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Lucien R. Karhausen

Médecin

1er juillet 2006

Le livre blanc et le livre noir de la psychanalyse

« Ce qui distingue l’homme de science, ce n’est pas ce qu’il croit, mais comment et pourquoi il le croit. Ses croyances sont sujettes à révision, et non dogmatiques ; elles sont basées sur la preuve et non sur l’autorité ou l’intuition. » Bertrand Russell.

           Un débat public est à présent ouvert entre partisans et adversaires de la psychanalyse, débat qui, il est vrai, a eu lieu il y a belle lurette dans d’autres pays occidentaux. Après la publication, l’an passé, du Livre Noir de la Psychanalyse [1], voilà que paraît l’Anti Livre Noir de la Psychanalyse [2]. On ne peut donc que s’en féliciter, puisque la lecture de ces deux volumes, thèse et antithèse, devrait nous permettre de départager les opposants, de donner raison — partiellement ou totalement — soit aux uns, soit aux autres, ou encore de les renvoyer dos à dos. La publication du Livre Noir résulte du retrait, voilà un an, du site du ministère de la santé, par le ministre Douste-Blazy, de l’expertise collective sur les psychothérapies, rédigée par l’Inserm à la demande expresse de la Direction générale de la santé. Ce document avait l’avantage d’informer le public et les médecins, du bilan des connaissances sur ce sujet, dans un des rares domaines où la médecine française manifeste encore un certain retard. C’est peut-être une première dans l’histoire de la médecine occidentale, qu’un ministre de la santé rejette une expertise demandée par ses services, reconnue par eux comme du bon travail, et menée pendant près de deux ans par un organisme public de recherche. Et tant pis pour les patients ! « Ils n’en entendront plus parler », déclarait le ministre au Forum des psychanalystes réunis à la Mutualité le 5 février 2005.
           Devant cet acte qualifié par certains de censure, la réponse ne s’est pas fait attendre. Un collectif d’une trentaine de psychiatres, psychologues, philosophes, chercheurs et historiens a alors rédigé un ouvrage qui dénonce les mythes et légendes de la psychanalyse, décrit les raisons de son succès, ses impasses théoriques, et, au niveau clinique, certaines de ses victimes. L’ouvrage se termine en esquissant certaines techniques plus récentes de psychothérapie, postérieures à la naissance de la psychanalyse, et souvent issues de ses observations ou de ses intuitions, et qui ne se limitent pas, au contraire de ce qu’on en a dit, aux approches comportementales ou cognitives.
           Si le Livre Noir rassemble des articles et des arguments probants, il serait imprudent de conclure avant d’avoir entendu les deux parties : la vérité, nous le savons, s’établit de manière contradictoire. En face de cette critique détaillée et approfondie, à la fois historique, clinique, épidémiologique et philosophique, les tenants de la psychanalyse publient donc une réplique, qui devrait prendre une place importante dans un débat ainsi ouvert. Un lecteur sans préjugé se doit d’accorder une attention toute particulière à cette dernière, vu la gravité et le sérieux de l’attaque à laquelle elle répond.

           L’Anti-Livre noir : le chaos de la riposte
           Ce second ouvrage, plus bref que le premier, ne prétend être ni une compilation de la littérature, ni une défense de la psychanalyse. De quoi s’agit-il donc ? Quels sont les arguments que nous propose ce contre-livre, et quelle tactique ou quelle stratégie choisit-il ? Quels sont la nature et le contenu de la riposte ?
           La réponse, hélas !, ne répond pas à notre souhait. Le lecteur, qui s’attend à un débat académique, ne peut qu’être déçu. Il est certes évident, même si les auteurs ne l’avouent guère, que, face à la critique, lucide, rationnelle, cohérente et souvent difficilement réfutable du Livre Noir, la psychanalyse est forcée de battre en retraite. Mais elle ne doit pas pour autant quitter le terrain ! Le livre, écrivent les éditeurs, « ne défend pas, il attaque » ; il déclare, nous disent-ils, « la guerre », mais donne l’impression de craindre d’affronter ses adversaires en face, car cette guerre a le profil d’une guérilla.
           La première partie se livre à des escarmouches sans vision ni stratégie, c’est-à-dire, à « des coups d’épingle portés par les psychanalystes de l’École de la cause freudienne ». Il s’agit d’une suite de textes désordonnés, chaotiques, extravagants, souvent incohérents ou obscurs. On y trouve des raisonnements tronqués, des exercices de rhétorique, de sommaires psychodrames, des slogans comme la critique de bon ton de la littérature « anglo-saxonne », et une confusion probablement inévitable à l’intérieur de la théorie psychanalytique entre déviance et maladie mentale, et entre neurobiologie et approches cognitives ou comportementales. A défaut d’arguments, les auteurs traitent leurs adversaires de Professeurs Tournesol de la psychiatrie ou d’éducateurs déconnectés mais bien assis sur leur jouissance, et les accusent de bannissement ontologique, de méthode abjecte, d’escroquerie intellectuelle, de posture surréaliste, de néo-hygiénisme racialiste, de bureaucratisme managérial, de clinique du laissez en plan, d’idéalisme, de logique obsessionnelle, d’utopie totalitaire, de culture de l’espéranto, de pratiques abominables, de capitalisme néo-libéral, d’un exercice de la démocratie contre elle-même, de fascination par la sacralisation des chiffres, et paradoxalement d’intérêt politique, (ce qui est surprenant, vu le rejet, politique, du rapport de l’Inserm, contre l’opinion de la Direction générale de la santé). On nous présente la psychanalyse comme victime d’une grande conspiration nationale et internationale, ce qui pourrait faire croire qu’il s’agit d’un discours de persécution paranoïaque. N’est-il pas, enfin, quelque peu arrogant, de la part de l’École freudienne, de s’arroger avec insistance le privilège du sens de la souffrance [3], une préoccupation qui, en réalité, est au cœur de la médecine (humaine et vétérinaire), et donc de la psychiatrie et de ses diverses méthodes thérapeutiques, sans parler de toutes les pratiques paramédicales et des services d’assistance sociale.

           Deux objections illégitimes
           Cependant, l’Anti Livre Noir soulève contre son adversaire, deux objections majeures : l’une qui est la soumission au paradigme de la mesure (« ne se soigne que ce qui se chiffre »), et l’autre qui est la soumission aux neurosciences (« dont l’objet est la matière »).
           Examinons le premier point. La prise en charge, en médecine clinique, comprend l’interrogatoire, l’examen physique, l’utilisation de l’imagerie médicale, et enfin les examens de laboratoire et les tests biologiques ou psychologiques. Ces derniers ne diffèrent guère de ceux de la médecine physique, en ceci que toutes les méthodes de mesure sont sujettes à erreurs, et susceptibles de produire des faux-négatifs ou des faux positifs. C’est pourquoi la recherche médicale se penche sur la validité des mesures, c’est-à-dire leur capacité à classer correctement les individus par rapport à la réalité. C’est le cas des biopsies, des examens radiologiques ou des échelles, celles qui permettent de mesurer les difficultés d’uriner d’un prostatique, ou la gravité d’une dépression. Le besoin de classer, même temporairement, est souvent arbitraire, mais il est à la source du langage, de la possibilité de communication et de la compréhension du monde extérieur, même s’il ne permet probablement jamais, comme le suggérait Platon, de diviser la nature au niveau de ses articulations.
           On est surpris de constater que le mot de mesure – ou l’idée de quantification – en psychologie ou en psychiatrie, soit un tel sujet tabou, qui évoque chez les auteurs de l’Anti-Livre Noir, une réaction proprement phobique, obsessionnelle, d’irritation ou d’exaspération. Ce livre élude, en ceci, un siècle de psychologie expérimentale : à titre d’exemple, l’école de Jean Piaget n’a-t-elle pas développé des instruments de mesure dont elle se sert pour analyser et comprendre le développement psychologique de l’enfant ? Et les tests quantitatifs ne sont-ils pas utilisés depuis belle lurette en psychologie clinique et en psychiatrie ? Comment expliquer cette explosion d’hostilité devant la réalité de l’expérience clinique ? On se perd en conjectures. On ne peut qu’être étonné d’un tel exil, non pas seulement de la psychanalyse — que les auteurs croient défendre — à l’intérieur de la psychologie, mais de leur conception de la psychanalyse au sein même de la médecine [4]. De plus, ce que Freud appelle dans son Entwurf einer Psychologie « le premier théorème principal » de son projet, c’est « la conception quantitative qui est dérivée d’observations de pathologie clinique, particulièrement celles qui concernent des idées excessivement intenses dans l’hystérie et les obsessions, dans lesquelles les caractéristiques quantitatives émergent plus clairement que dans le normal. Les processus comme ceux de stimulus, de substitution, de conversion et de décharge […] suggèrent directement la notion d’excitation neuronale comme une quantité dans un état de flux » [5].
           En ce qui concerne la seconde objection, rappelons que Freud ne rejetait pas les bases neurologiques des maladies mentales, pas plus que la nécessité de la quantification. Freud écrit : « On ne peut pas rejeter la notion que l’excitation sexuelle dérive de l’opération de certaines substances chimiques […]. Mais il serait naïf de s’attendre que la biochimie nous apporte une explication simple […]. Même dans la chimie de la sexualité, les choses doivent être passablement plus compliquées. » [6]. Et encore : « L’intention est de fournir une psychologie qui sera une science naturelle : c’est-à-dire qui représente les processus psychologiques comme les états successifs de certaines particules matérielles, déterminés quantitativement, ce qui rendra ces processus transparents et exempts de contradiction. Il y a donc ici deux idées principales : (1) Ce qui distingue l’activité du repos, doit être considéré comme Q (c’est-à-dire la quantité d’énergie neurale qui, soumise aux lois du mouvement, traverse les neurones ou s’y accumule) (2) Les neurones doivent être considérés comme des particules matérielles » [7] Il ajoute : « La structure théorique de la psychanalyse que nous avons créée, n’est en fait qu’une superstructure dont il faudra, un jour, asseoir les fondations sur des bases organiques. Mais nous sommes encore dans l’ignorance de tout ceci » [8]. Il conclut : « Nous devons nous rappeler que toutes nos idées en psychologie sont provisoires, et seront probablement, un jour, basées sur un substrat organique » [9]. Il est vrai qu’aujourd’hui, nous en savons beaucoup plus, et Freud, probablement, s’en réjouirait. Pourquoi l’École freudienne qui cependant prône le retour à Freud, se départit-elle de lui, en rejetant les deux postulats fondamentaux de sa psychologie ?

           Erreurs, quiproquos et confusions
           Ce texte présente encore d’autres surprises. Attaquer son adversaire, dans un débat contradictoire est une bonne méthode à condition de disposer de bons arguments, et d’éviter l’effet boomerang.
           A titre d’exemple, l’ouvrage accuse la classification des maladies mentales de l’Association américaine de psychiatrie (DSM IV) d’être un prototype de construction sociale [10], alors que les auteurs du DSM reconnaissent eux-mêmes le caractère transitoire, expérimental et sujet à révision de cette classification. Mais la psychanalyse n’est-elle pas le paradigme même d’une construction sociale, née dans une culture viennoise vieille d’un siècle, ce qui explique sans doute cette aliénation croissante avec le monde qui est le nôtre, que l’Anti Livre Noir constate avec regret ?
           Mieux encore, l’Anti Livre Noir reproche aux approches cognitivo-comportementales « leur prétention métaphysique à dicter à l’homme ce qu’il doit être », mais la psychanalyse ne persiste-t-elle pas à classer l’homosexualité parmi les dysfonctions sexuelles ? [11] Et Thomas Szasz, professeur de psychanalyse, d’ajouter : « Le prêtre met le pénitent à genoux ; le psychanalyste le couche sur le dos. Dans les deux cas, l’aménagement de l’entrevue symbolise son thème dominant : le prêtre cherche à humilier le pénitent : le psychanalyste veut que son patient se sente faible et désarmé. Après avoir imposé le « péché originel » au pénitent, et avoir incité son patient à « la névrose du transfert », le prêtre et le psychanalyste s’attachent à délivrer le premier du péché et le second de sa maladie, et réclament leur éternelle gratitude pour les avoir « sauvés ».[12]
           De plus, l’Anti Livre Noir fourmille d’erreurs. Citons en deux.
           1. « Les thérapies cognitivo-comportementales n’ont pas de théorie de la causalité psychique » [13]. En réalité, les 186 premières pages de l’ouvrage de Aaron Beck portent sur une théorie de la causalité psychique. [14]
           2. « L’efficacité des antidépresseurs […] a conduit à créer une entité : le trouble obsessionnel compulsif » [15]. Or, au Moyen Âge, on utilise d’ores et déjà les termes de obsessio, compulsio pour des comportements obsessionnels. En France, dès le début du xixe siècle, on qualifie ce syndrome de manie sans délire, ou monomanie intellectuelle. C’est en 1876 que Falret utilise, pour la première fois, le terme d’obsessions dans son sens médical.

           Psychanalyse ou religion
           « La psychanalyse, écrit Thomas Szasz, fonctionne à présent comme une religion déguisée en science et méthode de traitement De même qu’Abraham a reçu les Lois de la main de Jéhovah, auquel il prétendait avoir un accès privilégié, de même Freud a reçu les Lois de la Psychologie de la main de l’Inconscient, auquel il prétend avoir un accès privilégié. » Il ajoute non sans humour : « La confession est à l’association libre, comme l’absolution est à l’interprétation, l’eau bénite à la fumée de cigare, le péché originel au complexe d’Œdipe, l’âme à l’appareil mental, le prêtre au psychanalyste, et Jésus-Christ à Sigmund Freud. » [16]
           Il est vrai que l’historiographie de la psychanalyse imite celle d’une religion plutôt que celle d’une science, avec ses diverses confessions, ses sectes, ses dogmes, et ses exclusions. Freud excommunie successivement Carl Jung, Karen Horney, Harry Stack Sullivan et Wilhem Stekel. L’histoire de la psychanalyse en France n’est-elle pas une suite de scissions, de dissolutions, de dissidences, d’épurations et d’excommunications ? Elle a ses textes révélés (les écrits de Freud), ses prêtres (les membres de l’École freudienne), ses prophètes (Lacan), et enfin la terre promise de la congrégation des fidèles (l’inconscient). On n’imagine pas une société de gastro-entérologie ou de chirurgie faisant l’objet de mêmes processus de quête du pouvoir personnel, et c’est donc par l’effet de ce contraste que l’histoire de la psychanalyse prend un aspect cocasse et burlesque, mais aussi éminemment politique. C’est ce qui permet à Élisabeth Roudinesco d’écrire que Lacan « est le premier maître de la seconde génération à doter le mouvement français d’une politique de la psychanalyse articulée à une théorie de la formation ». [17]

           Deux questions philosophiques
           L’Anti Livre Noir se termine par deux essais, écrits par une philosophe, Clotilde Leguil-Badal, et qui retiennent l’attention. Premièrement, cette dernière identifie les thérapies cognitives avec la neurobiologie, alors qu’il s’agit de deux disciplines distinctes ; elle attaque ensuite la neurobiologie, non pas sur le plan médical, ni sur le plan scientifique, mais sur certaines conclusions philosophiques, il est vrai quelque peu arrogantes et difficilement soutenables, d’un grand scientifique, Jean-Pierre Changeux. Mais s’il s’agit d’une question philosophique, pourquoi ne pas chercher la réponse chez les philosophes ? Pourquoi ne pas lire ce qu’écrivent les philosophes des sciences sur ce sujet, je pense à John R. Searle, Daniel Dennett, Hilary Putnam ou Colin McGinn (des anglo-saxons, une fois de plus !) qui ont bien montré qu’il n’y a aucune incompatibilité, ni antinomie, entre la neurobiologie et les concepts philosophiques de conscience, d’inconscient, d’émotions ou d’intentionnalité ? [18] Norbert Elias n’écrivait-il pas que les dichotomies introduites par le mouvement romantique, entre corps et esprit, nature et culture, conscient et inconscient, ou cognitif et émotionnel, ne sont rien moins que l’expression d’une profonde inhumanité, qui prend sa source dans un vieux conflit qui oppose la civilité de l’être humain à son animalité.[19]
           En second lieu, Clotilde Leguil-Badal soulève un problème intéressant, celui de l’opposition entre l’individu, défini à partir de son appartenance à la communauté, et l’individu comme sujet qui peut dire « je ». Il s’agit du rapport entre un discours à la troisième personne et un discours à la première personne, soit un problème proprement philosophique, et qui ne relève pas plus de la science que du discours psychanalytique. Wittgenstein a beaucoup écrit sur ce sujet, c’est-à-dire sur la question du langage privé : il s’agit d’une découverte majeure, le mot n’est pas exagéré, de la philosophie du xxe siècle, et il serait intéressant d’analyser quelles en sont les implications, notamment sur la métapsychologie psychanalytique. La question est fort complexe, et je ne peux qu’à peine l’esquisser ici, au risque certain de me faire mal comprendre. Wittgenstein critique ce qu’il considère comme des représentations erronées de notre vie mentale. La plus commune de ces erreurs, c’est la tendance à croire que tous les mots, tous les noms ont nécessairement une désignation ou un référent Des mots tels que signification ou compréhension, parce qu’ils ne désignent pas un processus physique extérieur, sont donc censés représenter un processus qui se passe dans l’esprit. Ceci suppose qu’il existe toujours un processus secret et intérieur de pensée qui court, parallèlement à l’exercice du langage. Wittgenstein nous demande donc, dans ses Investigations Philosophiques, d’envisager sérieusement la possibilité selon laquelle des mots comme signifier ou comprendre, ne désignent parfois rien du tout. Ceci ne veut pas dire que ces mots soient sans signification, ou qu’il faille les éliminer de notre vocabulaire. Un mot n’a pas de signification tant qu’il n’est guère possible de dire si, oui ou non, l’usage que l’on en fait est correct, et ceci n’est possible que si, et seulement si, il existe un usage public de ce mot, qui permette de juger s’il est utilisé correctement ou non. Ceci veut dire que nous n’avons pas de connaissance directe ou privée, de nos dispositions mentales, de nos sensations ou de nos émotions ; et qu’il n’est pas possible de nommer, d’identifier et de réidentifier des sensations ou des émotions sur la seule base d’une expérience intérieure. Plutôt que de regarder à l’intérieur de soi, il faut prendre en considération toutes les circonstances qui entourent notre usage des mots, afin de savoir si cela dit quelque chose, et si cela veut dire quelque chose, et si cela est entendu et compris. Ce n’est pas une sorte de contre-chant intérieur, mais plutôt le contexte qui l’entoure, qui donne son sens à une déclaration. [20] Le sens d’un mot ne se trouve donc souvent que dans l’usage qu’on en fait.
           C’est donc à juste titre — mais pas pour les raisons que Clotilde Leguil-Badal invoque, et notamment pas par quelque scientifisation de l’humain, mais pour des raisons proprement philosophiques — que le modèle de l’humain, conçu à partir de cette donnée qu’est le sujet qui peut dire « je », est remis en question.
           Je regrette donc de devoir conclure que l’Anti-Livre Noir est, globalement, un simple pamphlet, un brûlot, superficiel, bâclé, mal informé et qui dessert la cause qu’il croit défendre. La psychanalyse se présente dans ce livre, peut être à tort, comme une sorte de prêt à penser, exilé de la recherche médicale et de la psychologie expérimentale, ignorant des outils d’investigation qui ont transformé les sciences humaines, et notamment de la statistique. Ce qui renvoie à Wittgenstein, qui écrivait à propos des interprétations psychanalytiques : « A présent le premier imbécile venu peut faire usage de ces images pour expliquer les symptômes d’une maladie »
           On est en droit de se demander si c’est là tout ce que la psychanalyse a à nous offrir pour sa défense. Les ennemis de la psychanalyse, s’il y en a, penseront que oui, et ne pourront que se féliciter de la publication de l’Anti-Livre Noir. On ne pouvait pas mieux faire pour discréditer la psychanalyse ! Mais cette discipline ne mérite-t-elle pas mieux ?
S’il ne fait guère de doute que la psychanalyse est obligée, en France, comme elle l’a d’ores et déjà fait ailleurs, de battre en retraite, il n’est pas nécessaire qu’elle quitte le terrain ; il lui faut trouver une position de repli qui se défende par des arguments légitimes.

           L’efficacité thérapeutique au cœur du débat
           Essayons donc d’élever le débat et de dédramatiser le conflit. Car si le verre est partiellement, à moitié, ou même largement vide, c’est donc aussi qu’il est partiellement plein.
           Le problème est le suivant : une psychanalyse classique dure trois ans, quatre ans ou plus. Par ailleurs, vivre est psychologiquement très thérapeutique. La question est donc de savoir si les effets bénéfiques que les psychanalystes pensent observer au cours d’une cure, si bénéfice il y a, sont ou non le résultat de leur intervention : c’est la question du post hoc, propter hoc ; et si leur intervention n’a jamais d’effets secondaires indésirables, c’est-à-dire si beaucoup de patients ne se porteraient pas mieux sans leur intervention ; et enfin si la psychanalyse fait moins bien, mieux ou la même chose qu’un placebo, vu qu’un placebo a souvent un effet bénéfique et est, en soi, une forme de psychothérapie ? Les thérapies cognitives, comportementales et l’approche familiale ont répondu à ces questions dans la littérature médicale, la psychanalyse, non.
           Les auteurs de l’Anti Livre Noir ont raison quand ils accusent leurs adversaires de préférer l’idéal stratégique de l’efficacité, mais cet idéal, ces derniers le partagent avec la médecine et la santé publique. Et avec Lacan, qui écrit : « J’essaie de donner les conditions pour que l’analyse soit sérieuse et efficace » [21]. S’il s’était efforcé d’atteindre ce but, l’histoire de la psychanalyse française aurait suivi un tout autre cours.
           L’efficacité d’un traitement, qui doit toujours être rapportée à une catégorie de diagnostic donnée, consiste à vérifier si le but que se donne ce traitement, est atteint, et si oui, dans quelle mesure. Ce n’est que dans la deuxième moitié du xxe siècle, que la médecine a commencé à s’émanciper de la description anecdotique de cas de malades individuels. La littérature médicale a, généralement, et tout comme la littérature psychanalytique, une tendance naturelle à ne publier que les résultats positifs d’une intervention, plutôt que ses résultats négatifs. C’est pourquoi la médecine a tourné une page de son histoire en 1971, quand Archie Cochrane — ancien combattant des Brigades internationales de la guerre d’Espagne et épidémiologiste de renom — a lancé l’idée de la médecine basée sur la preuve : tout traitement et toute intervention médicale doivent établir leur efficacité, c’est-à-dire faire la preuve de ce qu’ils atteignent le but qui leur est assigné et qu’ils se sont donnés. L’évaluation peut porter sur le processus d’intervention, mais il faut aussi qu’il analyse ses effets, son aboutissement et ses conséquences, positives et négatives. Ceci ne signifie pas que la psychiatrie soit universellement basée sur la preuve, loin de là. Mais que depuis quelques années, elle s’est donnée ceci pour but.
           Un exemple qui concerne la dépression, la maladie mentale la plus commune dont la fréquence augmente d’une génération à l’autre. L’approche socratique de la découverte de soi qui caractérise les psychothérapies cognitivo-comportementales, constitue non seulement un traitement efficace, mais un traitement dont les effets bénéfiques durent et durent plus que ceux des autres thérapeutiques. Un des problèmes qui touche les patients souffrant de dépression est celui des récidives ou des rechutes. Par exemple deux ans après un traitement par antidépresseur, 26 % des patients maintiennent leur amélioration clinique, 36 % après une psychothérapie non directive, mais 64 % après une psychothérapie cogntivo-comportementale.
           Or, comme c’était précédemment le cas pour la littérature médicale jusqu’à la réforme introduite par Cochrane, la littérature psychanalytique depuis Freud et jusqu’à nos jours, est encore toujours faite de descriptions anecdotiques de cas cliniques, qui correspondent à des observations qui se conforment à l’attente qu’on en a, et sont en accord avec la théorie : elles servent à illustrer et à persuader, plutôt qu’à chercher à connaître. La psychanalyse, qui n’a pas fait sa réforme, et qui selon l’Anti Livre refuse de la faire, a donc pris un retard important sur la médecine, ce qui fait qu’on a souvent l’impression qu’elle représente la tribu perdue de la psychiatrie. Au nom de quoi, la psychanalyse serait-elle à l’abri de la critique, et immunisée contre les problèmes qui vont croissant, notamment celui de la vérification mais aussi celui de la responsabilité du corps soignant devant la société qui finance les soins médicaux, et donc psychiatriques ? Le personnel traitant, tout comme les patients, ne sont-ils pas à la charge des contribuables et de la sécurité sociale ?

           La psychanalyse est-elle une discipline médicale ?
           Pour Freud, la psychanalyse était une discipline médicale. Freud a ajouté aux facteurs étiologiques (les germes, les gènes, les anomalies fonctionnelles et anatomiques du cerveau) une cinquième cause, un conflit intrapsychique, et aux traitements qui étaient en vogue à son époque, la cure par la parole, basée sur le transfert et la catharsis. Il a eu le mérite de nous avoir montré que les processus psychologiques qui constituent les comportements « anormaux » ne diffèrent pas de ceux qui constituent les comportements « normaux ».
           Freud pensait que la psychanalyse était plus efficace que les autres approches thérapeutiques. Mais c’était — inévitablement à son époque, puisque les méthodes d’épidémiologie clinique et les instruments statistiques étaient inexistants — un simple acte de foi, selon lequel les autres approches thérapeutiques ne traitaient que des symptômes, alors que seule la psychanalyse était susceptible de guérir et de modifier profondément la personnalité du sujet, et d’une manière durable. Ceci tenait, selon lui, à ce que seule la psychanalyse rendrait possible de découvrir et d’éliminer les causes sous-jacentes aux symptômes par le moyen d’une connaissance intime de soi, en permettant à ce qui est inconscient de devenir conscient. Cependant, et malgré la persistance de ces grandes visées tout au long du xxe, il n’y a toujours pas, un siècle plus tard, une parcelle d’évidence pour appuyer ces affirmations. Les psychanalystes n’ont toujours pas réussi à nous apporter autre chose que des anecdotes cliniques, ce qui représente un demi-siècle de retard sur la médecine. Les auteurs de l’Anti Livre Noir ne semblent pas reconnaître qu’affirmer que la psychanalyse a un pouvoir de cure, est sans rapport avec la question de savoir si c’est le cas : cela s’appelle avoir recours à l’argument d’autorité.
           Thomas Szasz caractérise le problème comme suit : « Freud nous a donné une bonne description de la psychanalyse, mais il la range dans la mauvaise catégorie : il la décrit comme une forme de contrat et de conversation, mais la catalogue comme un traitement. Ceci est l’une des raisons de la confusion et de la controverse qui portent sur la question de savoir si, oui ou non, la psychanalyse est une forme de pratique médicale : si on la saisit dans le langage médical — comme le traitement d’une maladie — elle appartient, par définition, à la médecine ; mais si on la saisit dans le langage de la communication et du contrat — en tant que conversation qui porte sur les expériences passées et présentes d’une personne, et ses moyens d’y faire face — il est clair qu’elle n’appartient pas à la médecine. » [22]
           Szasz nous propose donc un choix. Dans la première hypothèse, celle de la préférence médicale, il faut mettre en place des programmes d’évaluation des techniques psychanalytiques. Dans la seconde alternative, la psychanalyse doit se résoudre à quitter le champ de la médecine et se borner à un dialogue de nature plutôt morale.
           La première solution soulève une vieille question : la théorie ou la pratique psychanalytiques ne sont pas vérifiées, mais sont-elles vérifiables ou sont-elles réfutables ? Ce n’est pas, ici, le lieu d’approfondir cette question. Contentons-nous de rappeler que Karl Popper répondait négativement à cette question, mais qu’Alfred Grünbaum, qui s’est longuement penché sur elle, répond affirmativement. La question est importante, car une théorie qui n’est ni vérifiable, ni réfutable est dépourvue de tout rapport sémantique avec la réalité du monde extérieur. En d’autres termes, une telle théorie est vidée de son sens, car elle a perdu le pouvoir de dire le vrai ou le faux (qui est une relation entre le langage et le monde), et donc le pouvoir de connaître ou de faire connaître, tout aussi bien le monde physique que celui de son prochain et de sa souffrance. Un tel discours peut être poétique ou musical ou rhétorique, mais, sémantiquement, c’est-à-dire du point de vue du rapport entre le langage et la réalité, il n’est plus que bruit.
           Imaginons, à présent, que quelqu’un prétende que le complexe d’Œdipe est loin d’être universel. Un psychanalyste lui répondra qu’il est prêt à rejeter l’universalité du complexe d’Œdipe, à condition que son interlocuteur lui trouve un individu (adulte, ou enfant d’un âge approprié) qui, tout à la fois, n’ait aucun sentiment d’hostilité ou aucune attraction sexuelle vis-à-vis de l’un de ses parents de même sexe, et qui n’ait pas, en même temps, le désir de prendre la place de ce parent dans l’affection et l’estime de l’autre de ses parents. Mais son interlocuteur pourra lui demander quels sont les critères observables qui permettent de définir le complexe d’Œdipe et sur lesquels tous les psychanalystes soient susceptibles de tomber d’accord, d’autant plus que les diverses écoles de psychanalyse viendraient nombreuses à l’appel. Les règles sémantiques d’application d’un tel concept sont si flexibles et arbitraires, qu’il semble bien que ce terme puisse être appliqué, quoi qu’il arrive, ce qui veut dire qu’il n’a pas grand sens.

           Coda
           Pour ce qui est de la thérapie cognitive, il s’agit d’une technique de traitement, au même titre que la psychanalyse. En peu de mots, pour un cognitiviste, un stimulus ou un événement (ou des constellations d’attitudes et d’expériences) évoquent une pensée ou un signifié conscient, qui conduit à une émotion. Beck cite Epictète : « L’être humain n’est pas mû par les choses, mais par la vision qu’il entretient des choses ». C’est donc l’inverse du psychanalyste pour qui le stimulus donne naissance à une impulsion inconsciente qui, elle, conduit à une émotion. La primauté du cognitif correspond à une longue tradition qui remonte à Platon, tandis que la tradition analytique, qui cherche plutôt à substituer ou à modérer des émotions négatives par des émotions positives, prend sa source dans la Poétique d’Aristote, et l’idée de l’effet cathartique de la tragédie.
           Mais au contraire de la psychanalyse qui, si l’on en juge par l’Anti Livre noir, se cultive dans une atmosphère intellectuellement confinée, l’approche cognitico-comportementale est pluraliste et n’a pas la prétention réductrice de couvrir, à elle seule, tout le champ de la psychiatrie. Elle laisse la place à d’autres formes de psychothérapies, à la neuropsychiatrie, à la psychopharmacologie, à la pharmacogénomique, à l’investigation fonctionnelle du cerveau, à la recherche épidémiologique, à la sociologie des maladies mentales, à la prévention des troubles mentaux, à la recherche nosographique, à la géographie et à l’historiographie des maladies mentales, aux facteurs culturels et à la phénoménologie des maladies mentales dans le Village Global, ainsi qu’aux problèmes éthiques liés à la psychiatrie, sans négliger la recherche sur les grands problèmes médico-sociaux, comme l’épidémie de suicides et de parasuicides, la démence sénile et la maladie d’Alzheimer. L’Anti Livre Noir condamne la majorité de ces approches, car elles menacent son imperium.
           Du reste, un cognitiviste ne cherche pas à être un sphinx, et ne pense pas comme nous le propose l’Anti Livre, que la psychothérapie soit une « clinique de l’énigme », mais tout au contraire : « La science, écrivait Peter Medawar, prix Nobel de médecine, est l’art du soluble ». Aaron Beck cite Marc Aurèle : « Si quelque chose d’extérieur à vous, vous fait souffrir, ce n’est pas cette chose qui vous trouble, mais le jugement que vous portez sur elle. Et il est maintenant en votre pouvoir d’effacer ce jugement ». La méthode du cognitiviste, à J’instar de Marc Aurèle, engage et motive le patient à montrer que lui aussi peut contribuer de manière significative à sa cure.
           Ajoutons, au contraire de ce qu’en dit l’Anti Livre Noir, que la médecine ou la psychiatrie basées sur la preuve n’annulent en rien la singularité individuelle. Car, l’un des principes fondamentaux de cette approche, c’est que l’intervention thérapeutique doit être ajustée au patient en tant qu’individu, ainsi qu’aux circonstances qui l’entourent. [23] De plus, une psychothérapie cognitive a !’avantage d’être limitée dans le temps : un traitement dure en général 15 à 20 sessions d’une heure, ce qui est financièrement beaucoup moins rémunérateur pour le thérapeute que des psychothérapies qui se prolongent durant des années.
           En bref, la psychothérapie, psychanalytique ou non, tout comme la médecine, n’a jamais prétendu être, n’a jamais été, et ne sera jamais une science. La science cherche à connaître le monde qui nous entoure, mais c’est la technologie (qu’on appelle souvent sciences appliquées) qui cherche à le transformer. Mais pour changer le monde, il faut d’abord le connaître et le comprendre. Et pour soulager la souffrance humaine, ce qui est le rôle de la médecine, il faut inévitablement s’appuyer sur la recherche, sur la science biomédicale et épidémiologique, sur leur appareil conceptuel et leurs méthodes d’évaluation.
           Quel est, dans ce contexte, l’avenir de la psychanalyse, à l’époque de la fin des idéologies ? Sans aucun doute, il s’agit d’une espèce en voie de disparition. Il serait cependant hasardeux de vouloir jouer au devin ou au prophète. Il est permis de penser que, dans l’avenir, les approches psychothérapiques non psychanalytiques, se diversifieront davantage encore, afin de mieux prendre en compte les différents degrés de profondeur qui se manifestent dans la panoplie des désordres mentaux, et s’allieront à des notions de psychologie dynamique, mais certainement plus du Freud recyclé.

Notes

  1. Meyer, C. (éd.), Le Livre Noir de la Psychanalyse, Les Arènes, 2005.
    2. Miller, J.-A. (éd.) L’Anti Livre Noir de la Psychanalyse, Seuil, 2006. Ce second volume ne contient pas, hélas, comme le premier, de table alphabétique des noms propres, ni d’index thématique du contenu.
    3. L’Anti Livre Noir de la Psychanalyse, p. 42,178,184.
    4. Le rejet du chiffrage a cependant des limites en psychanalyse : Élisabeth Roudinesco nous rappelle que pour Lacan, “ l’amour de l’argent et l’ambition sociale jouent un rôle considérable dans la réduction du temps des séances ”. Roudinesco, E., Histoire de la Psychanalyse en France.tome 2, Fayard, 1994, p. 244.
    5. Freud, S., The Standard Edition of the Complete Psychological Works of Sigmund Freud.,traduction anglaise de James Strachey et Anna Freud,The Hogarth Press and the Institute of Psycho Analysis, volume l, pp. 295-296.
    6. Freud, S. E., volume XXI, p.240.
    7. Freud, S. E., volume l, p. 295.
    8. Freud, S. E., volume XVI, p. 389.
    9. Freud, S.E., volume XIV, p. 78.
    10. Miller, J.-A., op. cit., p.212.
    11. Miller, J-A., op. cit , p. 213.
    12. Szasz, T., The Untamed Tongue, la Salle, III, 1990, pp.191-192
    13. Miller, J.-A ., op. cit , p. 68.
    14. Beck, A . Cognitive Therapy and the Emotional Disorders, Penguin Books, 1976.
    15. Meyer, C. (éd.), op. cit , p. 51.
    16. Szasz, T., op. cit , p. 191.
    17. Roudinesco, E., op. cit , p.239.
    18. Voir par exemple : Searle, J.R., Mind. A Brief Introduction, Oxford University Press, 2004.
    19. Elias, N., Mozart. Portrait of a genius, Polity Press, 1993.
    20. Par ailleurs, Clotilde Leguil-Badal ne cite pas l’ouvrage d’Alfred Grünbaum : Les Fondements de la psychanalyse. Une Critique philosophique, PUF, 1996, un livre majeur et inégalé de philosophie des sciences, où elle aurait, peut être, trouvé des arguments plus fondés pour défendre sa thèse.
    21. Miller, J.-A., op. cit., p. 122.
    22. Szasz, T., op. cit., p.188.
    23. Drake, R. E., Rosenberg, S. D. et al, “ Fundamental principles of evidence-based medicine applied to mental health ”, Psychiatric Clinics of North America, 26, 2003, pp. 812-820.

 

 

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