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Jean-Pierre Vernant

Historien et anthropologue

06/12/2004

La religion, fait historique et social

A la suite d’un accord entre l’Union rationaliste et la municipalité d’Ivry, les Cahiers se sont engagé à publier les textes des conférences données au titre des «Rencontres d’Ivry». On trouvera ci -dessous le texte de la quatrième d’entre elles donnée par Jean-Pierre Vernant, le 6 décembre 2004. Ce texte est la transcription de la conférence, dont nous avons choisi de garder le «ton» parlé ; il a été relu par Jean-Pierre Vernant

Je me suis occupé de la religion grecque, et, avec d’autres jeunes savants, dans les années 60, indianistes, assyriologues, égyptologues, africanistes, et d’autres, on a essayé de comparer des systèmes religieux et de se poser des problèmes à ce sujet. Mais la religion, ça me dépasse, de tous les côtés, et quand je dois faire cette conférence que je fais parce qu’on me l’a demandé, parce que je suis profondément attaché à l’Union Rationaliste, par ma biographie, par ma conviction, j’ai le sentiment que je n’arriverai pas à présenter les problèmes de la façon qui conviendrait. On a dit que j’étais un agnostique. Pire que ça : j’ai souvent raconté que la première organisation à laquelle j’avais adhéré, du temps très lointain de ma jeunesse, quand j’avais dix-sept ans, s’appelait Association internationale des athées révolutionnaires, les    « sans Dieu », dont le siège était à Moscou. Et, en 1934, voyageant en Union Soviétique, encore fort jeune, je visitais beaucoup de musées de l’athéisme, de l’irréligion, dont certains avaient été établis dans des églises. Je dois dire que le niveau était nul, c’est-à-dire qu’il s’agissait de choses extrêmement simplistes, d’un exposé du darwinisme, rapide, et du soutien que l’Eglise orthodoxe avait apporté au tsarisme. Et aujourd’hui, où l’Union Rationaliste me demande de vous faire un exposé, non pas sur la religion grecque, mais sur la Religion, avec un R,  ça ne m’est pas facile.

L’expérience du sacré : un invariant ?

Mais je commencerai par signaler la position qui a été prise par des gens qui étaient, par métier, par vocation, historiens de la religion, et en particulier Mircea Eliade. Je le cite, parce que je crois que l’examen très rapide, très partiel, que nous allons faire ici doit partir de positions de cet ordre. Qu’est-ce qu’écrit Mircea Eliade ? Dans l’avant-propos à l’Histoire des croyances et des idées religieuses, un ouvrage qui a paru dans la traduction française chez Payot, en 1976, il dit : « tout rite, tout mythe, toute croyance ou figure divine reflète l’expérience du sacré. (…) Par l’expérience du sacré, l’esprit humain a saisi la différence entre ce qui se révèle comme réel, puissant, riche et significatif, et ce qui est dépourvu de ces qualités, c’est-à-dire le flux chaotique et dangereux des choses, leurs apparitions et disparitions fortuites et vides de sens. (…) Aux niveaux les plus archaïques » — c’est de cela que va traiter son livre —, « aux niveaux les plus archaïques de culture, vivre en tant qu’être humain est en soi un acte religieux, car l’alimentation, la vie sexuelle et le travail ont une valeur sacramentale. Autrement dit, être — ou plutôt devenir — un homme signifie être “religieux“ ». Position que je dirais volontiers classique chez la plupart des historiens de la religion : référence à travers toutes les religions historiques dans leur diversité à un même élément fondamental qui est inscrit dans la nature de l’être humain et qui est l’expérience du sacré. Et il ajoutait, je le cite parce que je vais revenir à l’exemple qu’il donne : « Toute manifestation du sacré est importante pour l’historien des religions, mais la théogonie et la cosmogonie de l’Enuma Elish dont je reparlerai, ou la saga de Gilgamesh, révèlent la créativité et l’originalité religieuses des Mésopotamiens plus que des faits… », et il cite toute une série de faits dont la banalité est évidente.

Autrement dit : unité fondamentale des phénomènes religieux (expérience du sacré) et à la fois inépuisable nouveauté de leurs expressions.

C’est là une position que nous devons examiner, et je citerai à cet égard un vieil ami à moi, qui est un spécialiste des religions du Proche-Orient ancien, Jean Bottéro. Son texte va nous poser tout de suite un problème. Dans son livre La plus vieille religionEn Mésopotamie, il fait une introduction où il dit qu’on ne peut pas parler d’une religion sans savoir d’abord ce qu’est la religion, et je le cite : « Ce qui saute en premier lieu aux yeux de quiconque cherche à se faire une idée de n’importe quel système religieux — de la Religion comme telle, c’est son caractère social. (…) C’est du reste ce qui se fait, quasi-obligatoirement, depuis l’apparition des sociologues, lesquels en ont découvert et appris à exploiter la valeur. » Bien.

Expérience du sacré d’un côté, caractère social de la religion de l’autre. Et les deux pôles ne sont pas contradictoires, mais ils impliquent des perspectives différentes. Il faut dire un mot de plus. Bottéro fait appel aux sociologues, c’est-à-dire à l’école durkheimienne ; les durkheimiens, les sociologues français, ont très bien vu que la religion est un des éléments du fait social général. Vous comprenez très bien pourquoi. Toute religion implique qu’il y ait une collectivité, un groupement. Toute religion va agir à la fois comme un ciment d’un groupe, comme une façon de donner à ce groupe une certaine identité de communauté, et va en même temps, dans ce groupe, instituer ou conforter, en les sacralisant, des règles qui dépassent l’individu. Et Durkheim pourra dire que, d’une certaine façon, le fait religieux, c’est simplement l’existence du fait social dans l’humanité. Du moment qu’il y a groupement, du moment qu’il y a une véritable société, il va y avoir des règles de toutes sortes, des règles de vie commune. Il va donc y avoir un certain nombre d’obligations, ce qui implique que les individus, au lieu de relever seulement d’une psychologie qui leur est propre, vont se trouver obligatoirement inclus dans un système de croyances, de règles, de valeurs, qui d’une certaine façon sont l’expression même du groupement, mais qui ont une face qui apparaît en même temps aux agents sociaux comme religieuse.

Mais Bottéro ne se contente pas de ça. Il dit, ce qui revient, si je peux dire, à la position psychologique et individuelle : « la religion en soi serait incompréhensible sans un objet spécifique et premier, qui commande une attitude mentale plus ou moins spontanée, commune à tous ses adeptes ». Et cet élément, qui est en quelque sorte le fondement psychologique humain, dans chaque individu, de la religion, c’est quoi ? « Ce qui légitime et justifie la Religion ne se trouve pas », dit Bottéro, « à notre niveau,sur notre plan, disons “horizontal”, mais, pour ainsi parler, “vertical”, et au-dessus de nous.  C’est l’attraction irréfléchie, et intime, d’autant plus forte qu’elle est instinctive et imprécise, qui nous oriente vers quelque chose, non pas d’accessible, mais qui nous dépasse totalement :  la vague appréhension, l’obscur pressentiment qu’il existe beaucoup plus haut, beaucoup plus grand que nous, un ordre de choses indéfini, absolument supérieur à nous et à tout ce que nous connaissons ici-bas, mais à quoi nous sommes en quelque sorte impulsivement enclins à nous soumettre, vers qui nous nous sentons poussés à nous tourner, si nous voulons nous accomplir nous-mêmes. Cet “ordre de choses” ( que je désigne parce qu’il nous apparaît, d’abord, ontologiquement  indéterminé : ni personnalisé, ni impersonnel), c’est ce que, faute de mieux, on appelle le Surnaturel, mais aussi  le Sacré, le Numineux, le Divin — objet premier de la Religion, et sans quoi elle n’existerait pas. » Donc, remarquez que les termes mêmes dont Bottéro se sert ici pour désigner ce qui dépasse l’individu, ce système vertical de valeurs, de choses qui ne sont pas à notre niveau, rejoint un peu ce que Durkheim peut dire de l’existence sociale en tant que telle, puisque ce qui définit le groupe, c’est qu’il dépasse les individus qui le constituent. Alors, il y aurait, fondamentalement, dans la religion, d’abord cette espèce d’expérience du sacré. En d’autres termes, aussi bien Eliade que Bottéro indiquent que cette expérience, qui est à la fois fondamentale et relativement indéterminée, va dans chaque société prendre des formes particulières et laisser place à ce qu’Eliade appelait  l’inventivité et la créativité de certaines formes, de sorte que chaque civilisation particulière, singulière, va avoir sa forme religieuse originale, mais cette forme religieuse originale reflètera toujours,, en le modulant sur des rythmes et dans des formes particulières, le fondamental, qui est : l’homme en tant qu’homme est religieux.

Il y a une dimension religieuse de la créature humaine, et les préhistoriens n’ont pas manqué de montrer que non seulement on a affaire à l’espèce homme au moment où on crée des outils (il n’y a pas d’outils dans le règne animal, même chez le chimpanzé ; les outils qu’on emmène avec soi, qu’on fabrique, et surtout l’outil qu’on fabrique pour fabriquer des outils, ça, c’est l’homme), mais qu’il y a aussi le fait qu’il n’y a pas d’humanité sans langage, sans parole, sans groupe social, sans début d’institutions ; il n’y a pas d’humanité non plus sans le fait qu’il y aura des sépultures, des grottes qui ne sont pas des habitats normaux puisque ces grottes sont quelquefois dans leur fond d’un accès difficile. Bref, nous avons là toute une série de faits qui comportent pour l’historien d’aujourd’hui le constat qu’il y a en l’homme quelque chose qui n’est pas simplement l’emploi de l’outil ou la mort d’un personnage.

La fonction de la religion : une réponse à la finitude de l’homme

A quoi cela correspond-il ? Voici ce que je voudrais essayer de faire comprendre ici. Pourquoi est-ce qu’un historien peut dire que dans un phénomène il y a une dimension religieuse ? En quoi consiste la religion pour un historien ? pour un historien, la religion comporte — toute religion — trois volets : premièrement, un volet parolier, oral, ce qui est dit, ce qui est raconté, ce qui est prononcé, ce qu’on appelle des mythes, mais pas seulement les mythes, il y a aussi les prières, il y a aussi les hymnes aux dieux, et toutes les formes d’attitudes verbales, le serment par exemple, ou l’imprécation. Tous ces types de paroles constituent le volet oral de la religion, et l’historien les considère. Dans une religion comme celle de la Grèce, on a les textes, l’épopée, les hymnes homériques, les inscriptions. Deuxième volet : ce qui est fait. Toute religion implique des actes, des conduites, ce qu’on appelle des rituels, des cultes. Et enfin, troisième volet : ce qui est figuré ; il n’y a pas de religion qui, d’une façon ou d’une autre, ne tente de donner une forme visible à ce que Bottéro appelle le surnaturel, à ce que Eliade appellerait le sacré ou le divin : des idoles, des lieux saints, des temples, des poteaux. Donc : la parole, l’acte, l’image.

En quoi ces trois faces du fait religieux sont-elles des faits religieux ? Qu’est-ce que je veux dire ? Qu’est-ce qui nous permet de dire de paroles qu’elles sont des paroles religieuses, alors que, quand je suis entrain de vous parler, ce n’est pas un acte religieux ? Donc il y a une activité de parole chez l’homme, dont une partie seulement peut être définie comme religieuse. Les actes, c’est pareil : quand je me lève le matin, que je me lave, que je mets mes chaussures, que je me prépare à sortir, j’agis, mais ces actes n’ont pas un caractère religieux ; ils sont ce qu’on appelle le profane. Qu’est-ce qui me permet dans l’acte religieux de dire : il s’agit d’un acte religieux ? Il s’agit, comme dirait Eliade, d’une certaine façon d’exprimer le sacré, et pas simplement de me vêtir pour ne pas avoir froid. Et dans le domaine des images, c’est aussi la même chose : qu’est-ce qui me permet d’affirmer qu’une figure, une idole, un lieu, un temple, a une valeur religieuse ? que cette figure, cette idole,etc. est consacrée, alors qu’il y a beaucoup d’images, de sculptures, de peintures qui n’ont aucun caractère religieux ?

Je crois qu’on touche là à un point qui est à mes yeux un point fondamental. Je vous dis « à mes yeux », parce que tout ce que je dis là, pour moi ce n’est pas facile ni simple. Ça veut dire que nous, les humains, au départ nous sommes des animaux comme tous les autres ; on naît, il faut manger, on se reproduit, on vieillit, on meurt. On est des animaux, mais on est des animaux assez spéciaux, dans la mesure où on ne s’est pas contenté de s’adapter à un monde, la nature, qui nous était donné, et d’avoir une vie individuelle ou en groupe. Nous avons construit une autre nature que la nature, nous avons fabriqué un monde humain, et ce monde humain reflète en même temps ce côté incroyablement singulier de la nature humaine. Mais ce monde est plein de trous, parce que nous ne sommes pas le Bon Dieu, imaginez-vous : nous sommes limités. Nous nous définissons par nos manques, par notre finitude en tant qu’animal mortel comme tous les animaux, même si nous construisons une science, une technique, des arts et des sociétés qui sont vraiment des constructions humaines.

Des trous. Ça veut dire que, par exemple, sur le plan technique, le primitif qui a un outil, ou une arme, qui a un javelot et qui lance ce javelot, ou un arc qui tire une flèche, il fait un acte incroyablement compliqué, puisqu’il faut qu’il prévoie un peu la trajectoire de sa flèche. C’est-à-dire que, contrairement à un animal, l’homme a une prise sur le temps à venir. On ne vit pas seulement dans le présent, on vit sur ce que notre action va produire, mais ce que notre action produit, sème, avec le progrès technique, vous savez bien, hélas, que c’est souvent très contraire à nos prévisions. Il y a un trou, il y a un énorme fossé entre les actes humains et le résultat de ces actes pour ceux qui les font. Et c’est dans ce manque, dans ce trou, que peut s’introduire quelque chose que j’appelle religion. Par exemple, le fait que le chasseur des populations africaines, encore aujourd’hui, au moment où il va tirer à l’arc, va se livrer à toute une série de propos et d’actes qui doivent en quelque sorte permettre de combler le vide laissé par ce que son savoir et sa technique lui permettent. Il y a, par exemple, l’idée que, pour que l’arc soit efficace, il faut y accrocher ceci ou cela, il faut l’avoir pris dans tel arbre, il faut avoir prononcé sur lui telle ou telle parole. C’est donc dans l’écart entre, si je pourrais dire, la positivité d’un acte, d’une parole ou d’une figure et l’intention de celui qui l’a fait ou prononcée que peut se glisser le religieux. L’acte, la parole, la figure ne peuvent fonctionner dans l’intentionnalité qui a été celle de leur utilisateur que si on ajoute quelque chose qui est d’un autre ordre. Appelons-le, le sacré, je n’en sais rien, moi, je ne sais pas ce que c’est le sacré ! Je sais qu’il y a du sacré quand il y a du profane à côté : c’est-à-dire qu’il y a une ligne de démarcation, mais le sacré en soi, à la Eliade, je n’en ai pas l’expérience, et peut-être pas seulement parce que mon cas individuel est celui d’un jeune homme qui s’est inscrit aux « athées et sans dieu révolutionnaires » quand il avait dix-sept ans.

Des actes, des paroles et des images

Je vais prendre un exemple pour me faire comprendre sur cette idée que fondamentalement  le religieux ne peut pas être pensé en dehors des sociétés où il apparaît, avec des fonctions particulières, et que par conséquent il ne flotte pas en l’air. Bottéro dit « une dimension verticale », quelque chose qui nous dépasse ; bien sûr, mais tout nous dépasse, tout ; les forces de la nature nous dépassent aussi, elles peuvent être senties dans leur force comme quelque chose de merveilleux, est-ce à dire que c’est sacral ? Si on colle le mot « sacré » partout, on risque de ne plus avoir un sens très précis. C’est dans les cas des sociétés où nous voyons indiquée clairement la différence entre ce qui est dit sacré et ce qui ne l’est pas, comme dans le cas du grec, où il y a un vocabulaire du sacré : hièros, hosios, hagnos, c’est dans ces cas que nous pouvons essayer de comprendre non pas le sacré, mais à quoi correspondent ces vocabulaires divers du sacré, essayer de comprendre à quelles expériences cela correspond.

Dans son livre Eliade cite comme une expérience sacrale fondamentale, mais qui traduisait en même temps l’originalité et l’innovation de ce monde assyro-babylonien, ce qu’on appelle l’épopée de la nouvelle année, la fête du nouvel an à Babylone à la fin du deuxième millénaire. Nous avons, dans le livre de Bottéro que j’ai cité, le détail de tout ce rituel qui dure sept jours. Nous avons retrouvé aussi, publié en France par Labat, ce qu’on appelle le poème babylonien de la création, qu’on désigne par les premiers mots Enouma elish. Nous avons là un formidable document religieux, puisque nous avons le rituel, ce qui est fait, les actes, ce qui est dit au cours du rituel, les paroles, et également les images et le traitement qu’on leur apporte dans ces  rituels.

Alors, premièrement, comment ça marche ? Ça a lieu tous les ans, dans une période proche de l’équinoxe de printemps , et dès que nous regardons le temps dans lequel vivent ces Babyloniens, qui sont des types très malins, qui ont fait toute une astronomie, toute une astrologie, toute une divination par les astres, on voit qu’ils ont un calendrier lunaire et un calendrier solaire. Naturellement il y a un vide, un trou. Pourquoi ? Parce que, même si vous mettez dix calendriers lunaires à la suite, vous n’obtenez pas une année solaire. Il y a donc une période, celle de la nouvelle année, où on est dans le vide ; il n’y a plus de temps réellement. L’année s’est déroulée, et aux yeux des Babyloniens, ça a formé un temps complet ; et puis, pour faire coïncider l’année lunaire et l’année solaire, on a besoin de quelque chose qui est hors temps, qui est le trou dans le système babylonien de compréhension du temps. Alors que va-t-il se passer ?

Les Babyloniens ont organisé un temps formidable, dont ils ont besoin, parce que, quand on n’est plus simplement chasseurs, faisant de la cueillette, mais agriculteur, lorsqu’on a une grande cité, il faut savoir exactement à quel moment il faut faire telle tâche ou telle autre. Il faut donc prévoir et organiser le temps intellectuellement. Mais là il y a un trou, qui ne montre pas seulement les limitations de l’homme en général, qui doit naître, qui doit mourir, qui se fatigue, qui ne sait pas tout, qui met du temps à comprendre et qui se ramollit à mesure que l’âge s’abat sur lui ; ce trou est un trou dans la civilisation, et à ce moment le monde est en jeu, on ne sait pas ce qui va se passer, le monde n’a plus son ordre. On a alors une grande fête qui dure pas mal de jours, et que se passe-t-il autour de cette fête ? Il y a le grand temple du grand dieu de Babylone à cette époque, Marduk, le roi des dieux, le souverain de l’univers, et ce temple où il a sa statue, le grand prêtre s’adresse à lui en lui disant : « Tu es l’univers, tu es l’univers d’en haut et l’univers du bas » ; c’est-à-dire que le temple dans lequel vont se dérouler ces cérémonies de la nouvelle année, où en quelque sorte l’ordre du monde va être remis sur pied, et toutes les choses remises en ordre, ce temple, c’est l’univers entier ; un petit morceau d’espace construit , par le symbolisme qui y est attaché, prend une signification autre que celle que me donne la perception ; ce temple re-présente l’univers entier. Je ne vais pas vous embêter pendant deux heures avec cette histoire de nouvelle année, encore que ce soit bien intéressant… Que se passe-t-il ? D’abord on vide le temple et on purifie, on balaie, on met les essences parfumées, on va sortir tout ce qui était souillé, pendant les deux premiers jours. Et en même temps qu’on fait ça, on construit deux mannequins, deux effigies, deux petites statues dirions-nous, en métal précieux, avec beaucoup de dorures, et elles sont dans le temple. Et puis va venir le moment où on va réintégrer la statue de Marduk, qu’on avait sortie pour la purification. On purifie toute la crasse que le mouvement de l’année, dans cette énorme machine cosmique, a pu créer ; il faut être tout jeune, nouveau-né, une année nouvelle-née, et il faut effacer tout. On ramène la statue de Marduk, et qui fait-on venir ? le roi de Babylone, le personnage qui, du point de vue de cette société, est au sommet, a ses scribes, a ses prêtres, a ses ouvriers, ses armées, qui commande tout l’ordre social. Il commande tout l’ordre social, mais quand l’ordre social a un trou, un vide, avec ces jours qui ne sont pas des jours lunaires, qui ne sont pas des jours solaires, eh bien, il en prend un vieux coup, il est mis en question. Le texte détaille tout cela : le grand prêtre l’assied, puis le fait mettre à genoux, et il lui flanque une paire de gifles, et il lui enlève tous les ornements qui sont les signes de sa souveraineté. Tout cela est énuméré. Une fois cela fait, on fait revenir Marduk ; on prend les deux statuettes qui étaient des statuettes assez brillantes, deux belles images précieuses, on les sort, on les flagelle, et on les jette dans une fosse qui a été créée pour qu’elles disparaissent. Le Roi a donc été humilié, et que dit-il alors, le Roi ? Il a été calotté, on lui a tiré les oreilles, c’est le texte qui nous le dit, et on lui a enlevé tous ses insignes. Au terme de cette année où il a ordonné le monde social en accord avec le monde cosmique, il est réduit à une espèce de piètre personnage ; et il se justifie devant le dieu. Il dit : j’ai toujours été obéissant par rapport à tes ordres, je n’ai souffleté personne (il vient de prendre une paire de claques !), et je n’ai humilié aucun des gens de Babylone. Il se justifie. Vous voyez bien là ce que peut être la fonction de la religion, comment elle va permettre de boucher ce trou où on ne savait plus si le monde allait prendre son rajeunissement, et repartir du bon pied, au printemps, avec tout ce que ça implique. A la fois humiliation du Roi terrestre, et en même temps qu’on l’humilie on restaure son pouvoir, parce qu’une fois qu’on a fait ça et que Marduk est revenu, on lui rend les insignes de son pouvoir, et le prêtre dit : « Voilà, tu as bien fait ce que tu devais, tout est en ordre. » Pas tout à fait cependant, parce que le texte précise que le grand prêtre doit de nouveau le calotter , fort, et que si les larmes coulent, c’est bon signe, ça veut dire que, lui aussi, il extirpe sans doute ses impuretés , de même qu’on a chassé dans le temple tout ce qui n’était pas valable, Mais s’il ne pleure pas, c’est mauvais signe, et dans ce cas il est possible que le Roi ait de mauvaises surprises pendant l’année à venir. Et puis, devant le Roi, devant la statue du dieu, le grand prêtre récite les lois religieuses, dont nous avons le texte, avec quelques trous, mais presque dans sa totalité.

Qu’est-ce que c’est que l’Enouma elish ? C’est l’épopée de la victoire de Marduk sur les forces du désordre, la création du monde,l’organisation par Marduk d’un monde, la création de l’homme, bref la mise en ordre du cosmos. Là, la parole vient en quelque sorte s’intégrer à tout ce qui a été fait et à tout ce qui a été construit comme images.L’épopée donne à la cérémonie tout son sens authentique. Le monde a été mis en ordre, tout à fait dans les tout débuts, par Marduk contre les forces du désordre qu’il a coupées en deux : il a jeté une partie en haut, une partie en bas, et puis il a tué tous les monstres. On a en quelque sorte l’illustration verbale de ce qu’on fait dans le palais, qui est l’image du monde, en chassant les souillures et en expulsant les deux statuettes. L’Enouma elish est donc un formidable document religieux.

Est-ce que ce document religieux est une expérience du sacré ? En un certain sens oui, mais pas en n’importe quel sens. Pour l’historien des religions, c’est un document qui doit être situé par rapport à cette fête, par rapport à la royauté babylonienne, c’est-à-dire par rapport à un société qui, contrairement à la cité grecque, n’est pas une société où il y a une parole politique ; c’est une société hiérarchique, avec le Roi en haut, qui est d’une certaine façon la réplique humaine du grand dieu organisateur, de Marduk, et ce texte là vient s’inscrire dans tout ce système. Quel rapport ce système a-t-il avec la psychologie des gens ?

La vie n’est pas pensable en dehors de ce système qui est le cadre même des préoccupations des hommes babyloniens. Mais ce cadre est plein de trous parce que les hommes sont incapables de décider s’il y aura des gens qui vont venir faire des razzias ; c’est plein de trous parce que rien n’indique s’il n’y aura pas, au moment de la récolte, des orages qui feront que tout sera perdu. C’est ce que j’appelle la limitation fondamentale de l’homme, qui fait que, obligatoirement, il doit avoir recours à des systèmes de propos, d’actes et d’images qui rétablissent l’ordre, qui le stabilisent, et dans ce sens une religion est  l’expression d’un état social : la religion des chasseurs collecteurs qui vivent des bêtes sauvages, qui prennent des peaux d’ours et qui font toutes sortes de rituels autour de l’ours, ne peut pas être la même que  celle de l’humanité beaucoup plus tard lorsque les hommes sont devenus des agriculteurs sédentaires, parce que les techniques ne sont plus les mêmes. A ce moment on entre dans un autre domaine de vie sociale et de vie collective, et de pensée, et on aura d’autres formes de religions. La religion est donc une certaine attitude psychologique qui s’explique en grande partie par les conditions de la vie sociale.

Conditions de la vie sociale et religiosité

Mais l’intérêt d’un propos comme celui que j’essaie de tenir devant vous, c’est qu’il pose des problèmes. Quel est, dans l’ensemble des phénomènes qui définissent une société, la place du religieux ? Et cette place est très variable. Pour beaucoup de raisons. Une, que Max Weber avait déjà indiquée quand il oppose des formes de religiosités différentes. Il y a, par exemple, une religion qu’il appelle extra-mondaine, c’est-à-dire une religion comme celle qu’on trouve en Inde avec les Védas, ou dans le boudhisme, où toute la vie actuelle, la vie sociale, est orientée vers l’au-delà. L’idéal de vie pour ces Indiens, à cette époque, c’est le renonçant, celui qui sort de l’existence terrestre, celui qui coupe tous ses liens, qui n’est plus maître de maison, qui n’a plus d’enfants, qui n’a plus d’épouses, qui n’a pas de richesses ; donc une religion dont l’objectif final est de faire qu’on coupe tous les liens avec le monde tel qu’il est, avec la société, avec les siens.  Le renonçant, le type qui s’en va, qui a pu être un homme de très haute lignée, riche, heureux, etc , abandonne tout, et il fait plus, il va se mettre dans un lieu désert où il vit en anachorète. Ce type de religion est extra-mondain. Et puis il y a un autre type de religion, celle-là intra-mondaine, dont je dirais volontiers que la Grèce est le modèle. C’est-à-dire une religion où les dieux ne sont pas hors du monde ; les dieux sont dans le monde. Le monde a créé les dieux. Dans la Théogonie d’Hésiode, on voit comment Chaos, Gaîa, Ouranos, Pontos, toutes ces forces, créent les dieux. Les dieux sont dans le monde, et leur fonction, en gros, n’est pas de conduire l’homme à quitter ce monde, à quitter cette société, à quitter la cité dans laquelle il vit, mais au contraire à sacraliser cet ordre, à le conforter, à lui donner sens et valeur. Donc, déjà, deux types de religion opposés.

Mais les choses sont beaucoup moins simples. Déjà dans mon histoire babylonienne, ce n’est pas tout simple — avec les hommes, c’est rare que tout soit simple et les sociétés sont toujours complexes et pleines de contradictions, pleines de tensions. Dans le cas babylonien, on a un Roi tout puissant, dont la parole fait la floraison, la germination des blés ; c’est lui qui crée l’ordre. Mais en même temps qu’il fait l’ordre, à côté de lui il a un prêtre qui est en quelque sorte l’incarnation du religieux comme telle ; et même si le souverain est le représentant du dieu dans sa cité, le prêtre le gifle, et peut l’humilier. Les choses ne sont jamais simples… De la même façon, dans la religion grecque on a une religion intra-mondaine, c’est-à-dire une religion qui ne vise ni à faire fuir le monde comme chez Platon, ni à préparer chaque individu à une immortalité bienheureuse, dans un monde qui n’est plus le monde terrestre ; il n’y a pas d’immortalité de l’âme individuelle Pas du tout ! D’une certaine façon tous les actes sont religieux, quand vous mangez, quand vous buvez, quand vous faites une libation, quand vous prononcez les paroles qui conviennent ; quand vous sortez, vous avez devant votre porte une image d’Hermès. Le sacré n’est plus du sacré, il est du présent, justement parce qu’il n’est pas complètement distinct de la vie ordinaire ; ce sacré est à l’intérieur de la vie ordinaire. Il y a bien un sacré, même chez les Grecs, auquel on ne peut pas toucher, des lieux auxquels vous ne pouvez pas toucher, sinon vous êtes « cuits », vous êtes morts ; mais normalement, le sacré, c’est ce que les dieux concèdent aux hommes et qu’ils peuvent utiliser ; par exemple, les fleuves sont sacrés, les sources sont sacrées, mais elles sont autorisées à l’usage humain sans être désacralisées. Tout dans l’univers a une valeur sacrale, parce que le monde est beau, parce que le monde nous dépasse, parce que nous sommes mortels, tandis que les arbres vivent beaucoup plus vieux que nous, que les mers sont là et qu’elles y resteront après notre mort. Ce monde-là, vous pouvez l’utiliser dans les limites qui sont permises. Donc, religion inra-mondaine, ce qui a quel résultat ? Le résultat, bien entendu, c’est que cette religion renforce et d’une certaine manière justifie l’état social tel qu’il est, celui de la cité grecque, où on est un homme seulement si on est un citoyen libre ; si on est une femme, on l’est déjà un peu moins, si on est un métèque aussi, un barbare beaucoup moins et un esclave pas du tout. C’est cela que consacre le religieux, mais ce n’est pas seulement le religieux, c’est l’ensemble du système social. Et en même temps que vous avez ça, vous avez aussi l’inverse, et vous avez l’inverse dans la même religion : nous avez le dionysisme, en partie les mystères d’Eleusis qui sont rattachés à Déméter, mais tout le monde n’y participe pas, et vous avez des sectes à l’intérieur de la religion, comme les sectes orphiques, qui elles vont prendre le contre-pied de tout cela. Alors qu’un des actes essentiels de la religion grecque est le sacrifice et que ce sacrifice peut être un sacrifice sanglant de consommation (on tue une bête, on donne les os, la graisse aux dieux, on mange le reste), les Orphiques, eux, vont déclarer qu’il n’est pas question de manger de la viande, que si on mange de la viande, c’est comme si on dévorait ses propres parents ; ils vont être costumés autrement, ils vont se faire ensevelir autrement. C’est-à-dire qu’il peut y avoir, au sein d’une même religion et d’une société qui a certains caractères, des courants religieux qui en prennent exactement le contre-pied. L’orphisme n’a pas triomphé en Grèce, mais il a laissé des traces qui ressurgissent sous d’autres formes, à d’autres moments. Autrement dit, on ne peut ni dire, comme Eliade, que toutes les religions sont ancrées dans un même système d’expériences du sacré —c’est rapide et ça ne nous fait pas avancer—, ni dire que les religions sont suscitées par une collectivité et qu’elles sont le reflet illusoire de cette société. Ça ne fonctionne pas comme ça ; la religion n’est pas un reflet illusoire, c’est une partie du mécanisme social, des institutions sociales et ça peut jouer dans des sens différents. Et ensuite, comme vous le savez très bien, il y a dans le domaine religieux, en dehors de ces religions qu’on appelle générales, populaires, traditionnelles, des grands mouvements de transformation. Par exemple, Bottéro dit qu’il y a eu un certain nombre d’inventeurs qui ont institué des nouveautés religieuses considérables : Moïse, Jésus Christ, le Boudha, et même à l’époque contemporaine il cite quelques sectes protestantes qui continuent à fonctionner.

Qu’est-ce qui me paraît essentiel là-dedans ? J’ai dit au début de cet exposé que toute religion avait une fonction sociale, de cohésion sociale ; elle rassemble les gens, elle est identitaire ; il n’y a pas de religion, il n’y a pas de sacré sans profane ; il n’y a pas de religion sans que soient tracées des frontières qui séparent cette religion du reste, les clercs, les laïcs, les dévots de ceux qui ne le sont pas. Autrement dit, toute religion, même celles qui à un moment donné ont créé des expansions, a ces caractères. Les premiers chrétiens, pendant toute une période, sont des juifs christianisés ou des judaïsants chrétiens ou ensuite des chrétiens purs et simples quand ils se détachent radicalement du judaïsme. Ça ne se fait pas tout seul ni facilement. Dans l’univers religieux des juifs, il y a un dieu, qui est le dieu des Juifs ; à un certain moment ce dieu est pensé comme dieu universel ayant avec les juifs un rapport particulier, une Alliance, et il se transforme en tout à fait autre chose, puisqu’on va faire venir les gentils et que, pour pouvoir se répandre chez les gentils, on va rompre les liens avec la judaïté. Ça, c’est un formidable bouleversement. Le Boudha aussi.

Le religion : reflet de l’ordre social ?

Alors la religion est-elle un reflet social ? Bien sûr il y a un tas de raisons qui tiennent à l’état social du monde hellénistique et romain à cette époque ; on voit bien ce qui, en quelque, sorte appelait  cette révolution religieuse. Mais dire que cette énorme révolution est simplement le reflet, le double, l’idéologie d’une société qui se transforme, ça n’est pas satisfaisant.  A un moment Constantin décide que la religion officielle de l’Empire va être la religion chrétienne ; mais avant, au départ, quand l’Empire reste l’Empire, cette religion coule dans les interstices de cette société — bien entendu elle ne touche pas indifféremment tout le monde, encore qu’elle touche à la fois des gens très pauvres et populaires des différentes ethnies, et aussi des Romains très haut placés. Donc ce n’est pas des schémas simples ; il n’y a pas d’explication simple permettant de dire que la religion a un rôle par exemple de consécration de l’ordre social injuste ; ce n’est pas comme ça que ça marche. Si on y réfléchit : pourquoi est-ce qu’on pense comme on pense, pourquoi est-ce que moi j’ai pensé ceci ou cela, pourquoi est-ce qu’à un moment donné je me suis proclamé un athée ? Pour des raisons qui sont des raisons historiques et compréhensibles. A savoir que, pour des raisons historiques aussi, l’Eglise catholique ne s’est pas contentée d’être la religion de certains pays ; cette église, et c’est une des formes du danger des monothéismes, cette église a voulu occuper tout le champ social. C’est-à-dire qu’elle n’a pas laissé un seul espace qui serait un espace en-dehors de sa propre façon de concevoir le monde. Elle avait édifié, en s’appuyant sur la philosophie grecque, une théologie : elle en sort un credo, et elle estime que le développement des sciences, la philosophie, l’art, tout cela doit lui être soumis. Par conséquent, dans les temps modernes, pour ne pas parler du contemporain, disons à partir de la Renaissance, au moment où on découvre, ou on redécouvre  —ce qu’on n’avait jamais totalement oublié—, toute la pensée grecque, toute la civilisation grecque, à cause à la fois des Byzantins et des Arabes qui nous donnent, en arabe, beaucoup de textes d’Aristote et des mathématiciens, on redécouvre un monde culturel que l’Eglise n’avait pas ignoré, mais qu’elle avait centré sur saint Thomas qui était arrangé de telle sorte qu’il rendait compte de la théologie chrétienne ; et en dehors de cela, rien. La redécouverte de ces textes fait qu’une série de gens vont penser, dans les domaines les plus divers, autrement. Ce qui en résulte va être à la fois la libre pensée, les libertins, et le développement de la science et de la philosophie indépendantes du catholicisme. C’est-à-dire que nous avons eu affaire dans ma jeunesse à une Eglise qui bloquait, ou qui avait voulu bloquer, toute recherche indépendante et libre. Elle a même essayé de bloquer à l’intérieur d’elle-même dans la querelle contre le modernisme, c’est-à-dire le courant représenté par cette partie du clergé savant qui s’occupait d’histoire biblique et qui, bien entendu, voyait que les positions officielles n’étaient pas tenables ; ces savants ont été excommuniés, jetés dehors ; mais aujourd’hui leur position est celle de l’Eglise officielle, parce qu’on ne peut pas résister à un courant irrésistible.

Mais ce cas n’est pas le cas universel. Toutes les religions n’ont pas eu un rôle analogue à celui de l’Eglise catholique, pour des raisons que les  historiens peuvent démêler. Max Weber a très bien montré qu’un mouvement comme le protestantisme a modifié la donne, et quels ont été ses liens avec le développement de la société marchande. Mais en dehors de cela il y a toute une série de courants, de sectes, qui pour des raisons religieuses  non seulement ne sanctifient pas et ne protègent pas l’ordre social et intellectuel, mais s’insurgent contre. C’est ce que Marx appelle le socialisme utopique. Ce socialisme utopique, qui a été le premier socialisme, est un socialisme religieux et, bien entendu, Marx pense qu’il faut garder le socialisme et enlever l’utopie, c’est-à-dire établir une frontière nette entre ce qui était les analyses valables sur le plan historique et scientifique, et ce qui était des visées purement religieuses. Mais on peut se demander si, dans le socialisme scientifique de Marx, il n’y a pas une partie qui est l’analyse lucide des conditions de développement du capitalisme à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, mais aussi dans l’affirmation que la mission du prolétariat est d’établir une société non seulement sans classes,  mais où ce ne sera même plus « à chacun selon son travail » mais « à chacun selon ses besoins », une société qui sera le règne, l’invention d’une humanité qui vivra sous le drapeau de la liberté et non plus des contraintes sociales, où on n’aura plus à gagner sa vie ou à travailler pour gagner sa vie,  on peut se demander s’ il n’y a pas là, dans cette affirmation, à l’intérieur même du marxisme « scientifique », un noyau utopique qui a été un ferment considérable pour le développement des idées révolutionnaires.

Symbolisme et limites de la condition humaine

Vous voyez que quand je vous ai prévenus que ce serait très subjectif, individualiste, je n’avais pas tort. Maintenant encore un mot pour vous dire comment je vois, à ma façon et en élève de Meyerson, ce trait de la nature humaine d’être fasciné par le sacré ou d’avoir, comme le dit Bottéro, toujours une espèce de fascination à l’égard du surnaturel. Je dirais que — pour le dire autrement, d’une façon anthropologique, et non pas avec, comme chez Eliade, ou Bottéro aussi, je crois , un reste d’attachement profond à l’Eglise et au christianisme — ce qui caractérise l’homme, et dès ses débuts, comme je l’ai dit en prenant le cas de l’outil, ou d’une langue, c’est le fait que nous sommes limités. Nous n’avons pas de contact immédiat avec le monde. Même la perception, les psychologues l’ont bien montré, est une construction ; les couleurs que je vois ne sont pas dans le monde, c’est psychologiquement qu’elles sont fabriquées comme étant des indices de ceci ou de cela. Bref, l’homme est le seul qui crée entre le monde et lui, entre les autres et lui-même, peut-être entre lui et soi-même, un univers de médiateur. Le langage, les institutions sociales, tout l’outillage technique, la science, tout cela l’homme le fabrique, et il le fabrique parce qu’une des caractéristiques de sa pensée, et pas une caractéristique : le fait fondamental, c’est ce qu’on appelle le symbolisme. Dans la langue il est évident, dans les institutions aussi.

Qu’est-ce que ça veut dire, le symbolisme ? Ça veut dire que, quand j’emploie un mot, le mot « chien » par exemple, tous les gens qui parlent français me comprennent ; mais naturellement le mot que j’emploie, « chien », n’a aucun rapport avec le chien réel qui aboie et qui pisse dans la rue. Ce qui est vrai du mot l’est aussi du geste : quand je me promène dans la rue et que je soulève éventuellement ma casquette, l’acte tel qu’il est perçu est autre que ce que les gens voient ; ils comprennent « bonjour » ou « je vous salue respectueusement ». Mes actes, mes paroles, mes comportements ont tous une valeur symbolique. Pas seulement les actes religieux ; tous les actes humains. Et par conséquent, une des caractéristiques du psychisme humain, c’est le fait que l’homme dans ses limitations n’a de contact direct avec rien : je ne peux pas entrer dans une chaise, ni dans un chien, et quand je parle d’une personne que je connais, je ne la connais pas du dedans comme Dieu la connaîtrait. Moi, je suis limité ; j’ai vu des gestes, j’ai entendu des propos, il y a la physionomie, et à travers tous ces signes, je construis, je fabrique une connaissance de l’autre, et je me connais de la même façon, les psychologues l’ont montré. Médiation, objectivation symbolique : ça veut dire que la pensée humaine travaille toujours sur des signes qui renvoient à autre chose qu’eux-mêmes. Le mot renvoie à ce qu’il signifie, mes gestes renvoient à ce que dans une société on leur fait signifier. Ça veut dire que la pensée va toujours au-delà de ce qui lui est donné ; elle fabrique des langages, institutionnels, plastiques, conceptuels, mathématiques, physiques ; elle fabrique des langages, et à travers ces langages elle vise quelque chose qui n’est pas de l’ordre du langage, mais qui est de l’ordre du réel. Et ainsi on comprend bien que même l’homme le plus primitif, dans la flèche qu’il lance, perçoit autre chose que simplement ce qu’il a fabriqué ; il perçoit la puissance de ce qui va obtenir le succès en tuant le gibier qu’il vise. C’est-à-dire que ce qui caractérise le psychisme humain, ce n’est pas qu’il fabrique du sacré. Il fonctionne comme il est naturel chez un être qui n’est pas tout sachant, omniscient, pénétrant tout, se confondant avec l’objet même qu’il essaye de connaître, mais comme toujours extérieur à ce qu’il connaît, ce qu’il voit, ce qu’il fabrique. Mais à travers ça, il vise quelque chose qui est pour lui l’essentiel. D’une certaine façon, la religion est comme la pointe extrême de ce trait particulier du psychisme humain : devant ce qui lui est directement donné, il construit un autre donné qui est de l’ordre du symbolique, à travers lequel il vise ce qui est au-delà de ce qu’il construit.

Bref, je ne dirais pas « oh ! l’homme il a besoin du sacré » ; je dirais : l’homme, c’est une drôle de créature, animale, mais, quand on regarde l’histoire humaine, l’histoire des civilisations, cette histoire montre à quel point, dans sa complexité, la religion est liée au fait social, comme elle est liée au fait linguistique, au fait plastique ; mais l’histoire montre, en même temps, que la religion est quelque chose d’un peu à part, où on voit peut-être le mieux le caractère essentiellement symbolique de tout ce que dit, fait, ou figure l’humanité.

Un certain nombre de questions ayant été posées au terme de la conférence, nous retenons la dernière, posée par Mme Pertunski, et la réponse de Jean-Pierre Vernant.

Question : Si véritablement le divin, l’objet de toute religion, est à la fois une nécessité intellectuelle, un besoin psychique et une exigence morale, est-ce que, dans notre civilisation d’aujourd’hui, techno-scientifique, techno-logique, il ne faut pas essayer de promouvoir une religion de l’athéisme ?

Réponse : Ecoutez, le fait que vous mettiez les deux mots ensemble, ça va loin. Pourquoi ? Parce que je crois que la négation de Dieu est une forme de la religion, de l’affirmation du divin. C’est seulement là où le divin a été pris en charge par un groupe humain, une Eglise, des prêtres, des clercs, tout ce que vous voulez, des gens qui ont décrété que Dieu est la vérité, c’est seulement là qu’il peut y avoir en face, comme il y a eu au XVIIIe et même avant, des hommes qui se pensaient en opposition à ça. L’athéisme suppose en face de lui un certain type de religion et de divinité. Dans le monde grec le mot existe ; je crois bien même que chez Platon, dans Les Lois, il doit y avoir quelque chose comme ça : ceux qui n’acceptent pas les dieux. Sinon, il n’y a pas d’athéisme. Par exemple, les épicuriens, Lucrèce, etc. ne sont pas des athées ; ils disent : les dieux, sûrement il y en a, mais ils n’ont rien à faire avec les hommes ; Epicure et Lucrèce parlent des dieux comme ils parlent des atomes. Ce n’est pas de l’athéisme : c’est la liberté de l’esprit, c’est l’esprit critique. Vous savez comment j’appelle ça ? La libre pensée. Moi, je dis : je suis libre penseur. Et je ne suis pas athée, parce que ça voudrait dire que ma libre pensée s’est posée, s’est fixée, en  quelque sorte, sur une négation qui implique l’affirmation. Eh bien, ce n’est pas ça. Ma libre pensée, elle est libre !

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