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Michel Naud 

Ingénieur

01/01/2004

Le service public et l'école dite libre

1. Introduction

Il est peu de mesures aussi efficaces pour jeter nos concitoyens dans la rue que des projets de modification dans un sens ou dans un autre des conditions d’exercice (indépendance, conditions matérielles, etc.) de la liberté de l’enseignement ; c’est dire la sensibilité de la question scolaire dans notre pays. Il était donc important d’aborder dans ce colloque aussi bien les questions de la laïcité institutionnelle que celles relatives à la laïcité scolaire.

Notre questionnement sera avant tout de conduire une réflexion, bien sûr instruite sur la base de faits, sur une conception de la laïcité scolaire qui mériterait d’être portée par le rationalisme militant dans la perspective donnée par Jean-Pierre KAHANE, à savoir celle de la « reconquête ».

Nous traiterons donc, dans une première partie, des principes qui fondent l’instruction dans notre France républicaine (la liberté de l’enseignement et l’instruction publique). Nous aborderons dans la seconde partie la déclinaison de ces principes sur le plan du droit, essentiellement à travers notre constitution et la loi Debré du 31 décembre 1959 qui structure toujours aujourd’hui l’essentiel de « l’association à l’état des écoles religieuses dites libres ». La troisième partie brossera un rapide état des lieux tandis qu’en guise de conclusion nous nous interrogerons, au vu des interrogations actuelles, sur quelle peut être une orientation de l’union rationaliste.

2. les principes fondamentaux régissant l’instruction en France

Les multiples fondations sur lesquelles reposent l’instruction en France peuvent être regroupées en cinq grands chapitres : la liberté de l’enseignement, l’instruction obligatoire, la laïcité de l’enseignement public, la gratuité de l’enseignement public, et enfin le rôle de l’Etat (contrôle de l’enseignement privé, la garantie de l’égalité d’accès à l’instruction, et la collation des grades et diplômes).

Les deux concepts centraux pour quiconque considère la liberté de conscience comme condition nécessaire, et bien sûr non suffisante, du progrès social sont la liberté de l’enseignement et la distinction entre instruction et éducation. Ce sont à travers ces exigences que doivent s’apprécier tant la question qui nous occupe (les écoles privées, et notamment leur lien avec l’Etat) que celle du contenu de ce qui est dispensé dans les établissements publics d’enseignement.

Ce qui fonde ainsi, en dernier recours, la nécessité de la liberté de l’enseignement est que « l’influence exclusive de tout pouvoir public sur l’instruction est dangereuse pour la liberté et pour le progrès de l’ordre social » [1].

Cette seule affirmation de Condorcet, dont nous avons la faiblesse de penser qu’elle a une portée beaucoup plus générale que l’analyse de certains qui entendent la relativiser au contexte historique de la publication des cinq mémoires sur l’instruction publique, suffit à elle seule à justifier tant la nécessité de défendre le droit de particuliers ou d’associations de fonder et d’entretenir des établissements d’enseignement que la nécessité pour « l’éducation nationale » de se borner exclusivement à « l’instruction ». En effet, «la puissance publique n’a pas droit de faire enseigner des opinions comme des vérités. » et « la liberté des opinions ne serait plus qu’illusoire, si la société s’emparait des générations naissantes pour leur dicter ce qu’elles doivent croire. » [2] C’est donc au bien au regard de cette « liberté de l’enseignement » qu’il faut comprendre la désignation des « écoles libres » introduite en 1850 et toujours en vigueur aujourd’hui :« Les écoles fondées et entretenues par les communes, les départements, ou l’Etat, prennent le nom d’écoles publiques . Les écoles fondées et entretenues par des particuliers ou des associations prennent le nom d’écoles libres » [3].

  1. la déclinaison de ces principes sur le plan du droit

L’objet de cette contribution n’est pas de nous complaire dans les délices de l’histoire du droit ; nous finirions par y perdre le fil directeur de notre questionnement. Il suffira de rappeler que le premier des ministres de l’instruction publique, en 1824, fut Monseigneur FRAYSSINOUS, lequel ayant parallèlement en charge le ministère des affaires ecclésiastiques, pour imaginer que la marche à la laïcité n’aura pas toujours emprunté les voies les plus faciles ni les plus droites. Néanmoins nous ne pouvons faire l’économie d’évoquer très rapidement les quelques textes ou projets qui encadrent au plus près le sujet de notre intervention.

3.1 les textes constitutionnels

« Dans l’Europe des 25, la France est le seul pays à se proclamer laïque dans sa Constitution (comme la Turquie !) » [4]. Cette affirmation, parenthèse et point d’exclamation inclus, ne manque pas de saveur ; et elle en manque d’autant moins quand on sait que ces propos sont ceux du Cardinal TAURAN, secrétaire du Saint siège pour les relations avec les Etats, à l’occasion du rapport introductif à l’assemblée des évêques de novembre 2003, et quand on décrypte les inféodations religieuses de ceux qui agitent le spectre turc dans leurs campagnes électorales européennes. Voyons donc ce qui nous vaut cette distinction vaticane : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. » (Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, Article 10).

« La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’État.» (Constitution du 27 octobre 1946, Préambule. Alinéa 13).

« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. » (Constitution du 4 octobre 1958, Article 1).

3.2 les textes de lois

Nous nous contenterons d’évoquer, au regard de notre sujet, les lois FERRY (Jules) et DEBRE (Michel). Bien entendu, chacun, au regard de sa connaissance du sujet ou du souvenir de ses propres engagements durant les mobilisations laïques de ces dernières décennies se rappellera telle ou telle initiative parlementaire ou gouvernementale (ASTIER en 1919, GUERMEUR en 1977, ROCARD en 1984, BOURC-BROC en 1994, etc.) mais, là encore, notre souci est avant tout de ne pas perdre le fil de notre questionnement. C’est aussi au titre de ce « fil rouge » que nous évoquerons le projet de réforme d’Alain SAVARY bien qu’il ait été retiré.

3.2.1 la loi du 28 mars 1882 (Jules FERRY)

La loi du 28 mars 1882 (Jules FERRY) porte principalement sur l’obligation de l’instruction primaire – et non sur l’obligation scolaire – pour les garçons et les filles âgés de 6 à 13 ans ; néanmoins les premiers articles en font aussi une loi de laïcisation.

Dans son article premier, l’instruction morale et civique [5] remplace l’instruction religieuse en tête des matières à enseigner. L’article 2 spécifie : « Les écoles primaires publiques vaqueront un jour par semaine, en outre du dimanche, afin de permettre aux parents de faire donner, s’ils le désirent, à leurs enfants, l’instruction religieuse en dehors des édifices scolaires. L’enseignement religieux est facultatif dans les écoles privées. » Enfin, par l’article 3, les dispositions des articles 18 et 44, ainsi que le § 2 de l’article 31 de la loi du 14 mars 1850 (prérogatives du clergé concédées par la loi Falloux ; ainsi, l’instituteur pouvait être muté ou démis s’il déplaisait au curé) sont abrogées.

3.2.2 la loi du 31 décembre 1959 (Michel DEBRE)

L’objet de la loi n° 59-1557 du 31 décembre 1959 sur les rapports entre l’Etat et les établissements d’enseignement privés, dite « Loi Debré », est de permettre un financement public de l’enseignement privé, en contrepartie de quoi l’Etat se réserve le droit d’exercer son contrôle sur ces institutions.

Le contrôle des pouvoirs publics s’effectue de manière différente selon le niveau du financement par l’Etat de l’établissement. Le fait que le « caractère propre » de l’institution soit d’ordre confessionnel ou non n’entre pas en ligne de compte.

Si un établissement privé ne sollicite aucun financement public, l’établissement est dit « hors contrat ». Le régime juridique le plus courant est cependant celui de l’école privée sous contrat, la loi prévoyant deux types de contrats : « le contrat simple » et « le contrat d’association » [6].

Il est quelquefois oublié par les commentateurs que la loi impose aux établissements sous contrat le respect de la liberté de conscience [7]; de même la loi n’évoque que la possibilité de contrat passé entre un établissement individuel et l’Etat et ne contient aucune disposition qui laisserait place à la reconnaissance officielle d’un réseau fédérant des établissements développant un même projet confessionnel, linguistique ou autre.

Cette loi fut l’occasion d’une intense opposition des partisans de la laïcité scolaire qui culmina avec le serment de Vincennes du 19 juin 1960 et la pétition nationale recueillant près de onze millions de signatures affirmant notamment : « Nous soussignés Françaises et Français de toutes origines et de toutes opinions, réclamons l’abrogation de cette loi de division et demandons que l’effort scolaire de la Nation soit totalement réservé au développement et à la modernisation de l’École de la Nation, espoir de notre jeunesse. »

3.2.3 le projet du 20 décembre 1982 (Alain SAVARY)

Le plan Savary restera un projet controversé. Dès la première mouture présentée le 20 décembre 1982, prônant « l’insertion du secteur privé au sein du service public d’enseignement » , à partir de la transformation des écoles libres en EIP (établissements d’intérêt public), se faisant ainsi le relais de la revendication d’une fraction du camp laïque d’un « grand service public unifié de l’éducation », le projet Savary signe l’abandon par la gauche d’une doctrine qu’elle avait toujours soutenue depuis 1879 : « A école publique, fonds publics ; à école privée, fonds privés. » [8] et ouvre une césure majeure au sein du camp laïque qui sera celle de la « laïcité ouverte ».

La rédaction de l’exposé des motifs [9] du projet, théorisant une articulation entre « projet éducatif », « genre d’éducation » et « liberté de choix des parents », consacre officiellement pour la gauche et une partie du camp laïque, et ce au-delà de la seule question du financement déjà évoquée, une rupture d’orientation sur la nécessaire séparation la plus stricte entre ce qui est du domaine de l’éducation et ce qui est du domaine de « l’instruction publique ».

Scellant une division du camp laïque et ne satisfaisant pas pour autant celui des partisans de l’enseignement confessionnel, Alain SAVARY, au terme d’une mobilisation de la rue importante [10], retire le projet auquel son nom reste attaché et démissionne.

4. un état des lieux en forme de tour d’horizon

Pour beaucoup, la simple lecture de la profonde évolution des dispositions législatives ou réglementaires qui régissent « l’instruction publique » devenue « éducation nationale » d’une part et la cohabitation entre l’enseignement public et les établissements privés d’enseignement d’autre part, suffit pour motiver un esprit de reconquête.

Néanmoins, la réalité dépasse encore la fiction des textes et, sans nous appesantir sur des descriptions qui là encore, ne pourraient conduire qu’à nous faire perdre le fil de ce que nous poursuivons, nous irons voir brièvement ce qui se passe dans l’enseignement confessionnel en rendant visite à l’enseignement catholique (parce qu’il est le plus développé), nous interrogerons comment la république initie le communautarisme éducatif à travers la reconnaissance de réseaux d’enseignement communautaires confessionnel ou non confessionnel, et nous aborderons brièvement dans un troisième point la question récurrente du financement public des établissements privés d’enseignement.

4.1 l’enseignement catholique : un réseau d’évangélisation

Le Statut de l’Enseignement Catholique a été promulgué par l’Assemblée plénière extraordinaire des Évêques de France, réunie à Paris les 13 et 14 Mai 1992 [11]. En 96 articles, il articule une structure civile de type associatif avec une structure d’Eglise sur le droit de l’Eglise : le Droit Canon.

Plutôt que de reformuler, le plus simple est de passer la parole aux représentants de l’enseignement catholique tels qu’ils s’expriment eux-mêmes à destination des enseignants qu’ils recrutent : « Refusant tout endoctrinement, l’Enseignement catholique sait bien que sa mission consiste à servir l’homme. Nos établissements ne sont plus des établissements de catholiques. Ils sont des lieux de mission. Un signe en est le nombre de baptêmes d’élèves chaque année. Les chefs d’établissement reçoivent de l’Eglise une mission d’évangélisation. Ils ont la responsabilité de faire de leur établissement des lieux non seulement d’enseignement et d’éducation mais aussi d’évangélisation. »[12].

« Nous croyons qu’éduquer des hommes et des femmes en leur proposant la Bonne Nouvelle du Christ c’est rendre service à la société française. C’est pour cela que les établissements catholiques ne sont, en fait, pas “privés” mais associés au service public d’éducation. Le caractère propre de l’enseignement catholique ce n’est pas la catéchèse, même si bien sûr elle a toute sa place, mais le lien, la cohérence entre enseigner, éduquer, évangéliser. »[13].

4.2 le communautarisme éducatif

Nous l’avons vu, le projet SAVARY a été retiré ; ce n’est pas pour autant que les motivations qui avaient conduit à son émergence aient disparu.

C’est ainsi qu’en Juin 1992, le ministre de l’éducation nationale en exercice, Jack LANG, négocie et signe avec le Père Max CLOUPET, représentant l’enseignement catholique, un protocole d’accord sur le forfait d’externat, les retraites et la formation des enseignants dans le cadre des IUFM.

Ainsi, aux termes d’un « protocole d’accord » signé entre l’Etat et l’église catholique es qualité, malgré la loi Debré (l’Etat ne connaissant que des établissements individuels) et en dépit de la loi de 1905 (la république ne reconnaissant ni ne subventionnant les cultes) l’Eglise catholique a réussi à faire financer par la République laïque un réseau d’écoles catholiques qui affichent leur mission d’évangélisation.

Profitant de la même veine, et mettant en avant le concept de « projet éducatif », pouvant « avoir notamment une dimension confessionnelle, internationale, d’expérimentation pédagogique ou linguistique », Jack LANG de nouveau, en mai 2001, se félicitait de négocier et signer avec Andrew LINCOLN, un protocole d’accord visant à l’intégration dans le service public des établissements de l’association DIWAN pratiquant l’enseignement en immersion linguistique en langue bretonne. Le conseil constitutionnel interdisait fort opportunément la mise en œuvre de cette mesure.

4.3 la question du financement

Le 28 juin 1993, l’Assemblée nationale aménageait la loi Falloux en autorisant les collectivités locales à subventionner les investissements des établissements privés sous contrat sans excéder le montant des investissements réalisés dans l’enseignement public. Le 15 décembre 1993 le Sénat modifiait l’article 69 de la loi Falloux et autorise le libre financement des investissements des établissements sous contrat par les collectivités territoriales. En janvier 1994, ce dernier texte était annulé par le conseil constitutionnel, le gouvernement renonçait à déposer un nouveau texte, tandis qu’un million de personnes descendait néanmoins dans la rue (moins de 300 000 d’après la police).

Néanmoins de curieuses pratiques, en cours d’évaluation, semblent se développer et se systématiser, notamment dans l’ouest de notre pays, terre d’élection entre toutes du catholicisme hexagonal. Par delà le fait que le service public n’est pas assuré sur le territoire (commune sans école publique, canton sans collège public, etc.) les collectivités territoriales semblent attribuer des financements par élève aux écoles privées, sur une base revendiquée de « parité » ; autrement dit, alors qu’elles financent, avec les décentralisations successives, les établissements publics d’enseignement de leur ressort géographique, ces collectivités calculent le coût par élève du service public et subventionnent, les écoles privées, après délibération le plus souvent quasi unanime, sans distinction d’orientation politique affichée, sur la base de l’égalité de coût par élève [14].

5. la reconquête

La laïcité revenant sur le devant de la scène avec la question du port des insignes religieux, le projet de constitution européenne, et le prochain centenaire de la loi de 1905, l’église catholique, fort naturellement, a fait de la laïcité le thème central de sa récente assemblée épiscopale. C’est ainsi que le 5 novembre 2003, devant l’assemblée des évêques, le Professeur René REMOND redoutait que ces débats d’actualité ne « suscitent un retour à la conception première de la laïcité et fassent perdre à la société française le bénéfice d’une évolution positive ». Devant cette même assemblée, le Cardinal Jean-Louis TAURAN évoquait l’ « inévitable coexistence », le « concordat tacite », que justifiait « l’aide » apportée par l’église catholique à l’Etat, notamment par l’entremise de « ses » écoles [15].

Nul ne sera surpris que nous ne saurions partager la satisfaction devant l’évolution de ces dernières décennies et que, de notre côté, la question ne saurait plus se poser en termes d’ « inquiétude » ni même de « résistance ». Parce que, à propos du service public et de l’école dite libre, la question ne se pose déjà plus en termes de défense des acquis, parce que le service public n’est pas assuré sur l’ensemble du territoire de la république, parce que, des lois des années 1950 débouchant sur la loi Debré du 31 décembre 1959 à la révision de la loi FALLOUX en passant par le protocole d’accord LANG CLOUPET, se contenter de parler de « défense du service public » masquerait la réalité du recul de la laïcité scolaire tout au long de ces cinquante dernières années. C’est donc bien de reconquête qu’il s’agit, de reconquête de la laïcité scolaire et institutionnelle, de reconquête du service public sur tout le territoire, et donc, à l’aube de nouvelles étapes décisives sur le plan des institutions de la nouvelle Europe, de reconquête de la démocratie.

Les conditions de l’association à l’état des écoles privées dites libres et, d’un point de vue très pratique, la question de leur financement, ont été le déclencheur récurrent des mobilisations autour de l’école, tant du côté laïque que du côté confessionnel ; c’est ainsi, qu’évoquant la question du financement devant l’assemblée des évêques, le Professeur René REMOND, toujours aussi clair, synthétisait parfaitement la façon dont la question se pose dans les termes de celles et ceux qui préconisent dans le même temps une laïcité « vivante » ou « ouverte » :

« Le budget public n’a plus pour seule raison d’être d’assurer le fonctionnement des services public : il opère une redistribution des ressources et soutient toute activité jugée utile à la collectivité. C’est de ce raisonnement que procède la prise en charge d’une partie des frais de l’enseignement catholique. A la lumière de cette évolution, la vieille maxime “A école publique fonds publics, à école privée fonds privés” apparaît obsolète. Son application serait discriminatoire en imposant à ce qui est enseignement une restriction qui ne joue pour aucun autre secteur d’activité »[16].

Ce sont les arguments mêmes que l’on voit développés sur certains forums électroniques humanistes européens. Une autre illustration de comment la question du financement et plus généralement de l’association avec l’état « percute » la conception générale de la laïcité républicaine a été le débat parlementaire sur la question du port des insignes religieux. Là aussi, le rapport de la mission de Jean-Louis DEBRE étant particulièrement clair, nous citons in extenso le passage relatif aux établissements sous contrat d’association avec l’Etat : « l’interdiction du port des signes religieux a fait l’objet de débats au sein de la mission. Certains membres de la mission ont considéré que le caractère propre des établissements privés ne concerne que la garantie de la liberté d’enseignement et implique simplement l’existence de deux types d’établissements. Surtout, ils considèrent que les établissements privés sous contrat font partie du service public de l’enseignement, qu’à ce titre ils sont subventionnés et que, par conséquent, ils doivent garantir, comme les établissements publics, le principe de laïcité. D’autres membres de la mission ont considéré, au contraire, que la notion de “caractère propre” des établissements privés sous contrat est au cœur de l’identité, de la spécificité des ces établissements et de la relation particulière qu’ils entretiennent avec les religions, comme en témoigne le fait que les enseignants peuvent être des religieux. Ils sont donc opposés à l’extension du dispositif à ces établissements scolaires »[17].

Nous sommes là au cœur de la problématique. Et chacun reconnaîtra au-delà de la question scolaire, essentielle, des questions soulevées en marge de tous les débats d’actualité relatifs aux privatisations du transport par voie ferrée, de la production et de la distribution de l’électricité, de la distribution du courrier, etc. : Qu’est-ce qu’un service public ? Qui peut et doit l’assurer ?…

Faut-il par exemple, à l’image du débat parlementaire ci-dessus évoqué, se battre pour le respect d’une liberté de conscience effective des élèves scolarisés dans les établissements en contrat d’association, en se fondant sur l’article premier de la loi Debré, qui le spécifie explicitement, et sur une argumentation suivant laquelle « les établissements privés sous contrat font partie du service public de l’enseignement, qu’à ce titre ils sont subventionnés et que, par conséquent, ils doivent garantir, comme les établissements publics, le principe de laïcité. » ? Il est vrai que l’affirmation de l’acceptation du principe de liberté de conscience résiste mal à la lecture de la mission d’évangélisation de l’enseignement catholique ou à la vision de la sortie des classes des écoles hassidiques du dix-neuvième arrondissement parisien. Nous estimons quant à nous qu’engager un éventuel combat pour que les écoles confessionnelles appliquent scrupuleusement la liberté de conscience à laquelle elles se sont engagées en contrepartie des subventions qu’elles reçoivent, reviendrait à accepter le principe de cette association avec l’Etat et de ce financement.

« Je n’admets pas que l’on mendie sous une forme quelconque l’argent de l’Etat quand librement on s’est placé en dehors de lui. … Je veux la paix dans nos communes, je veux que l’argent de tous aille aux écoles ouvertes à tous. [18] » Voilà ce que déclamait, quarante ans avant le serment de Vincennes, le 11 décembre 1921, devant l’assemblée nationale, le député-maire d’Hazebrouck (Nord), qui n’était autre que l’Abbé LEMIRE. Nous ne saurons cacher qu’il était, on le comprendra aisément, en froid avec sa hiérarchie mais on ne saurait, toujours aujourd’hui, dire mieux.

En guise de conclusion

Jacques POMMATAU, alors secrétaire général de la FEN, déclarait le 17 décembre 1987 : « oublier le serment de Vincennes serait bien pire que trahir nos aînés, ce serait renoncer aux valeurs républicaines issues de la révolution française de 1789 ». D’aucuns ne manqueront pas de dire que réclamer l’abrogation de la loi de 1959, quarante cinq ans après, tient plus de l’incantation que du mot d’ordre réaliste ; que fallait-il dire alors des partisans d’une république française qui réclamaient il y a un peu plus de deux siècles l’abolition d’une monarchie s’appuyant sur des siècles d’histoire ? Leur succès n’était-il pas statistiquement plus improbable ?

Nous n’avons donc guère d’autre perspective cohérente et conforme à notre vision du progrès social que celle de faire le pari de l’intelligence et de rappeler incessamment, à chaque occasion et à chaque tribune, pourquoi les principes qui depuis plus de deux siècles fondent la vision républicaine de l’instruction nous paraissent être non seulement toujours d’actualité mais encore plus nécessaires : la liberté de l’enseignement, le respect le plus strict de la distinction entre éducation et instruction, l’obligation de l’instruction, le libre et égal accès de tous à l’instruction, la gratuité et le laïcité de l’enseignement public.

La puissance publique doit remplir ses devoirs (l’Etat doit assumer par ses propres moyens le service public de l’instruction sur tout le territoire) sans excéder ses droits (l’Etat doit garantir la liberté de l’enseignement la plus totale dans le respect des lois ; il doit aussi garantir la laïcité de l’enseignement public et se garder de toute « éducation publique » qui excéderait « l’instruction publique » et le conduirait à violer le principe de laïcité), et nous devons revenir au principe « à école publique fonds publics, à école privée fonds privée » et donc abroger la loi Debré de 1959 et consorts. Ceci ne saurait être réalisé instantanément, mais nous devons œuvrer à tout ce qui concourt à ces buts et combattre tout ce qui nous en éloigne, sous notre drapeau, et avec les organisations qui partagent ces objectifs, et ce tant à une échelle nationale (pour nos mots d’ordre nationaux) qu’à une échelle internationale pour assurer la promotion de nos idéaux humanistes et de progrès social.

  1. second mémoire sur l’instruction publique, de l’instruction commune pour les enfants, Jean-Antoine-Nicolas Caritat, marquis de Condorcet, dit CONDORCET, 1791[↑]
  2. « L’éducation publique doit se borner à l’instruction (…) parce qu’une éducation publique deviendrait contraire à l’indépendance des opinions.(…) La liberté de ces opinions ne serait plus qu’illusoire, si la société s’emparait des générations naissantes pour leur dicter ce qu’elles doivent croire. Celui qui en entrant dans la société y porte des opinions que son éducation lui a données n’est plus un homme libre, il est l’esclave de ses maîtres, et ses fers sont d’autant plus difficiles à rompre, que lui-même ne les sent pas, et qu’il croit obéir à sa raison, quand il ne fait que se soumettre à celle d’un autre.(…) La puissance publique (…) n’a pas droit de faire enseigner des opinions comme des vérités. (…) Le devoir, comme le droit de la puissance publique, se borne donc à fixer l’objet de l’instruction et à s’assurer qu’il sera bien rempli.(…) La constitution de chaque nation ne doit faire partie de l’instruction que comme un fait. (…) Si on entend qu’il faut enseigner [la constitution de chaque pays] comme une doctrine conforme aux principes de la raison universelle (…) alors c’est une espèce de religion politique que l’on veut créer ; c’est une chaîne que l’on prépare aux esprits ; et on viole la liberté dans ses droits les plus sacrés, sous prétexte d’apprendre à la chérir. Le but de l’instruction n’est pas (…) de soumettre chaque génération aux opinions comme à la volonté de celle qui la précède ; mais de les éclairer de plus en plus, afin que chacune devienne de plus en plus digne de se gouverner par sa propre raison . » premier mémoire sur l’instruction publique, nature et objet de l’instruction publique, Jean-Antoine-Nicolas Caritat, marquis de Condorcet, dit CONDORCET, 1791[↑]
  3. Loi du 15 mars 1850 dite « loi FALLOUX », Article 17[↑]
  4. «Dans l’Europe des 25, quatorze Etats sont liés au Saint-Siège par un Accord concordataire : Allemagne (douze Länder), Autriche, Espagne, France, Italie, Portugal, Luxembourg, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie. Il est intéressant de noter que seuls six Etats professent expressément le principe de la séparation Eglise/Etat (Hongrie, Lettonie, Portugal, République Tchèque, Slovaquie, Slovénie). L’Allemagne, l’Espagne, la Lituanie et l’Estonie rejettent ouvertement l’option de la “religion d’Etat”, alors que l’Italie et la Pologne proclament l’autonomie et l’indépendance du pouvoir spirituel et temporel. La France est le seul pays à se proclamer laïque dans sa Constitution (comme la Turquie !). » L’Eglise catholique dans la France d’aujourd’hui. D’un siècle à l’autre : relations avec l’Etat, présence dans la société. Cardinal Jean-Louis TAURAN secrétaire du Saint-Siège pour les relations avec les États. novembre 2003 [↑]
  5. instruction civile et morale : « Si on entend qu’il faut enseigner [la constitution de chaque pays] comme une doctrine conforme aux principes de la raison universelle (…) alors c’est une espèce de religion politique que l’on veut créer ; c’est une chaîne que l’on prépare aux esprits ; et on viole la liberté dans ses droits les plus sacrés, sous prétexte d’apprendre à la chérir. Le but de l’instruction n’est pas (…) de soumettre chaque génération aux opinions comme à la volonté de celle qui la précède ; mais de les éclairer de plus en plus, afin que chacune devienne de plus en plus digne de se gouverner par sa propre raison » CONDORCET, premier mémoire sur l’instruction publique, nature et objet de l’instruction publique. « Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu’où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir : avant de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment, car ce que vous allez communiquer à l’enfant, ce n’est pas votre propre sagesse, c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité » extrait de la circulaire FERRY Jules du 17 novembre 1883[↑]
  6. Etablissements « hors contrat » : Si un établissement privé ne sollicite aucun financement public (établissement « hors contrat »), l’enseignement qu’il dispense est libre. « Le contrôle de l’Etat sur les établissements d’enseignement privés qui ne sont pas liés à l’Etat par contrat se limite aux titres exigés des directeurs et des maîtres, à l’obligation scolaire, à l’instruction obligatoire, au respect de l’ordre public et des bonnes moeurs, à la prévention sanitaire et sociale. » (article 2 devenu l’article L. 442-2 du code de l’Education nationale) Etablissements « sous contrat » : Les établissements sous contrat doivent préparer les élèves aux diplômes et examens selon les programmes nationaux. Les maîtres y sont rémunérés par l’Etat à raison des diplômes qu’ils possèdent. En cas de contrat simple, l’établissement conserve une certaine autonomie dans l’organisation de l’enseignement et la répartition horaire des matières enseignées. Le contrat d’association entraîne l’obligation d’aligner son enseignement sur celui dispensé dans les écoles publiques, et l’Etat assure alors l’ensemble des dépenses de fonctionnement sur les mêmes bases que pour les établissements publics.[↑]
  7. « Dans les établissements privés qui ont passé un des contrats prévus (…) l’établissement, tout en conservant son caractère propre, doit donner cet enseignement dans le respect total de la liberté de conscience. Tous les enfants sans distinction d’origine, d’opinions ou de croyance, y ont accès. » Loi n° 59-1557 du 31 décembre 1959 sur les rapports entre l’Etat et les établissements d’enseignement privés (Journal Officiel du 3 janvier 1960 ), article 1er, quatrième alinéa[↑]
  8. http://www.quid.fr/2000/Q035820.htm[↑]
  9. « Tout établissement privé qui souhaite concourir au service public doit établir un projet éducatif . Le projet éducatif est la définition de l’identité de l’établissement. Il peut faire référence à un “genre d’éducation”. ce concept repris de la Déclaration universelle des droits de l’homme, signifie que le projet éducatif peut avoir notamment une dimension confessionnelle, internationale, d’expérimentation pédagogique ou linguistique. A l’égard du projet éducatif comme du genre d’éducation, la liberté de choix des parents est totale. Ces trois concepts (projet éducatif, genre d’éducation, liberté de choix) se substituent à la notion de “caractère propre” mentionnée à l’article premier de la loi de 1959 »[↑]
  10. Le Comité National d’Action Laïque (CNAL) revendique 600 000 personnes dans la rue (moins de 100 000 d’après la police). Le Comité National de l’enseignement catholique mobilise de son côté et revendique 1 800 000 manifestants (1 000 000 d’après la police).[↑]
  11. soit un mois avant le protocole d’accord LANG CLOUPET[↑]
  12. Gilles de BAILLIENCOURT, Directeur Diocésain de l’Enseignement catholique, Diocèse de Nice[↑]
  13. Gilles de BAILLIENCOURT, Directeur Diocésain de l’Enseignement catholique, Diocèse de Nice[↑]
  14. les premiers éléments réunis en Loire-Atlantique, qui restent à vérifier, font état de sommes de l’ordre de 400 euros par élève et par an, voire pouvant dépasser 500 euros par élève et par an.[↑]
  15. « Il y a d’une certaine manière une inévitable coexistence. “Dans tout pays à majorité catholique, écrivait en 1959 le doyen Gabriel Le Bras, une véritable séparation ne peut durer. Il se forme une sorte de concordat tacite, dont les sources sont abondantes et parfois souterraines”! (…)L’État a lui aussi tout intérêt a cette collaboration : l’Église forme la conscience des citoyens, respecte le principe de la légitimité, engage à la solidarité et à l’amour de la patrie. Elle aide aussi l’État dans sa mission de service public par ses propres institutions sociales (écoles, hôpitaux, etc.). Bossuet, dans son discours sur l’unité de l’Église, n’hésita pas à déclarer : “Le sacerdoce étroitement uni avec la magistrature, tout en paix par le concours de ces deux puissances !” » L’Eglise catholique dans la France d’aujourd’hui. D’un siècle à l’autre : relations avec l’Etat, présence dans la société. Cardinal Jean-Louis TAURAN, secrétaire du Saint-Siège pour les relations avec les États , novembre 2003 [↑]
  16. L’Eglise catholique dans la France d’aujourd’hui. D’un siècle à l’autre : relations avec l’Etat, présence dans la société. Contribution du Professeur René Rémond le 5 novembre 2003 à l’assemblée des évêques.[↑]
  17. Rapport fait au nom de la mission d’information sur la question du port des signes religieux a l’école. Président et Rapporteur, M. Jean-Louis DEBRÉ, Président de l’Assemblée nationale[↑]
  18. « Je n’admets pas que l’on mendie sous une forme quelconque l’argent de l’Etat quand librement on s’est placé en dehors de lui. C’est ce que vous ne voulez pas, moi non plus. Je suis de ceux qui sont tellement soucieux de la liberté qu’ils veulent la conserver complète, intacte, je ne puis supporter sur ma liberté un contrôle quelconque. Or si je prends de l’argent à l’Etat, demain il pourra me faire subir un contrôle. L’Etat se devra lui-même d’imposer ce contrôle, car il ne peut pas donner son argent à n’importe qui, pour n’importe quoi… Je veux la paix dans nos communes, je veux que l’argent de tous aille aux écoles ouvertes à tous. Si l’on veut un enseignement spécial, distinct, à part, on est libre, complètement libre, et de cette liberté je me contente. En me contentant d’elle, je la sauve ! » Abbé LEMIRE, discours à l’Assemblée nationale du 11 décembre 1921. Député et maire d’Hazebrouck (Nord) de 1893 jusqu’à sa mort, le 7 mars 1927, l’abbé LEMIRE se fit également remarquer pour sa lutte contre le travail de nuit des femmes et des enfants.[↑]

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