Gérard Fussman

Agrégé de lettres classiques, professeur au Collège de France

01/11/2003

Laïcité et rationalisme

La laïcité a été souvent vécue en France comme une lutte contre l’emprise du catholicisme sur l’État. La désaffection croissante des Français pour le culte catholique, l’attitude relativement modérée des évêques français, même si elle est de circonstance, la visibilité grandissante de l’islam font désormais que la laïcité ne peut plus se définir seulement par rapport à l’église catholique. Les laïcs peuvent par ailleurs se sentir gênés de se trouver aux côtés de la hiérarchie catholique pour réclamer le maintien sans modification de la loi de 1905 de séparation de l’église et de l’État. Ils se sentent floués quand les églises détournent à leur profit une revendication scientifique et laïque, celle de l’enseignement de l’histoire des religions, et la transforment en revendication d’enseignement des religions, c’est-à-dire en catéchèse universelle, par la force des choses à forte dominante catholique. L’affaire dite du foulard islamique voit se rejoindre une droite opposée à l’islam et à l’immigration et une gauche antireligieuse soucieuse de ne pas voir mettre en péril les difficiles conquêtes de l’émancipation féminine. Par ailleurs le relatif isolement de la France laïque, dans une Europe qui majoritairement ne l’est pas, suscite des inquiétudes légitimes. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que les laïques s’interrogent et prennent parfois des positions opposées. Nous avons vu ainsi certains de nos amis demander une révision de la loi de 1905 pour mieux en réaffirmer les principes, d’autres s’y opposer de peur que cette révision ne l’affaiblisse. Le foulard islamique a suscité des divisions analogues malgré une identique volonté de défendre la laïcité. L’Union Rationaliste a pris position dans ces affaires, mais elle a aussi voulu susciter le débat. Nos adhérents se sont souvent exprimés sur ces sujets dans les Cahiers Rationalistes et le prochain colloque national de l’Union Rationaliste traitera de ces questions. Le texte qui suit se veut une contribution à ces débats.

La laïcité et l’État.
La loi de séparation de l’église et de l’État, excellemment commentée par notre ami Michel Naud dans le n° 564 des Cahiers Rationalistes stipule que la République ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte. La religion est ainsi, en théorie, confinée à la sphère du privé, l’État étant neutre. Mais la loi elle-même n’est pas neutre. Elle nie le rôle suprême de la religion. Elle affirme implicitement que la religion est facteur de division politique et de trouble. Elle nie que la loi religieuse soit à la base de la morale individuelle et sociale. C’est un renversement complet des rapports entre l’État et l’église tels qu’ils s’étaient établis en France, nonobstant tous les conflits, depuis le haut Moyen Âge.
La loi est également une mesure de paix sociale, mais à la façon d’un divorce. Pour éliminer les conflits politiques nés de l’étroite association d’une religion à l’État et préserver la République, on supprime non le conflit, mais l’association. La République ainsi libérée est présentée comme l’unique garante de la paix civile.
Il s’agit là d’une construction toute théorique : dans les faits l’église ne peut être entièrement séparée de l’État. On n’efface pas d’un trait de plume des siècles de vie commune. On ne décrète pas l’existence d’une société nouvelle instantanément débarrassée d’une imprégnation religieuse millénaire. Soucieux de paix sociale et d’efficacité, les législateurs de 1905 et leurs successeurs en ont tenu compte. Ils n’ont pas repris le calendrier républicain de Fabre d’Églantine. Noël, Pâques et la Toussaint sont restés jours fériés ou chômés. Le repos hebdomadaire, dont l’origine est religieuse, a continué à se prendre le dimanche. Les internes enfermés (jusqu’en 1968) dans leurs lycées, les militaires en expédition ou bouclés dans les casernes ont bénéficié d’aumôneries : on peut être soldat de la République et catholique, et vouloir recevoir l’absolution d’un prêtre avant de mourir. Les liens historiques de l’église catholique et de l’État sont si forts et leur valeur symbolique si grande que personne ne s’est indigné que, malgré les compromissions de l’église catholique avec le gouvernement de Vichy, la libération de Paris ait été marquée par un Te Deum à Notre-Dame en présence du Général de Gaulle. Dans un pays fortement marqué de tradition catholique, ce type de compromis est une nécessité politique, sauf à vouloir perpétuer les divisions des guerres de religion, celles justement que la loi de 1905 voulait à l’avenir éviter. On peut de même expliquer le maintien du concordat dans les provinces d’Alsace-Lorraine redevenues françaises fin 1918, même si c’est là créditer un gouvernement de droite de trop vertueuses intentions. L’unité de la République implique certes la séparation de l’église et de l’État, mais la souplesse et la générosité ne sont pas interdites. Encore que l’on soit souvent allé trop loin dans ce domaine, en particulier en ce qui concerne l’école, sujet sur lequel je reviendrai plus bas. L’enterrement quasi-national de François Mitterrand à Notre-Dame de Paris n’était pas un service à rendre à la laïcité et l’on peut se demander si en 2003, le maintien du concordat dans les départements de l’Est n’est pas plus qu’un anachronisme : un précédent nuisible et dangereux.
De par ses fonctions de maintien de l’ordre et de garant de la loi, l’État se doit aussi d’être en relation constante avec les églises. Dans le cas des églises chrétiennes, ces relations portent sur des points mineurs, organisation des processions, usage des bâtiments publics pour certaines cérémonies, respect des règles de sécurité etc. Les points de friction majeurs ont en effet été évités puisque le calendrier républicain étant resté pour l’essentiel le calendrier chrétien, la liberté du culte ne nécessite pas d’aménagement de la journée ni de la semaine de travail. Le judaïsme pose des problèmes plus complexes : le repos du Shabbat, l’observance des fêtes religieuses coïncidant avec des jours normalement ouvrables, le respect du régime alimentaire d’élèves ou de militaires particulièrement croyants se règlent au cas par cas, et jusqu’à une époque récente se réglaient d’autant plus facilement qu’une grande partie des Français juifs se voulaient d’abord Français. Aujourd’hui certains se veulent aussi ouvertement juifs que Français et, malgré la guerre, les communautés ont grandi.
Les rapports de l’État, des églises chrétiennes et des communautés juives sont facilités par le fait que l’État a des interlocuteurs naturels et reconnus par leurs mandants : prêtres catholiques, pasteurs protestants, rabbins juifs. L’église catholique est organisée hiérarchiquement, les églises protestantes et le judaïsme se sont constitué des organismes représentatifs avec un directoire élu. Il y a eu certes une dérive en ce qui concerne le judaïsme puisque le Conseil Représentatif des Juifs de France (CRIF), qui comporte des organisations laïques, a tendance à supplanter le Consistoire rabbinique dans le domaine des relations avec l’État. C’est le résultat d’une confusion savamment entretenue entre judaïsme de foi, que les rabbins peuvent représenter, et judaïsme par héritage, souvent incroyant, qui se limite à quelques souvenirs que l’on ne veut pas renier et à un complexe de relations sociales en partie hérité, que le CRIF représente avec plus ou moins de légitimité. Mais lorsque les représentants de l’État discutent avec le Consistoire ou avec le rabbin responsable d’une synagogue de la protection des lieux et instruments de culte, les uns et les autres sont parfaitement dans leur rôle et ce rôle est légitime.
L’apparent surgissement de l’islam pose des problèmes beaucoup plus difficiles. Ces problèmes sont anciens, mais l’Algérie n’ayant jamais été la France, l’islam algérien ne s’est manifesté à nous que lorsqu’il est devenu métropolitain. L’immigration et l’héritage colonial sont venus accroître le nombre des Français de confession musulmane, dont beaucoup maintenant sont nés en France de parents français et dont certains même sont des métropolitains convertis. Cet islam aujourd’hui réclame d’être traité de la même façon que le sont le catholicisme, le protestantisme et le judaïsme français. Il en a le droit.
Mais les problèmes sont autrement difficiles à résoudre : les jours fériés ne sont pas les mêmes ; les rituels quotidiens (5 prières obligatoires) sont plus contraignants ; le régime alimentaire est très strict ; le Ramadan est véritablement observé, ce qui n’est plus le cas du Carême en France. Beaucoup de pratiques que nous considérons comme relevant du droit laïque sont considérées par les musulmans comme relevant de la loi religieuse (charia) : les châtiments pour le vol et l’assassinat ; l’adultère féminin, puni de lapidation ; la polygamie et le régime du divorce ; et même, pour certains, le costume, l’infibulation ou l’excision. Sur tous ces sujets, l’État doit dialoguer avec les croyants car la démocratie et la République impliquent le respect des minorités. L’expérience historique et celle des pays étrangers montre que des solutions sont possibles et que la laïcité peut même en sortir renforcée. Encore faut-il qu’il y ait quelqu’un avec qui dialoguer. Or en islam, en théorie au moins, il n’y a pas de prêtres, pas d’intercesseur entre Dieu et le croyant, pas de dépositaire du sacré et des sacrements, donc pas non plus de hiérarchie sacerdotale.
À regarder les reportages télévisés, on ne le croirait pas. Il est vrai que les Sayyeds, ou descendants du prophète, ont droit au respect, mais ils ne sont pas tous -loin s’en faut- mollahs. Si, chez les chiites, les ayatollahs représentent effectivement une hiérarchie religieuse, si les pires indo-pakistanais et les marabouts africains sont les héritiers de la sainteté de leurs ancêtres, ce sont là aux yeux des sunnites, qui sont la majorité des musulmans, des aberrations que les fondamentalistes attaquent de front, souvent violemment. Les guerres religieuses existent aussi à l’intérieur de l’islam. En théorie, l’islam ne comporte pas de prêtre ni de sacrement. Tout homme peut dire la prière, tout homme peut la conduire, tout homme peut et doit construire une mosquée et y mener la prière. Tout homme peut et doit lire le Coran. Il y trouvera toute l’instruction religieuse nécessaire. Bien sûr il y a des spécialistes de la religion, des étudiants qui mémorisent le Coran et étudient les traditions et les juristes, des juges qui disent la loi selon la charia ou la pratique islamique locale, des spécialistes de la circoncision, etc. Mais ils ne donnent pas de sacrement. Ils sont souvent moins respectés qu’un musulman pieux remplissant toutes ses obligations religieuses, dont l’aumône. Celui qui fonde une mosquée, que ce soit à titre d’œuvre pie privée ou au nom d’une communauté, a besoin de quelqu’un qui l’entretienne, qui organise la prière, qui prêche, qui donne un minimum d’enseignement religieux aux enfants, etc. Il choisit en général pour cela un spécialiste ayant fait des études religieuses plus ou moins poussées. C’est ce que l’on appelle en Orient un mollah, terme qui aujourd’hui cède en France devant le terme plus respectueux d’imam. Mais cet imam ne marie pas, n’absout pas et son charisme, quand il en a, vient uniquement de sa personnalité. Tout bon musulman, reconnu tel par les croyants, peut prendre son rôle.
Dans ces conditions on ne peut qu’approuver la constitution d’un Conseil Représentatif des Musulmans de France élu par les croyants, c’est-à-dire, en pratique, par ceux qui fréquentent régulièrement les mosquées. L’expérience montre déjà que cet organisme ne peut être monolithique car aux différences, parfois mortelles, qui opposent les chiites aux sunnites et les fondamentalistes aux traditionalistes viennent s’ajouter les différences d’origine géographique. L’islam de France est souvent un islam d’immigrés, naturalisés ou non, et la fréquentation des mosquées se fait souvent sur base linguistique : les Turcs ne fréquentent pas les mêmes mosquées que les Comoriens ou les Maliens. La Mosquée de Paris, malgré les efforts de son recteur, est toujours perçue comme algérienne. L’expérience montrera aussi que ce conseil, qui représente des croyants, sera dominé par les plus croyants d’entre eux, par les maximalistes. C’est la logique de l’institution qui le veut : l’État ne peut parler des problèmes d’organisation du culte, catholique, juif ou musulman, qu’avec ceux qui le pratiquent et qui y sont le plus attachés. Pour le reste, tout dépendra de la façon dont le gouvernement de la République dialoguera avec ce Conseil. Il faudra limiter le rôle de celui-ci à l’organisation du culte et surtout ne pas le transformer en Conseil représentant les musulmans non pratiquants. La dérive qui frappe le CRIF doit être à tout prix évitée. Il faudra aussi rappeler qu’en France, c’est d’abord la loi républicaine qui s’impose et que les aménagements pratiques que l’on peut consentir pour faciliter la pratique du culte musulman ne doivent en aucune façon permettre des atteintes aux droits de l’homme et surtout de la femme. Surtout de la femme, parce que les progrès en ce domaine sont récents et sans cesse remis en cause : le droit de vote fut accordé aux femmes en 1945 seulement ; la parité n’est pas encore entrée dans les faits, encore moins dans les mœurs ; les églises militent toujours activement contre le libre droit à la sexualité, en particulier contre la contraception et l’avortement. Il n’a pas été facile d’imposer ces progrès à la société française, même à sa composante de gauche, mais on y est peu à peu arrivé. Il ne sera pas facile de les faire reconnaître aux musulmans de France, mais avec le progrès de l’instruction, on devrait y arriver. On pourrait commencer par la réelle abolition de la polygamie, y compris outre-mer. La vigilance des laïques doit être de mise, mais elle doit porter sur la pratique du gouvernement français, pas sur l’existence du Conseil Représentatif des Musulmans de France. Il suffit par ailleurs de se promener dans les quartiers nord de Paris pour se rendre compte que l’on assistera bientôt à la constitution d’un Conseil Représentatif des Hindous de France, aussi divisés entre eux que peuvent l’être les Français musulmans, et peut-être d’un Conseil Représentatif des Bouddhistes de France.

La laïcité et le système éducatif.
Comme nous l’a rappelé notre ami Jean Boussinesq dans son excellent article du n° 565 des Cahiers Rationalistes, sous la IIIe République, la laïcité de l’enseignement était d’abord celle de l’école primaire. Dans l’école rurale des années précédant la guerre de 1914, fréquentée par des élèves venant de familles chrétiennes ou ex-chrétiennes seulement, que l’on quittait à 13 ans après avoir appris la lecture, l’écriture, l’orthographe, le calcul, la liste des départements et une histoire très nationaliste dont Jeanne d’Arc n’était pas exclue, il était relativement facile d’imposer une séparation complète de la religion et de l’école. L’école n’était pourtant pas neutre car refuser de parler religion à l’école signifiait que la religion était facteur de division, qu’elle n’était pas le fondement de la morale ni de la conduite civique, et que son enseignement, qu’il s’agisse de l’histoire sainte, de ses vues philosophiques ou de sa conception de la création et de l’évolution du monde, n’avait rien de scientifique. Il est encore beaucoup de contrées (l’Inde, certains États arabes, et même certains comtés des USA) où au contraire la doctrine de la religion dominante en matière d’histoire, de biologie ou de géologie est considérée comme au moins aussi digne d’enseignement que celle de la science contemporaine. Ne pas parler religion dans l’école de la République était en fait une façon de détacher les esprits de son emprise.
La situation a profondément changé depuis 1914. La quasi-totalité des enfants est scolarisée jusqu’à 18 ans et plus. Certains élèves sont majeurs. Ils ont le droit de voter, de se marier, de faire des enfants, de s’engager dans l’armée et de s’y faire tuer. Comment leur interdire de parler politique ou religion, ce qui pour beaucoup d’entre eux (d’entre nous) revient souvent au même ? Les bruits du monde ne parvenaient dans la campagne française des années 1900 et même 1930 que par les journaux, pour qui le monde se limitait à la politique extérieure des alliés ou des ennemis de la France. Tous les élèves, quel que soit leur âge, voient maintenant au journal télévisé de 20 heures ceux qu’on leur présente toujours comme des juifs et des musulmans s’entretuer au Moyen-Orient. Ils voient les massacres de Bali et du Pakistan, le tchadri des femmes afghanes et le tchador des Iraniennes et des chiites irakiennes. Ils savent qu’au Nigeria une femme déclarée adultère a été condamnée à mourir par lapidation. Ils savent aussi qu’aux Philippines les évêques dictent leur loi et que le Pape refuse les mesures de prévention du SIDA les plus efficaces. Et l’on voudrait qu’ils ne parlent pas de cela dans leur établissement d’enseignement, là où ils passent l’essentiel de leur vie ? Seraient-ils schizophrènes au point de laisser ces sujets à la porte du lycée que le programme les leur rappellerait. Quel professeur peut leur parler du Cid sans évoquer la conquête musulmane et la Reconquête, de Polyeuct sans esquiver le problème du fondamentalisme, de Pascal sans prononcer le mot ” religion ” ?
Chacun sait qu’existent en France, et pas seulement dans les banlieues (le XIIIe arrondissement n’est pas en banlieue) des quartiers à dominante ethnique, des quasi-ghettos ethno-religieux marqués en outre par l’exclusion sociale. Ces regroupements semi-volontaires (les riches y échappent en général) ont toujours existé. Dans la France d’avant-guerre, il y avait des quartiers d’immigrés polono-catholiques, polono-juifs, italo-catholiques, etc. Les faibles se groupent pour se faciliter l’existence et cela arrange beaucoup les dominants. Mais avant-guerre, le lien avec la communauté d’origine se perdait plus vite : les gouvernements des pays d’émigration se désintéressaient de leurs émigrés ; la radio et la télévision de ces pays n’atteignaient pas la France. Aujourd’hui les gouvernements étrangers interviennent activement dans la vie des communautés. Les paraboles permettent de suivre facilement les émissions télévisées des pays d’origine. Or ces pays sont rarement laïques et leurs gouvernants trouvent avantage à entretenir la confusion, largement répandue, entre appartenance religieuse et appartenance nationale. La folie des nations considère -contre l’évidence, faut-il le dire ?- que tout Polonais est catholique, tout Grec chrétien orthodoxe, et pareillement tout Marocain musulman et tout juif partisan d’Israël. Comment s’étonner après cela que les jeunes Beurs se disent victimes d’exclusion non parce qu’ils sont fils d’immigrés mais parce qu’ils sont musulmans ; que les jeunes juifs se sentent menacés parce que juifs, non parce qu’ils soutiennent, ou sont considérés comme soutenant automatiquement la politique israélienne ? On ne peut demander à de jeunes adolescents d’abandonner leurs convictions, leur fierté et parfois leurs rancœurs lorsqu’ils entrent dans des collèges et des lycées que l’on a voulu largement ouverts sur la cité et où l’on pratique une pédagogie de participation active.
La religion et la politique sont donc dans nos collèges et nos lycées. On ne les en expulsera pas. Et le risque est grand que dès l’adolescence, dès le lycée, les Français se divisent en communautés ethno-religieuses, que la méfiance et parfois l’hostilité mutuelle remplacent la fraternité républicaine. Le risque est grand aussi que l’école privée, majoritairement confessionnelle, voie affluer vers elle encore plus d’élèves que leurs parents ne veulent pas exposer au risque de rencontrer des gens n’appartenant pas à leur confession, ou qui se retrouvent en minorité devant des camarades de classe intolérants, ou que l’atmosphère de confrontation de l’établissement qu’ils devraient fréquenter poussent à rechercher un établissement ” hors secteur ” où ils pourront étudier plus calmement. Le danger est très grave : il est des lycées de banlieue où l’on ne peut plus parler de la déportation des juifs. Il en est d’autres, plus rares vue la démographie, où le problème palestinien et plus généralement celui de la fin de l’empire ottoman ne peuvent être abordés. Dans une démocratie comme la nôtre, la seule manière de résoudre ces conflits, c’est la parole. C’est de permettre, quand la matière enseignée est un des sujets qui fâchent, d’en discuter librement dans le respect de l’autre, sans anathème. C’est l’enseignement, par la pratique, de la tolérance républicaine, celle qui permet aux Français et plus généralement aux citoyens du monde de se sentir semblables, frères comme dit la devise de la République Française. C’est en fait la seule manière de pratiquer la laïcité à l’école, car c’est enseigner que les croyances religieuses, si respectables soient-elles, doivent s’effacer devant les nécessités de la vie sociale et civique. C’est inverser l’échelle des valeurs qu’enseignent les religions quelles qu’elles soient car c’est mettre l’homme avant Dieu.
Cette façon d’aborder la laïcité exige beaucoup des enseignants et des chefs d’établissement. Ils ont droit à plus de respect et plus de soutien que les ministres et la classe politique ne leur en ont accordé depuis quelques années. Ils sont au premier rang de la lutte contre la communautarisation de la France et contre l’intolérance qui, chez nous il y a peu encore (sous Vichy), dans beaucoup de pays du monde aujourd’hui même, peut alimenter la guerre civile. La tolérance est une vertu laïque et républicaine. C’est l’inverse du fanatisme religieux.
L’exaltation de l’adolescence fait que souvent les enseignants sont confrontés à ce fanatisme. Il y a de tout temps eu des élèves fanatiquement catholiques, protestants, juifs, musulmans, communistes, sionistes, etc., fiers de leur religion ou de leurs opinions, en faisant donc étalage, cherchant à convertir les ignorants et les égarés. Les enseignants ont réagi au cas par cas, le plus souvent en évitant les exclusions car les Savonarole de seize ans leur rappellent leur jeunesse et parce que compromettre l’avenir d’un adolescent en le renvoyant du collège ou du lycée n’est pas une décision facile à prendre. Il n’en va plus de même lorsque le fanatisme s’allie à une provocation touchant aux points sensibles. Un jeune nazi proclamant ” Mort aux juifs ” ne serait pas toléré. La tranquille jeune fille portant le foulard islamique l’est difficilement, pas parce qu’elle est potentiellement dangereuse, mais parce que le foulard islamique comme le voile est un symbole fort qui révulse les non-musulmans, en France en tout cas. Ce voile fait du musulman un étranger à notre civilisation, plus que la barbe ou la djellaba. En 1958, les partisans de l’Algérie Française l’avaient ainsi utilisé, montrant des Algériennes voilées, donc en principe opposées à la France, brandissant le drapeau tricolore. Quelques années plus tard, l’extrême droite alsacienne dénonçait l’immigration en montrant une Alsacienne voilée, image de ce que deviendraient nos filles et nos épouses si la politique d’immigration continuait : en France, le voile, c’est l’irrémédiablement autre, c’est le symbole d’une impossible intégration. C’est aussi, depuis la révolution islamique en Iran et surtout depuis que la presse s’attaque aux Talibans, le symbole de l’oppression de la femme, du déni de ses droits humains et politiques. Le voile islamique, qui ne fait scandale ni en Allemagne, ni au Canada, ni aux USA, unit contre lui aussi bien la droite que la gauche françaises. Cette violence symbolique est aussi provocatrice et perturbante que celle du nazillon. Mais elle est aussi grande dans la rue qu’à l’école. On ne la désamorcera pas en renvoyant du lycée, sans avoir dialogué avec elles, des jeunes filles peut-être exaltées, peut-être manipulées, souvent contraintes par leurs parents ou leur communauté d’origine. C’est un problème à traiter au cas par cas en se souvenant que si l’école ne parvient pas à enseigner la tolérance, notre tissu social risque d’éclater et en se rappelant que l’intérêt de l’enfant est de rester dans un établissement d’enseignement laïque où justement il peut apprendre la pratique de la tolérance. Toute mesure automatique d’exclusion ne pourrait que renforcer les établissements confessionnels et favoriser les divisions sur base religieuse.
Le rôle de l’État laïc doit donc se borner à donner à ses enseignants et aux chefs d’établissement les moyens matériels et moraux de faire face à un problème de société tout à fait réel. La laïcité qui permet la libre expression, le respect de l’autre et la tolérance est une véritable laïcité, une laïcité de combat qui heurte tous les enseignements de toutes les religions et qui affaiblit celles-ci.
Au moment où tous dénoncent les provocations islamistes (mais il en est d’autres) dans les établissements d’enseignement laïques, il serait contradictoire que l’État français subventionne la formation de ceux qui les approuvent quand ils ne les suscitent pas. Il est inadmissible que certains aient pu songer à former aux frais de la République des imams et des théologiens musulmans au faux prétexte qu’ils seront Français et parleront français. L’islam français est une illusion. Les religions universalistes, par définition, ne se laissent pas borner par des frontières humaines. Les catholiques français, tout bons Français qu’ils soient, doivent obéissance au pape, et que celui-ci soit Italien ou Polonais n’a guère d’importance. Il n’y a pas de pape en islam. Mais les extrémistes de l’islam se référeront toujours à l’enseignement du Coran et de la Tradition (Sunna), pas à celui du Code Civil. Les former aux frais de l’État français, c’est seulement leur donner des armes pour en refuser la laïcité.
Le lieu de la formation est tout trouvé : c’est Strasbourg où grâce au maintien du concordat on forme dans des facultés de théologie d’État des prêtres catholiques et des pasteurs protestants, dont d’ailleurs, en Alsace-Moselle, l’État assure le traitement. Mais Strasbourg fournit des prêtres à toute la France et même à l’étranger. Ce n’est pas un hasard si la création d’une faculté de théologie musulmane d’État a été proposée par un pasteur protestant de gauche, ancien doyen de la Faculté de théologie protestante et ancien président de l’Université des Sciences Humaines de Strasbourg, le très respectable et remarquable Étienne Trocmé, aujourd’hui décédé. Ce serait en effet un moyen de conforter le statut exorbitant des Facultés de théologie catholique et protestante de Strasbourg, richement dotées par l’État, libres de choisir leurs professeurs sans avoir à obtenir ne serait-ce que l’aval de leurs collègues laïques, mais néanmoins représentées au Conseil d’Université et donc participant à l’élection de tous les professeurs ! Les exceptions consenties par la France à l’Alsace-Moselle en 1918 sont anachroniques et dangereuses. Il est temps d’y mettre fin. En entamant le débat sur ce sujet, nous relancerons le débat sur la laïcité de l’État : c’est la seule manière de la défendre et de la faire progresser. Vu les faveurs dont bénéficie l’enseignement privé, majoritairement confessionnel, on pourrait même dire : de la rétablir, au moins partiellement.

Le combat de l’Union rationaliste
Si l’État et l’enseignement laïcs se doivent de ne soutenir et de ne subventionner aucun culte, ce n’est pas seulement pour favoriser la paix civile, c’est aussi, implicitement, parce que la République fait passer la terre avant le Ciel, ne compte pas la religion (les religions) au nombre de ses valeurs, lui dénie le rôle de premier plan qu’elle prétend assumer dans la vie des hommes et lui refuse d’être le fondement de la morale et de la connaissance. Ce programme est celui de l’État, en principe celui d’une majorité de Français. Il ne suffit pas aux rationalistes militants que nous sommes. La défense du rationalisme est un prosélytisme qui s’oppose à celui des religions. Notre rôle n’est pas seulement d’assurer la paix civile. Il est de l’assurer en faisant progresser le rationalisme, en faisant reculer l’irrationalisme et le fanatisme religieux. La tolérance n’est pas le silence. Voltaire a pu à la fois prêcher la tolérance et attaquer la religion, précisément parce qu’il défendait la tolérance.
Deux millénaires et demi d’expérience montrent que le discours théorique sur l’irrationalisme de la croyance religieuse, tout nécessaire qu’il soit, n’a qu’une efficacité limitée. Le catholicisme a même fait du ” mystère de la foi ” un élément de son apologétique. L’astronomie moderne n’empêche pas les astrologues de bien gagner leur vie. Toutes les démonstrations scientifiques n’empêchent pas les voyantes de prospérer, les chaînes de radio et de télévision d’attirer le public en parlant d’OVNI, de quatrième dimension, de mondes parallèles, de parapsychologie, etc. Les succès de la médecine n’empêchent pas le recours aux guérisseurs et, hommage du vice à la vertu, aux médecines dites douces. Il faut continuer à dénoncer ces supercheries, mais contre une religion qui prétend réglementer tous les aspects de notre existence, il faut aussi s’attaquer aux conséquences pratiques de son enseignement. La lutte contre l’Inquisition a affaibli l’église catholique au moins autant que le refus argumenté des preuves de l’existence de Dieu et de la divinité du Christ.
Le catholicisme et le protestantisme français ont mis beaucoup d’eau dans leur vin. Aux Philippines et aux États-Unis, entre autres, ils n’adoptent pas ce profil bas. Penser qu’ils ne représentent plus un danger social et qu’il ne faut pas en démontrer l’irrationalisme serait donc une illusion. Mais les religions chrétiennes, en France, aujourd’hui, ne sont pas l’ennemi prioritaire. Le danger vient d’un islam d’importation récente, dont les croyants n’ont été marqués ni par nos guerres de religion ni par les combats du Siècle des Lumières, ni par la Révolution Française et dont certains, en toute bonne foi, veulent reproduire en France la pratique sociale de leur pays d’origine parce qu’ils croient qu’elle est d’origine divine. Un rationaliste ne peut concéder à l’islam que Mahomet soit un prophète et qu’il ait fidèlement consigné dans le Coran la parole de Dieu. Il doit le dire sans choquer, en sachant que cela peut être très dangereux comme le prouve la relativement récente affaire Salman Rushdie. Mais cette affirmation ne convaincra que ceux qui déjà le pressentaient. Par contre, le refus de la charia, c’est-à-dire de la prééminence d’une loi prétendument divine s’imposant à tous comme loi civile, doit être absolu et peut être argumenté. Un musulman, même très pratiquant, peut fort bien admettre que l’amputation d’un membre, la vendetta, le prix du sang, la condamnation à mort automatique pour apostasie ou anathème, le divorce sans raison ni compensation, l’obéissance absolue des enfants à leurs parents, le port du voile ne constituent pas l’essence de l’islam. Même des théologiens peuvent l’admettre. Mais il faut sans arrêt leur poser la question et leur éviter toute possibilité d’esquive. C’est à cela que doit servir le dialogue que légitimement nous devons avoir avec eux : le respect de leurs pratiques religieuses fondamentales, la reconnaissance de l’apport très réel de l’islam au progrès de l’humanité exigent aujourd’hui le respect par l’islam des droits de l’homme et de la femme. Lorsque les imams le diront haut et fort à la radio, et mieux encore le prêcheront en chaire, nous aurons beaucoup avancé. Mais ils ne le feront pas sans y être contraints par le dialogue et la pression des musulmans éduqués désireux de s’intégrer à la société française ou, plus largement, au monde moderne.
Les rationalistes sont aussi universalistes que les musulmans. C’est pourquoi nous ne pouvons nous limiter à des prises de position ” libérales ” valables pour la seule France. Il existe en effet un principe de droit musulman disant qu’en pays majoritairement infidèle (non-musulman), le bon musulman doit respecter les lois locales tant qu’elles ne touchent pas à l’essentiel (respect du régime alimentaire, etc.). Les chiites permettent même de cacher sa croyance. Par contre en pays d’islam, la charia doit s’appliquer dans sa totalité, au moins aux musulmans, souvent aussi aux minorités. Nous ne pouvons accepter ce sophisme. Il ne suffit pas qu’un imam dise en France que les jeunes Françaises musulmanes peuvent sortir sans voile et se maquiller sans cesser d’être musulmanes. Il faut qu’il ajoute que ce serait le cas même si elles vivaient en Arabie saoudite ou en Afghanistan et que c’est une aussi grande monstruosité de lapider une femme au Nigeria que cela le serait en France. Les droits de l’homme ne se divisent pas. Qui accepte le statut inférieur de la femme en pays musulman rêve dans son for intérieur de le rétablir en France si l’islam y devient un jour majoritaire. La laïcité de l’État interdit à ses représentants de mener le combat en ces termes. Les principes que l’Union Rationaliste s’est donné pour tâche de défendre nous imposent de le faire.

Venez découvrir

Les Cahiers Rationalistes

Venez découvrir

Raison Présente

Podcast

RECHERCHE PAR THÈME

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *