à d’autres de progresser à leur vitesse, sans faire disparaître leurs difficultés. Il peut être aussi contre-productif. On peut penser que plus les élèves sont faibles, moins le redoublement leur permet de rattraper leur retard par rapport aux autres : il n’augmente le quotient intellectuel ni ne guérit les pathologies mentales. Cela ne signifie pas qu’il soit inutile. Compte tenu de la diversité des causes d’un échec scolaire, il est indispensable d’individualiser l’appréciation portée sur l’efficacité d’un redoublement, et une conclusion générale n’a pas de sens.
           Cette individualisation est rarement effectuée. Des études de 1990 sont fondées par exemple sur des statistiques agrégées : ” Plus on redouble tôt, moins on a de chances de faire des études longues. Ainsi 1% des élèves de première S ont redoublé le cours préparatoire, alors que c’est le cas de 5% de ceux qui sont en classe de bac professionnel et 11% de ceux qui préparent un CAP “[9] . La première phrase montre seulement que plus on est faible, moins on est fort. Les élèves qui ont redoublé le CP auraient-ils réussi moins bien, de la même façon, ou mieux en passant en CE1 ? On ne peut pas répondre sans examiner chaque cas particulier.
           L’étude de 2004 à laquelle il est fait référence ci-dessus tente de répondre à cette question: ” quelque 103 binômes ont été constitués à l’issue de la première année, comprenant un élève redoublant son CP et un admis en CE1. Les deux élèves avaient le même niveau scolaire et les mêmes caractéristiques socioprofessionnelles “. Cela ne suffit pas pour que les situations soient identiques et les élèves comparables. On peut penser que chaque redoublement n’a pas été décidé au hasard, ” en aveugle ” comme pour tester un médicament, mais suivant d’autres critères non répertoriés. Le raisonnement ” toutes choses égales par ailleurs ” [10] est donc invalidé. On ne peut déduire de ces observations ni l’inefficacité du redoublement, ni l’inverse. Cela n’empêche malheureusement pas sa condamnation sans appel : le redoublement a été contre-productif puisque ” à niveau faible égal au CP, les enfants [du binôme] admis dans la classe supérieure (CE1) ont de meilleures performances scolaires que leurs camarades redoublants. ” Cela ne montre-t-il pas, au contraire, que les décisions étaient justifiées compte tenu des critères non répertoriés ?
           Ces erreurs méthodologiques se manifestent finalement par la possibilité de retourner les raisonnements suivis. C’est particulièrement clair dans le cas du redoublement : le considérer a priori comme responsable des difficultés d’un élève revient à prétendre que c’est la jambe de bois qui empêche l’unijambiste de courir.
           Qualifier le redoublement de ” contre-productif “, et d’ “ inéquitable ” est une généralité dont l’imprudence pourrait expliquer la certitude avec laquelle elle est exprimée. C’est cette étude qui est contre-productive, en présentant un résultat comme une vérité incontestable, et inéquitable dans la façon injustifiée dont elle remet en cause les compétences et les idéaux d’égalité et de justice sociale des enseignants. C’est une démarche typique de technocrate, le statisticien-sociologue-psychologue prétendant mieux savoir la bonne décision concernant des élèves qu’il n’a jamais vus que l’instituteur qui leur a enseigné pendant toute une année scolaire.

           Les lacunes des analyses statistiques
           Dans l’exemple du redoublement, la question que se pose tout le monde est la suivante: comment aider un élève à régler ses difficultés ? Il en est une autre, tout aussi importante mais ignorée des enquêtes : quelles sont les conséquences sur la classe d’une décision concernant un élève ? Ces conséquences ne sont pas étudiées dans les enquêtes qui ne permettent donc pas d’évaluer globalement l’efficacité d’une mesure individuelle. D’une façon plus générale, la solution à un problème individuel dépend de l’intérêt des autres élèves puisqu’elle ne peut être trouvée que dans un cadre collectif, et toute réforme concernant un point particulier du système éducatif exerce une influence sur la totalité de ce système, en ” aval “, et en ” amont “, qui s’explique par la réactivité du milieu scolaire aux réformes qui sont appliquées. L’absence de cette approche globale est une lacune des analyses statistiques qu’il est bien difficile de combler.
           L’apparition des sections dans les classes de 1e des lycées est un exemple évident de cette influence : sa conséquence directe est l’abandon quasi complet en 2e des matières dans lesquelles les élèves sont en difficulté puisqu’ils choisiront la section dans laquelle elles ont peu d’importance. C’est le cas des disciplines scientifiques dans la section littéraire. Une autre conséquence est le passage en 2e d’élèves très faibles en sciences, pour limiter les redoublements en 3e, créant ainsi la situation précédente, et ainsi de suite. La 2e menant à toutes les sections du baccalauréat, les élèves qui veulent suivre une section scientifique ou économique et sociale se trouvent donc avec des camarades qui ne maîtrisent pas les programmes scientifiques du collège et qui ne cherchent même plus à rattraper leur retard puisqu’ils n’en ont pas besoin. On ne s’étonnera pas que l’enseignement scientifique soit parfois problématique en 2e, avec des conséquences faciles à imaginer sur les 1eS et ES. La création des sections en 1e exerce finalement une influence en aval (au lycée) et en amont (au collège).
           Les réactions sont parfois beaucoup plus difficiles à prévoir : quelles peuvent être les conséquences sur l’ensemble du système éducatif de l’instauration du contrôle continu pour l’épreuve de français du baccalauréat ? Les élèves concernés réagissent, les enseignants aussi comme on a pu le constater. La réaction ne se limite pas à des manifestations qui disparaissent nécessairement au bout d’un certain temps. Imaginons la mise en place du contrôle continu. Comment garantir un niveau constant, indépendant de l’enseignant et du lycée ? Les notes vont-elles être normalisées ? Sur quelle base ? Comment va-t-on gérer les absences des élèves, parfois très nombreuses surtout s’ils sont majeurs ? Un professeur ne va pas poser des questions à ses élèves sur une partie du programme qu’il n’a pas traitée : la nécessité de terminer le programme officiel disparaît. Enfin, il est d’autant plus facile à un élève et à ses parents de rejeter la responsabilité d’une mauvaise note sur l’enseignant que ce dernier est l’examinateur. Comment vont évoluer en fin de compte les comportements, les rapports entre enseignants et élèves, le respect des programmes, l’enseignement de la discipline ?

           L’intervention administrative dans les pratiques pédagogiques
           Les méthodes pédagogiques aussi sont étudiées statistiquement: on évalue l’efficacité d’une méthode de lecture en calculant les pourcentages d’élèves sachant lire et écrire et ayant suivi différentes méthodes d’apprentissage, et la méthode déclarée la plus efficace est celle qui donne le meilleur taux de réussite. On impose ensuite cette méthode à l’ensemble des enseignants et des élèves, indépendamment des situations personnelles. On applique le principe suivant : ce qui est meilleur pour tous est meilleur pour chacun. On suppose ici que les élèves et les enseignants réagissent tous de la même façon, et les professeurs sont tenus d’appliquer des instructions dont ils connaissent parfois l’inefficacité. On l’a vu avec l’enseignement des mathématiques modernes imposé à tous de 1962 à 1985. Ce sont ensuite les parents qui, constatant l’échec de la méthode, adressent des reproches aux enseignants. Ils tiennent le même raisonnement que celui qui consisterait à reprocher des impôts trop lourds aux inspecteurs tenus d’appliquer la loi fiscale, et prêtent aux enseignants une responsabilité qui n’est pas la leur.
           La relation entre l’enseignant et l’élève est une relation individuelle dont l’enseignant devrait être responsable, et l’administration ne pas se mêler. Elle s’en mêle parce qu’il faut atteindre les objectifs fixés. Cette intervention montre une incompréhension totale de la méthodologie statistique et de la modélisation : tout modèle, mathématique ou non, est le résultat des observations du chercheur. C’est le modèle qui est ajusté à ces observations, et non l’inverse, et on pervertit les comportements en imposant un objectif quantitatif ou des règles identiques pour tous.

           La dissociation des rôles
           Cela implique que l’administration qui définit les objectifs ne peut être la même que celle qui en contrôle la réalisation. Une même administration, pas plus qu’une même personne, ne devrait être chargée simultanément des deux missions définies par la transmission des connaissances d’une part et leur contrôle d’autre part.
           Les objectifs quantitatifs sont peut-être nécessaires au plan économique : on peut évaluer approximativement les besoins en personnel des entreprises en fonction de l’évolution économique et des progrès scientifiques et techniques. Ils n’ont de sens qu’en termes d’objectifs à atteindre, et le contrôle des connaissances devrait être confié à un organisme indépendant pour garantir les niveaux de qualification. Si l’on vise 80% d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat, il est indispensable que les épreuves soient indépendantes de ce pourcentage et donc de l’administration qui l’a fixé pour que le niveau reste le même.
Cette indépendance ne peut être réalisée par un contrôle continu, qui donne à un même professeur les deux rôles d’enseignant et d’examinateur. Au contraire, un examen final identique pour tous est un procédé équitable d’évaluation des connaissances, et redonne à chaque enseignant le rôle unique d’aider ses élèves à obtenir cet examen. Le risque est évidemment d’avoir un taux d’échec non conforme aux objectifs. Mais le pourcentage de reçus au permis de conduire doit-il être fixé par un ministre ? Les moniteurs d’auto-école doivent-ils être chargés à la fois de l’apprentissage de la conduite et de l’examen du permis de conduire ?

           Et la statistique ?
           L’étude statistique de mesures pédagogiques ne peut apporter que des informations générales qui doivent susciter une réflexion des acteurs – parents, enseignants et élèves – et améliorer la prise de décision concernant chaque élève. La collecte aveugle de données n’aide pas à cela, contrairement à l’individualisme méthodologique [11], et les interprétations péremptoires font obstacle à tout approfondissement. Appliquer systématiquement la même règle à tous aboutit au remplacement d’une série d’erreurs individuelles inévitables par une erreur collective d’un coût humain et social beaucoup plus élevé On le sait depuis fort longtemps : ” Le législateur […] ne deviendra jamais capable, alors que ses prescriptions s’adressent à la totalité de ses sujets ensemble, d’attribuer avec exactitude à chacun d’eux individuellement ce qui convient. “[12]  

[1]agrégé de mathématiques, maître de conférences à l’université de Poitiers. D’autres articles sont accessibles par internet : http://foucart.thierry.free.fr/SMASH/
[2] Hayek Friedrich von, 1953, Scientisme et sciences sociales, Plon, Paris (col. Agora), p.12.
[3] Baudelot C., P. Bourdieu, C. Lévy, 1994, Point de vue : Moins d’un jeune sur cinq, Le Monde, 27/09
[4] Blanchard S., 1998, Le casse-tête du dépouillement et de l’analyse des réponses, Le Monde, 24/01.
[5] Joutard P., Thélot C., 1999, Réussir l’école, pour une politique éducative, Le Seuil, Paris.
[6] Garcia S., Poupeau F., 2003, La mesure de la démocratisation scolaire, Actes de la recherche en sciences sociales, p. 74-87 n° 149.
[7] Foucart T., 2004, Scènes ordinaires de la vie universitaire, Fabert, Paris.
[8] Laronche M., 2004, Redoublement : les études s’opposent aux pratiques des enseignants, Le Monde, 11/12.
[9] Garin C., 1991, La prime au parcours sans faute, Le Monde, 30 mai.
[10] Cette hypothèse est très contestée depuis de nombreuses années (Simiand, 1932). Lire Chauvel L., 2001, Le retour des classes sociales ? Revue de l’OFCE n° 79, ou http://foucart.thierry.free.fr/SMASH/.
[11] Boudon R., Individualisme méthodologique, Dictionnaire de sociologie, p. 122, Larousse 2003.
[12] Platon, Le Politique, p. 401, La Pléiade t. II.

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