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Jean-Pierre Kahane et Guy Bruit

Union rationaliste

Émission radio : 23/03/2003

L’Union Rationaliste, sa nécessité et ses buts

Guy Bruit : Le 29 mars prochain, l’Union rationaliste réunira ses militants en Assemblée générale annuelle et nous avons pensé qu’à cette occasion, il serait bon de rappeler ses objectifs. Comme toutes les organisations militantes, elle a besoin d’adhérents, de militants et plus ils seront nombreux, plus l’action et fa voix de l’Union pourront se faire entendre et plus elle sera efficace. Aussi nous avons demandé à Jean-Pierre Kahane qui est mathématicien, membre de l’Académie des sciences et qui est le président de l’Union rationaliste, de venir exposer pourquoi une telle organisation est nécessaire et quels sont ses buts. En principe nous pensons réaliser sur le thème du rationalisme trois émissions ; deux autres devraient suivre celle que vous entendez aujourd’hui telles seront consacrées à la défense du rationalisme dans les sciences qu’on appelle dures : la physique ou la biologie puis dans les sciences humaines.

          Jean-Pierre Kahane, je vous invite à répondre à la première question : il est vrai que quand on dit rationalisme, c’est un terme qui a parfois assez mauvaise presse. Pourquoi ? Parce qu’il est souvent perçu comme une démarche, dogmatique, sectaire dirais-je presque, et qui ne laisse aucune place à l’imagination ou aux rêves, à la poésie disons. Or, on constate dans le monde, un besoin précisément de rêves et d’espérance ; l’état du monde parfois paraît tout à fait désespéré, à tel point qu’on peut se demander si la simple démarche rationnelle n’aboutirait pas à nous transformer en candides qui se contenteraient de cultiver leur jardin et donc de se retirer à l’écart des turbulences du monde. L’optimisme aussi paraît parfois irrationnel, ce qui évidemment n’est pas notre position. Comment pouvez-vous concilier cette constatation un peu pessimiste avec la défense d’une démarche qui se veut à la fois rationaliste, humaniste, de progrès et donc optimiste ?

          Jean-Pierre Kahane : Je commencerai par la fin. Je ne crois pas qu’on doive opposer l’optimisme du cœur et le pessimisme de la raison ; ce que nous voulons à l’Union rationaliste, ce que nous voulons dans l’ensemble du monde, c’est la survie et le progrès de l’humanité dans son ensemble. Et l’humanité au cours de son histoire nous montre qu’elle a dû faire face à bien des dangers. Elle s’est adaptée à de nouveaux climats, elle a réussi à faire servir à son profit toutes les ressources naturelles, les ressources de la nature inanimée comme de la nature vivante, elle a évolué et on voit même, ces derniers jours, qu’elle évolue de manière significative en prenant conscience en masse dans tous les pays que le danger principal qui la menace aujourd’hui, c’est l’usage de la puissance des armes, c’est la guerre. Si on s’interroge sur cette évolution et ce progrès, ils tiennent d’abord aux atouts propres qu’ont les êtres humains. Ces atouts sont la curiosité, l’imagination, la volonté de comprendre, la volonté de construire, l’esprit critique, l’aptitude à débattre et l’aptitude à transmettre les connaissances, et la raison c’est tout cela. La raison ne plane pas au-dessus des hommes, elle est dans les hommes, elle est avec eux. Les rationalistes ne sont pas des adorateurs de la déesse Raison, leur référence n’est ni la divinité, ni le mystère, c’est vraiment l’humanité, son histoire, son présent et son avenir. La pensée rationaliste n’exclut absolument pas la poésie ni le rêve, mais c’est avant tout l’exercice de la raison qui donne prise sur les événements et c’est aussi le moyen de communication entre tous les hommes et c’est l’outil indispensable de toute démocratie. Cela suffit je crois, comme première réponse à votre question.

G.B. : Donc le rationalisme et la science dans notre démarche sont intimement liés et, comme le disait Ernest Kahane qui fut un des précédents présidents de l’Union rationaliste, « le rationalisme est avant tout une méthode ». A chaque fois que cette méthode a permis aux sciences de progresser, d’accumuler des résultats et des connaissances nouvelles, on constate en même temps une avancée de la pensée rationaliste. Et pourtant ces sciences sont l’objet de nombreuses accusations ; parfois on les accuse de tous les malheurs du monde, c’est-à-dire que ce serait la science qui serait responsable de la création d’engins de destruction massive, qui serait responsable de la pollution, de la surpopulation qui menace l’existence même des sociétés humaines, de dérives multiples, notamment dans le domaine des sciences biologiques. Ces risques ou ces dégâts, nous n’entendons pas les nier, mais face à eux, n’est-il pas d’autant plus nécessaire de plaider, comme le fait l’Union rationaliste, pour le développement de la recherche scientifique et pour l’éducation scientifique ?

J-P.K. : Votre question est double, il y a la question de la méthode, il y a la question de la marche de la science. Nous allons, je crois, dans les émissions à venir, parler plus avant du rationalisme et de la science, du rationalisme dans les différentes sciences. Le rationalisme, vous avez raison, c’est une méthode, beaucoup plus qu’une doctrine. II s’agit de comprendre ce qui se passe, de comprendre le monde et les hommes. La démarche scientifique est, dans chaque domaine des sciences, la démarche qui vise à comprendre les phénomènes, à deviner, à analyser, à regrouper, à prévoir. Elle marie constamment, j’y insiste un peu, l’imagination, l’esprit critique et la rigueur. Ce sont des valeurs précieuses pour les rationalistes. Le rationalisme est en effet inséparable de la démarche scientifique et il s’inspire en permanence des problèmes aussi bien que des succès qu’on rencontre dans les sciences. Mais vous avez dit « et pourtant ». Et pourtant oui, les succès même des sciences posent de façon nouvelle, les rapports entre science et société. Vous avez pris l’exemple de la biologie humaine, nous allons justement en débattre très prochainement puisque le prochain colloque de l’Union rationaliste a pour thème : « Le recadrage républicain de la bioéthique » mais en réalité toutes les sciences et toutes les sociétés sont concernées, il y a un mariage à réaliser et il est difficile à nouer entre science et démocratie. L’Union rationaliste a sûrement un rôle de ferment à jouer à cet égard, aussi bien au sein des milieux scientifiques et dans le public, c’est-à-dire auprès des citoyens qui sont a priori éloignés de la vie scientifique. II s’agit bien sûr, vous l’avez dit, de développer la recherche et l’éducation scientifique mais plus encore, de s’interroger d’abord sur les questions fondamentales : pourquoi ? dans quelle direction ? sur quels sujets ? avec quelle perspective ? La société actuelle a tendance à nous imposer des objectifs à court terme, elle vit un peu au rythme des cours de la Bourse. Pour l’Union rationaliste, il s’agit en tout cas de redresser la perspective vers le moyen et vers le long terme.

G.B. : Je pourrais reprendre cette question des rapports entre la science et le rationalisme sous un angle un petit peu différent. Alors qu’on pourrait penser que le développement rationnel de la connaissance scientifique fait reculer l’irrationalisme, on est parfois tenté de se demander si ce n’est pas le contraire. ? C’est-à-dire si le fait que la science puisse connaître de plus en plus loin ne favorise pas certaines croyances irrationalistes dans l’idée que, pour l’instant on ne peut pas expliquer, mais qu’on va les expliquer et donc il faut y croire tout de suite. Dans Raison présente nous avons publié une longue enquête de deux sociologues, je crois américains, qui montraient ça très bien. Je ne sais pas si vous voulez dire un mot là-dessus ou si je passe à la question suivante.

 J-P. K. : Juste un mot : quand l’horizon des connaissances recule, ça veut dire que l’horizon de ce que l’on ne connaît pas encore recule aussi et il y a certainement plus de problèmes qui surgissent quand il y a des succès que quand il n’y en a pas. Et ces problèmes sont difficiles, alors on peut être tenté d’avoir des réponses très rapides aux problèmes les plus difficiles : c’est l’astrologie, c’est la parascience, c’est toutes les vagues de l’irrationalisme.

G.B. : Une autre question, c’est celle des fameux lobbies scientifiques. Lobbies qui veut dire groupe de pression, mais on préfère lobbies parce que ça entoure l’affaire d’une aura un peu mystérieuse. Alors il y aurait un lobby des physiciens, des mathématiciens, de biologistes, des économètres notamment et ce groupe de pression aurait partout ou a partout ses entrées en politique. En effet il ne se prend pas une décision au plus haut niveau politique sans qu’on fasse appel à la statistique, à la prévision mathématisée, aux experts. Le bras séculier du gouvernement, si on peut dire, constitué par des institutions comme le CNRS, la CEA, les finances et les banques, la direction de l’équipement, l’armée, voire d’autres institutions universitaires et des grands établissements, le Collège de France par exemple, ce bras séculier est dirigé par des scientifiques qui ont fait leurs preuves et des personnes qui ont reçu une forte éducation scientifique, sans être nécessairement eux-mêmes des hommes de science. Alors dans ces conditions, est-il encore besoin d’une organisation militante pour renforcer l’influence du rationalisme ?

J-P. K. : Le rationalisme n’est pas essentiellement porté par ceux que vous appelez les représentants du lobby scientifique. D’abord ce lobby scientifique se compose de peu de personnes, elles sont influentes, elles sont proches des pouvoirs politiques et économiques, certaines de ces personnes ont été des scientifiques actifs, mais la plupart, non. La tradition française, avec les grandes écoles séparées des universités a créé une distance entre les grands corps de l’État et le monde scientifique qui est plus grande en France, je pense, que dans le reste du monde. Je crois que les scientifiques ne se font pas suffisamment entendre et que l’Union rationaliste est intervenue et elle a bien fait pour que le rationalisme d’approche scientifique soit plus présent à la télévision. Pour le moment, l’astrologie a plus de place que les mathématiques. Mais votre question est une question de fond sur le monde scientifique et la société : quels sont les liens entre les scientifiques, entre ceux qui dirigent les recherches, entre les établissements eux-mêmes et les pouvoirs politiques et économiques, quels sont leurs liens à la société ? On revient à la question du lien nécessaire entre science et démocratie. II faut que ces problèmes soient posés dans le monde scientifique, il faut qu’ils soient posés dans le public et il me semble que l’Union rationaliste a un rôle charnière à cet égard.

G.B. : II nous reste quelques minutes pour une dernière question : on peut considérer que dans notre vieille France européenne, depuis les Lumières, les rationalistes par l’argumentation, par la persuasion, ont imposé une partie de leurs vues à la société ; on peut penser que ce n’est pas suffisant et néanmoins céder à notre penchant national qui consiste à être assez contents de nous-mêmes. Dans le reste du monde, la situation est souvent assez différente ; sans parler des grands mouvements religieux asiatiques, on peut s’alarmer, on peut s’étonner des constantes références à Dieu dans la politique américaine, des liens entre le gouvernement russe et l’Église orthodoxe, de la difficulté à faire supprimer le lien entre orthodoxie et nationalité grecque, et un certain nombre d’autres choses. Ne croyez-vous pas qu’il y a là un enjeu qui se situe au niveau mondial et que c’est un combat que l’Union rationaliste doit affronter à ce niveau ?

J-P. K. : Vous avez raison. Le combat rationaliste est mondial et par exemple il y a une actualité de la laïcité qui n’est pas seulement française mais qui est réellement de valeur universelle. Nous sommes dans un monde de bruit et de fureur, de menaces, j’y ai fait allusion tout à l’heure, les armes sophistiquées, la science dévoyée, mais nous avons conscience aussi que le monde actuel est un monde changeant et pour la première fois depuis longtemps, nous avons l’impression que nous ne sommes pas impuissants. En particulier l’Union rationaliste, même faible, même peu nombreuse, a un rôle à jouer. Pourquoi ? Parce qu’elle est porteuse d’une idée à laquelle je me suis référé tout à l’heure, qui est celle de la solidarité humaine dans le présent et dans l’avenir et puis l’idée qu’aux armes de guerre, elle peut opposer l’arme pacifique par excellence qui est l’arme de la raison.

G.B. : Jean-Pierre Kahane, je vous remercie pour cette conclusion qui est à la fois réaliste et optimiste.

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