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Bruno Andreotti

physicien, Université Paris 7

Pierre-Yves Modicom

linguiste et germaniste, Université Bordeaux Montaigne

11/02/2022

Lumières sur la désinformation

Le président Macron a souhaité un débat sur les modes de communication et d’information qui se développent avec internet. Il a passé commande  d’un rapport à une commission présidée par Gérald Bronner,  ici commenté par deux adhérents de l’UR.

Bruno Andreotti, physicien, Université Paris 7.
Pierre-Yves Modicom, linguiste et germaniste, Université Bordeaux Montaigne.

Depuis le début de la pandémie de Covid-19, les conséquences sociales et politiques de la désinformation médicale et scientifique entretiennent de nombreuses controverses. La préoccupation sur ce sujet est légitime. C’est à cette préoccupation qu’est censé répondre le travail de la commission “Les Lumières à l’ère numérique”, constituée à l’initiative du Président de la République et dirigée par M. Gérald Bronner. Le rapport final de cette commission a été rendu public le 11 janvier. Rend-il raison de ce phénomène ? Offre-t-il l’occasion d’un renouveau du rationalisme démocratique ? On peut en douter. Analyse d’un rendez-vous manqué.

Quelques aspects de la désinformation au temps de la pandémie

       Partons du plus évident : la désinformation sur la vaccination. Les vaccins dont nous disposons divisent considérablement les risques de développer une pathologie grave après avoir été infecté par l’une des souches de SARS-CoV-2. De prime abord, la cause est entendue. Si aux États-Unis les électeurs républicains se vaccinent beaucoup moins que les électeurs démocrates, c’est du fait que l’alliance entre ‘libertarianisme’ et conservatisme religieux y a créé un terreau de défiance vis-à-vis de l’interventionnisme d’État, des “élites” et de l’usage ordinaire de la raison. Ceux-là semblent porter la responsabilité (politique) du risque qu’ils prennent, à cette réserve près que cette défiance est bien le produit d’une bataille culturelle de long terme, perdue par le rationalisme. Il conviendrait d’analyser les causes de cette défaite et celles de la victoire de la coalition politique porteuse de cette régression. Le rôle des mass media conservateurs y est primordial, et précède de loin l’éclosion des “réseaux sociaux”. Mais les canaux ne sont pas tout : la coalition dont Donald Trump est l’incarnation la plus outrancière a aussi progressé du fait de sa capacité à se démarquer superficiellement du paléo-conservatisme américain, en aspirant et en réinvestissant une partie du vocabulaire progressiste par une technique de triangulation dont les ‘libertariens’ et les néo-conservateurs furent les pionniers. Il n’y a, à cet égard, aucun paradoxe à ce que l’un des organes les plus anciens et les plus “respectables” de cette mouvance viscéralement opposée au rationalisme démocratique soit un magazine intitulé Reason. L’invocation des Lumières n’est plus le propre des rationalistes, et il est sans doute bon de le garder en tête avant d’aborder le cas de la France, où l’épouvantail trumpien brouille la perception de cette contradiction dans la définition du “cercle de la raison”.

     En effet, en France, le problème du déficit vaccinal se joue différemment, et la grille de lecture trumpienne n’est qu’en partie opérante. La trajectoire d’un conservateur comme M. Estrosi est à ce titre exemplaire. Contaminé dans un “cluster” épidémique lors d’une messe donnée pour préserver Nice du Covid au début de la pandémie, on le vit tout d’abord attribuer sa guérison au médicament miraculeux (l’hydoxychloroquine) promu par M. Trump et M. Bolsonaro. Mais près de deux ans plus tard, les lignes ont bougé, et M. Estrosi, se posant en champion de la rationalité éclairée, se livre à une analyse ‘intersectionnelle’ audacieuse en réclamant la suppression de “l’accès à l’assurance chômage” aux non-vaccinés. Voilà qui autorise à rester perplexe sur la candeur de ces nouveaux convertis aux “Lumières”. S’il y a toute légitimité à critiquer le fondement de l’éthique médicale des démocraties libérales — le consentement éclairé —, il faut examiner plus soigneusement les déterminants sociaux de la non vaccination.

En plus des personnes fragiles, immuno-déprimées, 40 % des non vaccinés déclarent avoir des difficultés d’accès à la vaccination : difficulté d’accès à une information claire permettant un consentement éclairé, difficulté à prendre rendez-vous à l’aide d’une “application” et difficulté à accéder à la vaccination elle-même. Ces non-vaccinés vivent pour certains dans les déserts médicaux extra-métropolitains ; le grand nombre appartient aux classes populaires et vit dans les zones péri-urbaines de Paris, Marseille ou Montpellier. Ce sont ces mêmes classes sociales qui ont été en première ligne lors du premier confinement et payent le prix fort de la pandémie. Toutes les inégalités s’y couplent, renforçant leurs effets : inégalités scolaires, inégalités socio-économiques, inégalités d’accès au soin et, donc, inégalité devant la vaccination. Sur ce point précis, la pandémie est effectivement une ‘syndémie’, qui couple le biologique au social.

     Mais du point de vue de ce qu’on peut qualifier de rationalisme démocratique, le problème ne s’arrête pas là. La pandémie de SARS-CoV-2 a mis en lumière l’étendue des phénomènes de désinformation. Du dénigrement du principe de précaution aux mouvements anti-vaccination, du déni de la transmission aéroportée du virus aux mensonges d’État sur les masques (jusqu’aux FFP2 aujourd’hui), de l’occultation de la contagion via les milieux scolaire et universitaire aux fantasmes de médicaments miraculeux (Hydroxychloroquine, Ivermectine, etc.), on est frappé par la diversité des modes de désinformation, intentionnels ou non. De ce point de vue, le rôle du gouvernement aura été tout sauf exemplaire : en effet, pour encourager la vaccination des classes d’âge dont le risque de pathologie grave est faible, l’idée que le vaccin mettrait fin, à lui seul, à l’épidémie a été répandue. Or cette idée était évidemment fausse, comme on pouvait le savoir depuis les premiers tests cliniques, puisque les vaccins ont été optimisés pour leur capacité à éviter l’apparition de pathologies pulmonaires, et non pour éviter la transmission, un critère plus difficile à évaluer. Et de fait, les vaccins actuels n’ont que peu ou pas d’effet sur la transmission des variants Omicron. De ce point de vue, le gouvernement a recouru à ce qu’il est convenu d’appeler le ‘nudge’, c’est-à-dire un profilage sélectif de l’information, au risque du faux, afin d’induire un certain comportement.

Les Lumières en clair-obscur

Au vu des dégâts que la désinformation produit, le milieu rationaliste ne peut que s’en préoccuper et appeler de ses vœux certaines formes de régulation. Fin septembre 2021, le Président de la République a justement installé une commission intitulée, “les Lumières à l’ère numérique” avec mandat de “définir un consensus scientifique” sur l’“impact d’Internet”. M. Macron s’est expliqué dans les colonnes de l’Express sur cette invocation des “Lumières” : “Et Dieu dans tout ça ? Contrairement à ce que l’interprétation toute voltairienne des Lumières françaises a longtemps imposé comme grille de lecture, ce programme de développement de l’esprit scientifique ne s’oppose en rien à l’expression des religions. (…) Je crois profondément qu’il peut exister des continuités entre Dieu et la science, religion et raison. Regardons notre Europe ! L’égalité des droits de l’homme en dignité et en droits n’a-t-elle pas été préparée par l’égalité des hommes devant Dieu pensée par le christianisme ? De même l’esprit critique défendu par les Lumières n’a-t-il pas été précédé par le rapport individuel au texte sacré défendu par le protestantisme ?”. Il est bien évident qu’un “consensus scientifique” ne se postule pas, ni ne se construit dans un comité coopté par l’État au sein duquel les “experts” ayant une production savante font figure d’exception : il est, ou il n’est pas.      
     La méthode de travail de cette commission pose problème, car elle  repose sur des définitions superficiellement axiomatiques permettant d’hypostasier un vocabulaire d’éditorialiste médiatique pour lui donner une apparence de consistance scientifique. Le caractère monocolore des auditionnés, l’absence d’une bibliographie intègre faisant l’état de l’art — quitte à accompagner la citation de certains travaux d’une critique rationnelle — achève de convaincre que cette commission est de nature politique. Quand il s’agit de discuter de vérité, cette façon de procéder n’est guère satisfaisante, mais hormis le caractère irritant de l’usurpation de scientificité, ce n’est pas le plus préoccupant. Le rapport se compose essentiellement de lieux communs. Mais surtout, il occulte l’essentiel du phénomène souligné en préambule : les formes de la désinformation sont multiples.

     Le trait marquant du rapport produit par cette commission est qu’il réduit le champ de la désinformation à des mécanismes strictement individuels. Les deux motifs structurants du rapport sont en effet le fonctionnement des “réseaux sociaux” (qui sont qualifiés de médias sociaux partout ailleurs qu’en France, et à bon droit) et les “biais cognitifs” des agents.
L’infrastructure médiatique de la désinformation

     Le rôle des médias sociaux est multiple. Depuis le début de la pandémie, ils sont devenus un espace important de livraison de données et de dispute scientifique. Ils sont à la fois le lieu de la meilleure information scientifique disponible et celui où se propage une désinformation alimentée par les “gros comptes”, qui ont le plus d’abonnés et ont une stratégie poussée de visibilité. Parmi ces comptes, on trouve aussi ceux de médias traditionnels comme des télévisions (chaînes d’information en continu notamment) ou des radios (SudRadio). Or, dans ce rapport, qui ne se distingue pas sur ce point des éditoriaux que l’on peut lire quotidiennement, les plateformes de type facebook, twitter, youtube, tiktok, twitch, etc. ne sont jamais pensées sérieusement comme des médias imbriqués horizontalement dans le complexe économique de l’industrie du divertissement par l’information, dont l’organisation verticale est représentée par la télévision, la radio et une partie de la presse écrite. À aucun moment il n’est question des points nodaux que représentent les comptes de médias comme CNews ou LCI, ni du fait qu’il existe une circulation entre les “influenceurs” des réseaux sociaux et des bateleurs médiatiques plus traditionnels. Pourtant ces interfaces jouent un rôle crucial, au point que certaines émissions de télévision ou certains animateurs ont fondé leur modèle économique sur la porosité avec les médias sociaux, notamment des figures du groupe Bolloré fréquemment impliquées dans la propagation de fausses informations depuis le début de la crise du Covid. Le cas le plus flagrant est celui de l’animateur Cyril Hanouna, dont les activités multi-plateformes constituent une sorte de marque médiatique de niche (visant les 15-25 ans) à l’intérieur du groupe Bolloré.

     Ce schéma se retrouve en amont dans l’élection de Donald Trump, porté par un complexe médiatique imbriquant le vertical (Fox News, Breibart, Quillette) et l’horizontal (facebook, twitter), les comptes des médias verticaux sur les plateformes horizontales étant le lieu d’intersection primordial entre ces deux dimensions. Or dans le rapport Bronner, cette inscription sociale et économique des plateformes est dissoute dans des considérations plus ou moins pertinentes sur “les algorithmes”, fantasme inusable des éditorialistes et des politiques en manque de culture mathématique, utilisés pour “la publicité ciblée” et “les contenus suggérés”.  En réalité, la régulation doit porter sur les gros porteurs et singulièrement sur les points nodaux évoqués. Ce qui impose, d’une façon ou d’une autre, d’affronter à la fois l’oligopole de l’audiovisuel et les fournisseurs de plateformes sur lesquels reposent les intersections médiatiques les plus dangereuses : les GAFAM.      

     Au contraire, le rapport Bronner propose, au milieu d’un fatras, le recours à des comités d’experts officiels, rappelant fortement le projet de Maison de la Science et des Médias (MSM)porté par le cabinet McKinsey et dont l’idée a été popularisée par Mme Virginie Tournay. Il s’agirait d’une agence de communication en partenariat entre l’État et le secteur privé, visant à fournir des mémos aux journalistes sur les sujets techniques et scientifiques. Or, le Science Media Centre britannique qui sert de modèle au projet de MSM français est au cœur d’un système de désinformation, reposant sur la liquidation du journalisme scientifique et la coupure de la jonction nécessaire entre monde savant et société. Sur ce point, le rapport Bronner est au diapason du président du CNRS, qui a récemment déclaré vouloir reprendre la main sur l’expression publique des chercheurs. À en juger par les effets désastreux du nudge gouvernemental sur la vaccination, cette solution est évidemment de nature à décupler les problèmes qu’elle prétend résoudre.

Comment ne pas traiter un problème

     L’autre mécanisme invoqué pour expliquer la propagation de “fausses informations” est celui des biais psychologiques individuels, envisagés sous l’angle de biais mentaux innés, selon une logique qui est fondamentalement identique à celle invoquée pour justifier la tactique du nudge. L’invocation de “mécanismes cognitifs” revient en fait à un repli mentaliste permettant de sous-estimer la complexité des déterminismes matériels et sociaux. Face à cette assurance, les 40 % du déficit vaccinal français dus à un déficit d’information ou d’accessibilité devraient suffire à établir que l’invocation de biais cognitifs passe un peu trop commodément par pertes et profits le manque d’éthique rationaliste et de culture scientifique et médicale au sommet de l’appareil d’État.

     Les travaux de la commission sur “les Lumières” aboutissent à dissoudre la controverse sur le rapport entre démocratie, vérité et rationalité dans de vagues considérations ‘pathologisantes’. Les cibles et les vecteurs inconscients de la désinformation se trouvent réduits à des sous-citoyens manifestement incapables de contrecarrer leurs tares mentales. Il est bien évident qu’aucun rationalisme émancipateur ne peut être fondé sur de telles prémisses.

     Le rationalisme démocratique repose sur un postulat : au plan normatif, il existe une convergence de méthode entre la dispute scientifique argumentée et la délibération démocratique informée. Contre le consentement à une vision monolithique du monde dans laquelle une vérité intangible s’offrirait soudain aux esprits qui ne devraient pas la questionner, la dispute scientifique et la délibération démocratique reposent d’abord sur une pratique de l’espace public, qui place les rationalités dans un débat permanent dont la norme est l’argumentation étayée. Ce sont ces “Lumières”-là que nous devons défendre et illustrer pour rendre à nos sociétés la perspective d’un avenir émancipateur. 

+++

Sources:

Le rapport de la commission « Les Lumières à l’ère numérique » :
https://www.elysee.fr/admin/upload/default/0001/12/0f50f46f0941569e780ffc456e62faac59a9e3b7.pdf

Une analyse critique de ce rapport Bronner sur AOC :
https://aoc.media/analyse/2022/01/19/panique-morale-a-lelysee-sur-le-rapport-de-la-commission-bronner/

Les déclarations présidentielles :
https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2021/09/29/les-lumieres-a-lere-numerique-lancement-de-la-commission-bronner
https://www.lexpress.fr/actualite/politique/exclusif-emmanuel-macron-ce-en-quoi-je-crois_2164676.html

Voir aussi :

Bruno Perrin, « Covid et vaccination : redonner du sens aux chiffres », Cahiers Rationalistes, mars-avril 2021 :
https://union-rationaliste.org/2021/05/19/covid-et-vaccination-redonner-du-sens-aux-chiffres/

Gérald Bronner, «Surestimer le risque du coronavirus est un réflexe», Le Figaro, 10 mars 2020 :
https://www.lefigaro.fr/vox/societe/gerald-bronner-surestimer-le-risque-du-coronavirus-est-un-reflexe-20200310

Bruno Andreotti et Camille Noûs, « Contre l’imposture et le pseudo-rationalisme, Renouer avec l’éthique de la disputatio et le savoir comme horizon commun », Zilsel, été 2020 :
https://www.cairn.info/revue-zilsel-2020-2-page-15.htm

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1 réflexion sur “Lumières sur la désinformation”

  1. Roland Lemoine

    Le 14/02/2022
    Edouard Brézin nous écrit :
    Nous avions déjà réagi en 2018 à une déclaration du Président de la République, le 26 juin 2018, à l’occasion de son acceptation du titre de chanoine honoraire de la basilique Saint-Jean-de-Latran : « Elle [La religion] est partout dans la société ! Et nous en avons anthropologiquement, ontologiquement, métaphysiquement besoin. » Voir l’article « non credo » des Cahiers Rationalistes (numéro 654 mai-juin 2018) et l’éditorial « fautes présidentielles au palais de Latran »
    https://union-rationaliste.org/produit/cahier-rationaliste-n654/

    Notre conception des Lumières est à l’opposé de ce que décrit le Président, ici rappelé dans l’article « Lumières sur la désinformation ». Certes nous sommes attachés aux lois qui, comme celle de 1905, garantissent les libertés de croire et de ne pas croire. Mais comment peut-on parler de continuité entre religion et raison : l’une repose sur une croyance, une foi qui n’a besoin que d’une assertion, aussi arbitraire soit-elle ; l’autre sur l’exercice d’une pensée qui s’attache à démontrer à l’aide d’un raisonnement rationnel appuyé sur la méthode expérimentale. Comment peut-on parler de continuité alors que les religions n’ont cessé, ne cessent encore de nier ce que la science réussit parfois à nous faire comprendre. Le mélange de croyance et de connaissance est un relativisme qui autorise les « faits alternatifs » et conduit à l’impossibilité de distinguer le vrai du faux. Non Monsieur le Président, votre vision de la science est celle de ceux qui ont toujours refusé de comprendre ce qu’elle nous disait du monde.

    On peut aussi sur ce thème rappeler l’éditorial de Jacques Haissinski dans les Cahiers Rationalistes numéro 654
    « Fautes présidentielles au palais de Latran »
    https://union-rationaliste.org/produit/cahier-rationaliste-n654/

    Et l’article de André Brahic
    Raison présente, n°188, 4e trimestre 2013, pp. 59-85. Science et croance : l’illusion du vrai et la certitude du faux – Persée (persee.fr)

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