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Jean Génermont

Biologiste

1er janvier 2004

L'amélioration des espèces domestiques : dix millénaires de modifications génétiques

La naissance de l’agriculture, voici quelque 10 000 ans, soit au moins 100 000 ans après l’émergence de l’homme « moderne », a été suivie d’un accroissement irréversible de notre dépendance vis-à-vis de la culture et de l’élevage, principalement dans le domaine de L’alimentation. Bien que les produits que nous en retirons soient bien différents de ceux dont vivaient nos ancêtres pré-agriculteurs, il ne s’élève guère de voix, même parmi les plus farouches partisans d’une alimentation « naturelle », pour prôner un retour aux seules ressources de la cueillette, de la chasse et de la pêche. En revanche, des critiques, souvent acerbes et passionnées, s’adressent depuis quelques années à certaines orientations nouvelles, en premier lieu à l’entrée des « organismes génétiquement modifiés », ou OGM, dans les programmes d’amélioration génétique des animaux et des plantes domestiques. Nous montrons ici que ces orientations s’inscrivent dans la droite ligne d’une évolution commencée depuis longtemps et donnerons un aperçu des espoirs, voire de l’enthousiasme, et des réticences, voire des craintes, qu’elles suscitent.

De l’amélioration empirique à l’amélioration scientifique

Les premiers cultivateurs n’ont sans doute fait que perpétuer sur des parcelles quelque peu aménagées, des populations pures d’espèces choisies parmi celles dont ils effectuaient la cueillette. Ceci implique de disposer, en début de saison de culture, d’un lot de graines à semer, qui doivent donc avoir été récoltées à l’issue de la saison précédente, puis transportées et maintenues plusieurs mois en un lieu conçu pour le stockage. On sait que dans beaucoup de cas les plantes sauvages ne se prêtent guère à ces manipulations. Ainsi, les blés sauvages ont des épis cassants, ce qui favorise la dissémination des graines, mais entraîne pour le cultivateur, à moins de prendre énormément de précautions, la perte de nombreuses graines, soit au moment même de la récolte, soit lors du transport. Ce caractère, présent chez les premiers blés cultivés, a certainement donné lieu très tôt à une sélection, car les graines qui avaient le plus de chances d’être semées, même en l’absence-d’intervention humaine consciente, étaient portées par les épis les moins cassants. À cette forme inconsciente de sélection s’est à coup sûr ajoutée très tôt une action réfléchie visant à ne stocker en vue du semis que de tels épis. Résultat de cette sélection, les blés cultivés quelques centaines d’années après les débuts de la domestication avaient des épis à axe résistant, différant ainsi génétiquement des formes sauvages par ce caractère au moins.

Toutes les espèces cultivées ou élevées ont été ainsi soumises, depuis les tout débuts de leur domestication et jusqu’à nos jours, à deux sélections, l’une inconsciente, l’autre consciente. Cette dernière est restée très longtemps empirique, c’est-à-dire fondée sur la seule notion intuitive d’hérédité : la ressemblance entre deux individus est en moyenne d’autant plus grande qu’ils sont plus fortement apparentés. Le résultat en a été une divergence considérable entre populations domestiques et sauvages, portant sur toute une gamme de caractères : rendement, valeur alimentaire, facilité de manipulation, docilité, résistance aux maladies, etc. La progression reste toutefois plutôt lente. Ainsi, tout au long du XIXe siècle, le rendement moyen du blé en France passe de 7 à 13 quintaux par hectare environ et l’augmentation ne s’accélère que très peu jusque vers 1950.

Entre-temps, l’approche de l’hérédité a cessé, dès le tout début du XXe siècle, d’être intuitive pour devenir réellement scientifique. La nouvelle science, la génétique, s’est d’abord intéressée à des caractères à variation discontinue, comme la couleur de la robe d’un animal (blanche, fauve, noire, panachée ou non, etc.) ou la forme des graines (lisses ou ridées, etc.), dont la prise en compte était généralement secondaire pour faire progresser l’amélioration génétique. Ce n’est que vers 1920 qu’on a étendu les lois de l’hérédité aux caractères à variation continue, comme le poids des graines portées par un pied de maïs ou la quantité de lait produite par une vache, et vers 1930 que les conséquences en ont été tirées pour la mise au point de méthodes scientifiques de sélection, qui n’ont été vraiment mises en œuvre en France qu’après la deuxième guerre mondiale. Les résultats ne se sont pas fait attendre. Ainsi, le rendement moyen du blé passe de 15 à près de 70 quintaux par hectare au cours de la seconde moitié du XXe siècle, accroissement auquel participent à parts sensiblement égales l’amélioration génétique et le perfectionnement des techniques culturales. Les « progrès génétiques » obtenus chez d’autres espèces animales et végétales sur divers caractères d’intérêt économique, sans être tous aussi spectaculaires, traduisent néanmoins une remarquable efficacité de ce qu’on appellera ici les méthodes conventionnelles d’amélioration génétique, celles qui ne font pas appel aux acquis de la génétique moléculaire. On peut toutefois se demander s’il s’agit bien toujours de progrès dans tous les sens du terme.

Quelques questions à propos de l’amélioration génétique conventionnelle

Il ne s’agit pas ici de dresser un bilan complet, mais de présenter quelques éléments propres à susciter la réflexion. Il est tout d’abord indéniable que dans le cas de la France les effets conjoints de l’amélioration génétique et de l’évolution technique ont eu des effets tout à fait positifs. L’augmentation considérable des productions a permis d’atteindre dans beaucoup de domaines d’abord l’autosuffisance, puis des capacités d’exportation indiscutablement bénéfiques pour l’économie du pays. Certains aspects des politiques passées d’amélioration génétique peuvent toutefois soulever des critiques.

Chez les bovins laitiers, la sélection a permis l’obtention de races très productives du point de vue de la quantité de lait, mais elle avait eu souvent pour contrepartie une diminution non négligeable de la teneur en matières grasses et en protéines. Ce n’était guère gênant pour le profit d’un éleveur vendant son lait à un prix indépendant de sa qualité, mais c’était fâcheux du point de vue des productions de beurre et de fromage. D’où une inflexion des objectifs de sélection qui ont pris en compte simultanément la quantité de lait produite et sa teneur en matières grasses et protéines. L’efficacité de la sélection sur les nouveaux critères s’est traduite par une surproduction, avec constitution de stocks de beurre difficiles à écouler, entraînant l’introduction de quotas laitiers à l’échelle européenne, d’où une diminution des bénéfices des éleveurs et la disparition de nombreuses petites exploitations. Devant ce résultat, on est en droit de se poser une double question : était-il utile de pratiquer une sélection aussi intense et l’objectif choisi était-il judicieux ?

De façon plus générale, on ne peut manquer de constater qu’il n’est pas possible de trouver un objectif de sélection qui maximise à la fois les gains des producteurs, ceux des transformateurs, les besoins et les goûts des consommateurs, l’intérêt national… Le choix de l’objectif mérite donc toujours une étude approfondie. S’il doit évidemment prendre en compte des considérations scientifiques, il ne doit pas négliger d’autres considérations, socio-économiques notamment, et il s’agit en définitive d’un choix politique. Il faut du reste savoir qu’un objectif ne peut pas être fixé une fois pour toutes, mais qu’il faut s’attendre à devoir le changer. Ainsi, la richesse en graisse d’une carcasse animale était au XIXe siècle un défaut bien moins grave que de nos jours, voire une qualité : réduire la teneur en graisse est donc un objectif récent. De même, l’évolution des méthodes de panification conduit à exiger de la farine de blé une composition plus strictement définie qu’autrefois, et il n’y a plus guère de raisons de chercher à améliorer en France les capacités de traction des bœufs et des chevaux. Ces récents changements laissent supposer que d’autres se produiront à plus ou moins brève échéance. Il n’est pas prouvé que les races et variétés très spécialisées les plus prisées de nos jours seront les mieux à même de répondre aux futurs changements d’orientation de la sélection, d’où la nécessité de la conservation de races et variétés aujourd’hui délaissées, nécessité qui n’a été perçue dans toute son ampleur que récemment, alors que des ressources étaient déjà irrémédiablement perdues. Comme on n’a pas les moyens de conserver toutes les races et variétés, un choix doit être fait, reposant sur des considérations à la fois scientifiques et politiques.

L’amélioration des plantes et des animaux a largement visé à une augmentation des rendements. Cependant, qu’il s’agisse de production de farine, de lait ou de viande, ces organismes à forte production n’expriment leur capacité que s’ils sont placés dans d’excellentes conditions de culture ou d’élevage. Cela signifie entre autres, pour les plantes, un apport d’engrais considérable, d’où un enrichissement des eaux de lessivage des sols en nitrates et en phosphates dommageable pour l’environnement et la santé humaine. On peut alors se demander s’il n’aurait pas été préférable de cultiver des variétés moins exigeantes, plus « rustiques », quitte à compenser la perte de rendement par une augmentation de la surface cultivée. La réponse à une telle question comporte évidemment un choix politique car elle privilégie nécessairement les intérêts des uns au détriment de ceux des autres ! La course au rendement peut du reste avoir des conséquences graves, dont une des plus connues, résultant plutôt d’une action sur les techniques d’élevage que de l’amélioration génétique, est la récente « épidémie de la vache folle ».

Un gros progrès dans la culture du maïs a été réalisé grâce à la création d’hybrides, obtenus par croisements entre variétés différentes. C’est notamment la précocité de tels hybrides qui a permis la culture du maïs à grande échelle dans une grande partie de la France où les variétés classiques n’arrivaient pas à maturation avant la mauvaise saison. De façon générale, la supériorité des hybrides a conduit à en cultiver dans beaucoup de régions du monde, en particulier dans des pays pauvres où la tradition était de conserver une partie des graines d’une récolte pour effectuer les semis de l’année suivante. Ceci n’est pas conseillé dans le cas d’hybrides, car les graines qu’ils fournissent présentent une grande variabilité génétique et donnent des plants de productivité moyenne faible. Cultiver des hybrides à bon rendement implique de se réapprovisionner chaque année auprès d’un semencier apte à croiser entre elles les variétés génitrices, a prix élevé compte-tenu d’une part des moyens techniques mis en œuvre, d’autre part de la tendance du vendeur à abuser de l’état de dépendance dans laquelle se trouve le cultivateur. Les critiques faites à cette pratique n’ont peut-être pas eu l’écho qu’elles méritaient.

Le rendement du blé est considérablement diminué si une parcelle est atteinte par certaines maladies dues à divers parasites, champignons notamment. Une d’elles est le piétin-verse : le parasite détériore la base de la tige au point qu’elle ne peut pas supporter son propre poids et que la plante se couche avant maturité. On a constaté que chez une espèce sauvage proche du blé il existait des individus résistants à ce parasite grâce à la présence d’un gène bien précis. On a croisé de tels individus à du blé, ce qui a donné quelques descendants porteurs du gène de résistance. Ils ont été croisés à nouveau au blé. Au bout de plusieurs générations, on a obtenu des plantes qui présentaient un matériel génétique de blé, sauf une petite portion portant le gène de résistance. Grâce à la réalisation au laboratoire d’une hybridation qui ne se produit jamais dans les conditions naturelles, on a ainsi transplanté un gène d’une espèce dans une autre, d’où la création de variétés de blé résistantes au piétin-verse que l’on n’avait pu obtenir par sélection à l’intérieur de l’espèce. Les opérations de ce genre, qui impliquent souvent la mise en jeu de techniques sophistiquées pour transgresser la barrière d’espèce, ne méritent-elles pas d’être considérées comme des biotechnologies et d’être rangées sous la rubrique « ingénierie génétique » ? Elles font pourtant partie de l’arsenal méthodologique de l’amélioration génétique conventionnelle et leur pratique ne suscite pas d’opposition de principe. Les organismes qui en sont issus ne sont pas des « organismes génétiquement modifiés » au sens de la définition qui sera donnée plus loin.

La découverte des OGM et le succès des microorganismes transgéniques

La génétique moléculaire, qui consiste à comprendre l’hérédité en termes de structures de molécules, plus précisément d’ADN (acide désoxyribonucléique), constituant universel du « matériel génétique » des organismes vivants, [1] remonte au milieu du XXe siècle. Elle a d’abord porté principalement sur des êtres microscopiques d’organisation simple, les bactéries, dont la plus utilisée de ce point de vue fut le colibacille, et sur des virus, puis sur des microorganismes plus complexes comme les levures, enfin sur les organismes dits supérieurs. Une de ses découvertes les plus marquantes fut, peu après 1970, celle d’une technique permettant d’incorporer dans le matériel génétique d’un organisme « receveur » une copie d’un fragment bien défini du matériel génétique d’un organisme « donneur ». Le receveur se trouve ainsi pourvu d’un matériel génétique de type nouveau, dont la plus grande partie est autochtone et dont une petite partie est d’origine étrangère. C’est un cas particulier de recombinaison génétique, association dans un même matériel génétique de segments copiés sur des individus différents. Des recombinaisons ont lieu couramment lors de la reproduction sexuée, au cours de laquelle un individu transmet à son produit un matériel génétique constitué pour moitié de segments copiés sur le matériel génétique de son père et pour moitié de segments copiés sur le matériel génétique de sa mère. La recombinaison par voie sexuée est utilisée depuis longtemps en amélioration génétique pour obtenir par exemple une variété possédant deux caractères connus chez deux géniteurs différents. La reproduction sexuée ne permet toutefois d’obtenir des recombinaisons qu’à l’intérieur de l’espèce ou, plus difficilement, entre espèces très fortement apparentées. Au contraire, la technique dont le principe a été donné ci-dessus permet d’introduire chez un receveur donné un segment copié sur un donneur d’espèce absolument quelconque, voire une construction obtenue en associant des éléments issus de plusieurs donneurs différents, en y ajoutant éventuellement des fragments synthétisés au laboratoire.

Les expressions « génie génétique » ou « ingénierie génétique » font le plus souvent allusion à cette technique, qui produit des « organismes génétiquement modifiés » selon la définition contenue dans une directive européenne qui stipule que la modification ne résulte pas de multiplication ou de recombinaison naturelle. Quand le matériel génétique incorporé par le receveur renferme un gène [2], celui-ci reçoit le nom de « transgène », son introduction est appelée « transgénèse » et l’organisme ainsi modifié est dit « transgénique ». Les seuls OGM qui nous intéresseront ici sont les organismes transgéniques.

Les premiers organismes transgéniques, des bactéries, furent obtenus en 1974. Les généticiens molécularistes ont été à l’époque fort inquiets à l’idée de créer des êtres porteurs de combinaisons nouvelles de caractères dont on pouvait se demander si elles n’en feraient pas des dangers, soit pour l’environnement, soit pour la santé de l’homme, d’animaux ou de plantes. Leurs réflexions se sont traduites par la mise en œuvre d’un arsenal de précautions visant à en prévenir la dissémination. Cet émoi, qui ne s’est guère transmis au grand public, n’a pas empêché la poursuite des recherches. Des microorganismes transgéniques « domestiqués » produisent notamment des substances entrées dans la pratique médicale courante : insuline humaine remplaçant avantageusement dans le traitement du diabète l’insuline de porc qui n’était pas toujours très bien tolérée, hormone de croissance ne faisant courir aux patients aucun risque de transmission de maladie infectieuse, préparations vaccinales ne renfermant que des éléments susceptibles de déclencher une réaction immunitaire, à l’exclusion de tout germe, même atténué, à pouvoir invasif résiduel. Il faut toutefois être conscient de ce que la transgénèse permet aussi d’obtenir des germes à pouvoir pathogène amplifié, comme par exemple dans le cas de l’agent du charbon [3]. Il y a donc des dérives possibles contre lesquelles les seules protections résident actuellement dans la délimitation des objectifs de recherche par les chercheurs eux-mêmes…

L’expansion des plantes transgéniques

Après l’obtention, en 1983, du premier organisme « supérieur » transgénique, un tabac résistant à l’antibiotique kanamycine, les spécialistes de l’amélioration génétique se sont tournés vers des caractères susceptibles de déboucher sur des applications pratiques, dans une perspective de commercialisation aussi rapide que possible. Dès 1994, on exploitait aux États unis une tomate transgénique qui ne se ramollissait pas après maturation, ce qui permettait de la cueillir mûre, de la transporter aisément jusqu’aux points de vente et de la conserver sans altération jusqu’à trois semaines après récolte, alors que les tomates classiques, qui s’altèrent très vite quand elles sont mûres, surtout si on les manipulé un peu brutalement, doivent être cueillies vertes, transportées à proximité des points de vente, puis mûries artificiellement, enfin vendues rapidement. C’était évidemment très avantageux du point de vue du ramassage, de la distribution et de la commercialisation finale. Les consommateurs américains, ont fait bon accueil au produit, encouragés qu’ils étaient par une publicité flatteuse qui mettait en avant l’aspect novateur de l’obtention par génie génétique, mais ils l’ont par la suite boudé en raison de son manque de goût, de sorte que l’exploitation en a été abandonnée.

Cet échec commercial n’a pas découragé les grandes firmes de sélection végétale. Elles ont proposé aux cultivateurs deux types principaux de variétés transgéniques, résistantes à des animaux ravageurs ou résistantes à des herbicides. Ces variétés sont depuis 1996 cultivées à grande échelle dans certains pays. On estime qu’elles couvrent actuellement dans le monde plus de 60 millions d’hectares (un peu plus que la superficie de la France), dont les deux-tiers pour les États unis, trois autres pays, Argentine, Canada et Chine, se partageant la quasi-totalité du reste.

Comme variétés du premier type, on peut prendre l’exemple des « maïs Bt », conçus pour résister aux larves des insectes du groupe des lépidoptères (papillons). Les variétés classiques sont en effet ravagées par les chenilles de la pyrale du maïs (espèce originaire d’Europe, mais qui a envahi l’Amérique), qui vivent dans les tiges qu’elles dévorent de l’intérieur, ainsi que par le ver du grain de maïs (chenille d’une espèce américaine, dont on a cependant signalé quelques individus en Europe, qui s’attaque aussi au cotonnier). On peut lutter contre ces deux espèces au moyen d’un insecticide qualifié de biologique parce qu’il est produit par une bactérie (Bacillus thuringiensis, d’où son nom de toxine Bt), dénué de toxicité pour tout animal autre que les lépidoptères. L’efficacité de cet insecticide est limitée par le fait que l’épandage classique le disperse sur la surface de la plante où il est assez rapidement détruit par la lumière ou lessivé par la pluie, tout en ne diffusant que très faiblement jusqu’à la zone hébergeant la pyrale. Pour éviter cet inconvénient, on a eu l’idée de créer des variétés transgéniques dont le matériel génétique renferme une construction comportant le gène bactérien déterminant la synthèse de la toxine. Celle-ci est constamment produite par les tissus de la plante, laquelle est ainsi rendue toxique pour les chenilles qui s’en nourrissent. Ceci permet, non de supprimer totalement, mais de réduire significativement les pulvérisations de toxine Bt sur les champs de maïs.

Le « soja RR » est, lui, résistant au glyphosate, principe actif d’une famille de désherbants dits totaux, grâce à un transgène d’origine bactérienne. On peut aisément désherber un champ de soja RR en épandant un désherbant de ladite famille auquel il est seul à résister, ce qui simplifie significativement la technique de culture.

On comprend que les cultivateurs aient été séduits. Aux États unis, les variétés Bt représentent actuellement 20 % du maïs cultivé, la proportion de soja résistant à un herbicide atteint 70 % et celle de trois types de variétés de coton transgénique (Bt, résistantes à un herbicide, ou réunissant les deux caractères) dépasse 60 %. En Europe en revanche, et notamment en France, un puissant mouvement s’oppose aussi bien a la culture des plantes transgéniques qu’à l’importation îles produits qui en dérivent. Devant des réactions aussi contradictoires, il est bon de tenter une rapide exploration des principaux arguments pour ou contre la culture ou l’élevage des OGM d’une part, l’utilisation des produits qui en sont issus d’autre part.

Les apports, avérés ou espérés, des OGM

Les avantages énoncés ci-dessus succinctement pour le maïs, le soja ou le coton transgéniques doivent être relativisés. Pour le cultivateur, le bilan financier de l’utilisation de variétés transgéniques doit prendre en compte le surcoût de l’achat de semences plus chères que celles des variétés classiques, les économies faites sur les traitements phytosanitaires, les conséquences éventuelles sur les rendements et sur les prix de vente des produits. Mis à part des modèles théoriques toujours incertains dans la mesure où ils reposent sur des estimations et ne font intervenir qu’un nombre limité de paramètres jugés, peut-être à tort, prépondérants, de tels bilans ne pouvaient être établis avant de disposer d’un certain recul. Parmi ceux qui sont actuellement disponibles, certains, établis ou commandités par les producteurs de semences eux-mêmes, ne présentent sans doute pas toutes les garanties souhaitables d’objectivité. En outre, les rendements et les prix de vente fluctuent largement d’une année sur l’autre, du fait, entre autres, des aléas des conditions climatiques ou de la conjoncture économique : ainsi, aux États unis, il était nettement avantageux d’exploiter du maïs Bt en 1997, alors que c’était légèrement désavantageux en 1998 et 1999, ce qui n’est peut-être pas étranger à une baisse de la proportion des surfaces ensemencées en ces variétés en 2000. Toujours aux États unis, le soja transgénique, malgré son succès grandissant, ne semble pas particulièrement bénéfique. C’est dans le cas du coton que les résultats sont les plus régulièrement positifs, même si une augmentation de 80 % du profit du cultivateur, annoncée à l’issue d’une expérimentation menée en Inde, semble bien problématique et en tout cas dépourvue de portée générale.

On n’a pas encore introduit d’OGM dans les grandes filières de productions animales (lait, viande, œufs). En revanche, des animaux génétiquement modifiés de diverses espèces sont utilisés dans divers laboratoires pour étudier des fonctions physiologiques ou des pathologies : ainsi, des souris servent de modèles de maladies humaines comme la mucoviscidose, une des tares héréditaires les plus fréquentes. Il en résulte une indiscutable accélération du progrès des connaissances, dont on peut espérer des retombées thérapeutiques intéressantes. Bien que cela nous éloigne du monde agricole, il semble intéressant de mentionner ici les efforts faits dans le domaine de la thérapie génique. Un résultat spectaculaire a été obtenu dans le cas d’une maladie héréditaire se traduisant par l’incapacité du système immunitaire à éliminer de l’organisme les germes pathogènes qui ne manquent pas de s’y introduire dans les conditions ordinaires d’existence. Le traitement ne fait pas appel à un OGM à proprement parler, mais à des cellules génétiquement modifiées, car on réinjecte au malade ses propres cellules rendues par transgénèse aptes à une réaction immunitaire normale. Ceci le guérit sans modifier en rien ses aptitudes héréditaires : s’il se reproduit, il transmettra à sa descendance le gène responsable de sa maladie. Cette thérapie est encore, malgré ses résultats prometteurs, à un stade d’expérimentation, car on ne sait pas si le traitement ne produit pas des effets secondaires inacceptables.

Dans l’avenir, des variétés résistantes à la sécheresse ou au froid devraient voir le jour, permettant de cultiver ces espèces dans des régions d’où elles sont actuellement exclues. On espère exploiter des plantes transgéniques apportant des profits, non seulement aux semenciers et aux cultivateurs, mais aussi aux consommateurs. La mise au point d’un « riz doré » a eu de larges échos dans les médias. Les grains de cette variété renferment du fer et un carotène (qui lui donne sa couleur) transformable en vitamine A par l’organisme humain. Sa culture à grande échelle serait une façon de lutter contre les carences en fer et en vitamine A, endémiques dans certains pays. Dans le domaine de la santé, on envisage l’élevage de lapins, de chèvres produisant dans leur lait diverses substances médicamenteuses. Des porcs ont été génétiquement modifiés pour que leurs tissus, transplantés chez l’homme, n’induisent chez celui-ci que de faibles réactions de rejet : ils pourraient être à l’origine d’élevages spécialisés dans la fourniture d’organes à greffer (cœur par exemple). Des vaccins peuvent être synthétisés par des plantes dans les organes ordinairement utilisés en alimenta-non humaine (la banane par exemple), d’où une administration particulièrement aisée. Enfin dans le domaine technologique, des variétés de colza à forte teneur en acide laurique ou en acide érucique sont attendues, ainsi que des plantes productrices de précurseurs de matières plastiques, etc. Les perspectives, on le voit, sont immenses.

Ce qui peut faire peur

Certaines personnes, dont la réticence devant les innovations biomédicales est nourrie par les récents scandales du sang contaminé et de l’épidémie de la vache folle, tiennent un raisonnement simple basé sur l’idée que l’homme, en créant des OGM, joue une fois encore à l’apprenti-sorcier, et que ces organismes « artificiels » sont par là-même potentiellement dangereux, donc à éliminer purement et simplement par mesure de précaution. Or certains OGM existent bel et bien et sont suffisamment répandus pour que leur éradication soit d’ores et déjà impossible. On peut du reste se demander si un maïs résistant à la pyrale est plus artificiel que le blé résistant au piétin-verse dont il a été question plus haut. On ne peut donc s’arrêter à un tel raisonnement.

Dans le cas d’espèces productrices d’aliments, il peut y avoir des risques pour la santé du consommateur, homme ou animal. Un premier risque concevable est celui d’une toxicité directement due au gène d’intérêt. De fait, une plante Bt renferme la toxine elle-même, automatiquement ingérée par le consommateur. Or cette toxine, active sur certains insectes seulement, est parfaitement inoffensive pour les mammifères et oiseaux et même pour la plupart des insectes, abeilles en particulier. En outre, elle s’inactive progressivement lors du stockage. L’expérimentation confirme ce qu’on pouvait prévoir, qu’il n’y a aucun inconvénient à intégrer du maïs Bt dans des rations alimentaires de bovins ou de volailles, et il y a tout lieu de penser que l’homme peut, lui aussi, en consommer sans problème. Un cas particulier de toxicité est celui de la production d’un allergène, dont il y a au moins un exemple avéré, celui d’une fève porteuse d’un transgène faisant accumuler dans la graine une protéine de la noix de Para, intéressante pour l’alimentation animale par sa richesse en méthionine. Elle n’est pas exploitée en raison d’un risque élevé d’allergie à cette protéine. On a en outre suggéré que l’addition d’un transgène pourrait modifier l’activité du matériel génétique proche du point d’insertion, d’où des synthèses de composés nouveaux, de propriétés imprévisibles, éventuellement toxiques.

Un risque de nature quelque peu différente est celui de la diffusion de résistances à des antibiotiques. La réalisation de la transgénèse comporte plusieurs étapes, à chacune desquelles il faut repérer le transgène. C’est relativement facile s’il a été intégré dans une construction comportant un gène de résistance à un antibiotique. Les maïs, soja et coton dont il a été question plus haut en hébergent de ce fait dans leur matériel génétique, à côté du transgène d’intérêt. Libéré dans le tube digestif d’un consommateur, ce gène pourrait être capturé par des bactéries intestinales qui, en l’intégrant dans leur propre matériel génétique, deviendraient résistantes à l’antibiotique, phénomène fâcheux dans le cas de bactéries pathogènes. Bien qu’il faille pour cela une conjonction d’événements dont la probabilité globale semble inférieure, de loin, à la probabilité naturelle d’acquisition de la résistance, ce risque mérite néanmoins une exploration expérimentale sérieuse. Quoi qu’il en soit, des méthodes ont été développées qui permettent de substituer à la résistance aux antibiotiques des marqueurs plus anodins, en sorte que le risque présenté par les premiers OGM disparaîtra des OGM de seconde génération.

On connaît de nombreux exemples d’explosions de populations d’insectes résistants à des insecticides. L’exploitation des plantes Bt pourrait évidemment avoir une telle conséquence, mais étant donné que les cultures non transgéniques sont traitées par des pulvérisations à haute dose du même insecticide, on ne voit pas très bien ce que cela change. La résistance à la toxine Bt a été signalée chez certaines espèces, mais la pyrale du maïs s’est montrée réfractaire à son acquisition au laboratoire, ce qui est d’une certaine manière encourageant. Des précautions sont néanmoins prises aux États unis pour limiter les risques d’expansion de populations d’insectes résistants. Le principe en est de conserver un nombre suffisant de parcelles ensemencées en plantes sensibles. L’efficacité de ces pratiques demande néanmoins à être confirmée par des études de terrain.

Alors qu’on connaît chez des plantes des résistances à certains herbicides, on ne connaît aucun cas de résistance spontanée au glyphosate. Cependant, même si l’acquisition de la résistance est impossible spontanément, ce qui reste à prouver, elle peut survenir par contamination à partir des cultures transgéniques elles-mêmes. En France, par exemple, la ravenelle peut être fécondée par du pollen provenant de colza cultivé. Dans le cas de colza transgénique, il y a ainsi une possibilité de voir apparaître, à fréquence faible, des ravenelles porteuses du transgène qu’elles transmettent à leur tour à leur descendance. Pour le voir se répandre largement chez la ravenelle et rendre cette mauvaise herbe résistante dans son ensemble au glyphosate, il faudrait que les porteuses aient un pouvoir de reproduction supérieur à celui des autres. Ce serait sûrement le cas sur des territoires traités par l’herbicide, mais on ne sait pas ce qu’il en serait sur des territoires non traités. L’expérimentation sur le terrain est seule en mesure d’apporter une réponse. On ne peut exclure la transmission de transgènes du colza à d’autres espèces qui lui sont fortement apparentées. Il en est de même pour ceux du maïs en Amérique où vit la forme sauvage dont il est issu, mais non en Europe où il n’y a aucune espèce sauvage réceptive. L’existence de plantes sauvages porteuses de gènes de résistance à un herbicide aurait évidemment des conséquences sur l’efficacité des traitements par le même herbicide. Certaines craintes ont été exprimées à propos de l’aptitude éventuelle de la construction transgénique à conférer à ces plantes des caractères totalement inattendus, les rendant par exemple invasives et dangereuses pour l’environnement. Cela paraît très peu vraisemblable, mais on ne peut le prouver que par des études menées sur le terrain ou dans des conditions très peu différentes de celles qui règnent sur le terrain.

Une semblable contamination de formes sauvages pourrait se produire à partir de saumons transgéniques à croissance accélérée. Si ces derniers s’échappent des piscicultures, on peut s’attendre à ce qu’ils se croisent avec des individus sauvages et leur transmettent leur transgène. On peut alors redouter de voir des populations autochtones à croissance relativement lente se transformer en populations à croissance rapide propres à dénaturer les écosystèmes. Cela suppose toutefois que la croissance rapide constitue un avantage dans la compétition qui ne manquerait pas de s’établir entre porteurs et non porteurs du transgène, ce qui est assez peu vraisemblable, car des animaux à croissance rapide ont en fait beaucoup de chances de ne pas trouver dans un milieu naturel, tant en quantité qu’en qualité, les aliments indispensables à leur survie et à leur reproduction. Encore faut-il soumettre cette idée à une expérimentation.

Enfin, un risque qu’il ne faut pas négliger est de nature socio-économique, qu’on peut illustrer par deux exemples. Le premier est celui du maïs surnommé « terminator », porteur d’une construction transgénique qui rend ses graines inaptes à germer, ce qui oblige évidemment le cultivateur à se réapprovisionner auprès d’un semencier. Remarquons que cela ne fait que radicaliser la situation décrite plus haut à propos des maïs hybrides. Quoi qu’il en soit, ce maïs a été retiré du commerce par la firme qui l’avait mis au point. Autre exemple, on a mentionné plus haut la création de colza transgénique producteur d’acide laurique. Si cette production est rentable, cela donnera aux industries qui l’utilisent une source de matière première qui a toutes chances de se substituer à la source actuelle, constituée par la noix de coco. Or la production de noix de coco est un élément essentiel de l’économie de certains pays. On voit par ces deux exemples que l’exploitation de certains OGM est de nature à contribuer à creuser davantage le fossé qui sépare les pays riches des pays pauvres.

Conclusions

L’entrée des OGM dans l’agriculture atteint désormais un stade de non-retour. Il n’est nullement certain qu’ils constituent la panacée propre à lutter efficacement contre la faim dans le monde. C’est peut-être même dans les pays les plus développés que leur utilisation aura les retombées les plus positives. Les organisations internationales auront-elles le pouvoir, et même la volonté, de prendre les mesures propres à limiter les risques socio-économiques mentionnés plus haut ? Quant aux autres risques, ils doivent être clairement identifiés, et ce n’est souvent possible, comme il a été souligné à plusieurs reprises, que par la mise en place d’expérimentations adaptées, comportant des cultures ou élevages d’OGM dans des conditions proches de leurs conditions d’exploitation. C’est certainement un combat d’arrière-garde que de s’opposer aux expérimentations en champ, mais il est indispensable dans l’état actuel des connaissances, de veiller à ce que ces expérimentations ne soient pas des sources de contaminations. Il convient aussi, avant d’introduire à grande échelle les OGM dans l’alimentation animale et humaine, de donner au public une information fiable sur leur innocuité. De façon plus générale, il faut mettre en œuvre le principe de précaution, de façon nuancée, scientifiquement étayée, et non sous la forme d’un rejet pur et simple basé sur des arguments proches de l’affabulation, voire de l’imagination.

  1. Nous ne considérons pas les virus comme des organismes à part entière, car ils sont incapables d’exercer par eux-mêmes la moindre fonction vitale : leur matériel génétique ne peut être actif que dans une cellule, par détournement de son propre fonctionnement. Le matériel génétique d’un virus est constitué soit d’ADN, soit d’ARN (acide ribonucléique).[↑]
  2. On peut définir simplement (et approximativement) un gène comme un segment de matériel génétique dont la présence spécifie la synthèse d’une molécule d’ARN, conduisant dans beaucoup de cas à la réalisation d’un caractère précis. Chez les organismes dits supérieurs, les gènes ne représentent qu’une partie, parfois très minoritaire du matériel génétique.[↑]
  3. Les médias ont abondamment désigné cette maladie sous son nom anglais, « anthrax », alors que ce terme désigne en français une tout autre affection, un furoncle de grande dimension dont le pus s’évacue par plusieurs orifices.[↑]

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