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Alain Billecoq

Inspecteur Pédagogique Régional de Philosophie honoraire, ancien professeur agrégé en classes terminales et préparatoires. 

Les Cahiers Rationalistes
n°664

Cahier Rationaliste N°664 - Janvier-février 2020

Les sensibilités religieuses blessées. Christianisme, blasphèmes et cinéma 1965-1988 de Jeanne Favret-Saada

Les sensibilités religieuses blessées. Christianisme, blasphèmes et cinéma 1965-1988 de Jeanne Favret-Saada, Collection Histoire de la pensée, Éditions Fayard, Paris, 2017, 536 pages, 26 €

On connaît Jeanne Favret-Saada de longue date. Son livre sur la sorcellerie dans le bocage des pays de la Loire, puis ses études sur l’antisémitisme chrétien, nous ont dressé le portrait de cette infatigable ethnologue, toujours prompte à arpenter le terrain, à écouter ce que disent et font les uns et les autres, à relever les adéquations mais aussi les contradictions, sans manquer de s’enfermer dans une bibliothèque ou son bureau pour dépouiller des archives parfois inédites, de critiquer fermement et de s’autocritiquer sans complaisance. Elle est une authentique scientifique. Libre d’esprit, elle milite sans relâche pour la liberté de la recherche, de la création et de son expression.
Et comme elle aime aussi le cinéma, personne ne sera surpris de son intérêt porté à l’histoire de ces films qui ont défrayé la chronique entre les années 1965 et 1988 parce qu’ils choquaient la « sensibilité » de certains bien-pensants, le plus souvent pour ne pas dire toujours de confes­sions chrétiennes qui s’acharnaient à en interdire la projection dans les salles obscures. Quatre œuvres de renommée internationale appellent son attention : Suzanne Simonin, La Religieuse de Diderot de Jacques Rivette sorti en 1966 après moult interventions de l’épiscopat français depuis son projet en 1961 (en particulier, du cardinal Feltin, pétainiste de la première heure) fait l’objet de trois chapitres tant les méandres juridico-politico-religieux de son interdiction sont complexes et frôlent l’absurdité – il faut se souvenir qu’il ne sera complètement libéré (j’allais écrire « absous ») que sous Gis­card d’Estaing ; La vie de Brian des Monthy Python qui parodie le texte sacré et ridiculise les bigots subit de semblables avatars de la part du puritanisme anglican et, sorti aux USA en 1979, est accusé d’être blasphématoire, en particulier par les églises évangéliques. Troisième cas de figure, le Je vous salue, Marie de Jean-Luc Godard, accueilli aux cris de « Blasphème ! », dès sa projection en janvier 1985 par une partie de l’église catholique alors qu’une autre y discerne un « souci spirituel » (p. 309). Et tandis que le cardinal Lustiger hésite, la cabale des dévots s’amplifie non seulement à Paris mais aussi en province, puis en Italie où Jean-Paul II intervient, puis aux USA, etc. Les chapitres 12 et 13 sont centrés sur La dernière tentation du Christ de Martin Scorsese, homme de foi à l’inverse de Godard athée, qui, après onze années de discussions laborieuses réalise le film et obtient l’autorisation de sortir en 1988 en vertu de l’application du Premier Amendement américain sur la liberté de création artistique, malgré les interminables obstacles dressés et les manifestations orchestrées par les responsables évangéliques.
Or, peut-être plus que ces rappels simplifiés par moi à l’extrême, ce sont les investigations menées avec minutie et précision par Jeanne Favret-Saada sur les multiples et multiformes aspects des tentatives de censure et sur leur contexte historique et politique qui nous engagent à la vigilance. Elle montre, textes à l’appui, comment les autorités religieuses sont conduites peu à peu à abandonner le recours au « délit de blasphème » pour lui substituer, par un retournement dont elles ont le secret, l’argument plus accommodant de « sensibilités religieuses blessées » qui, dès lors, souligne une nouvelle orientation de leurs actions puisque ce n’est plus Dieu qui est offensé mais ce sont les croyants eux-mêmes qui le sont. Il n’en demeure pas moins vrai que la question du délit de blasphème est de nouveau soulevée dans toute sa brutalité ces dernières années, non plus par les églises chrétiennes en Europe, mais par la partie militante radicale de religieux islamiques. Jeanne Favret-Saada, élargissant son propos, répertorie dans le chapitre conclusif de son ouvrage, les cas de la femme politique Ayaan Hirsi Ali, de l’écrivain Salman Rushdie, des caricaturistes du journal danois Jyllands-Postan, du massacre des rédacteurs et collaborateurs de Charlie Hebdo, pour mettre en évidence que, bien que réglée juridiquement dans les États démocratiques, l’accusation de blasphème qui, de ce fait, reprend vigueur engrange presque automatiquement le recours à la violence et, dans les ultimes lignes de son essai, elle s’interroge sur les ambiguïtés des déclarations de l’actuel pape à cet égard (p. 503-504).
Je ne saurais trop recommander la lecture de ce livre, certes volumineux, mais alerte et écrit posément et simplement. Fruit d’un travail exemplaire effectué par une ethnologue infatigable, il nous stimule l’esprit parce qu’il nous aide à penser. La vigilance rationnelle ne doit pas baisser la garde.

Alain Billecoq

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