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Gérard Fussman

 

Agrégé de lettres classiques, professeur au Collège de France.

 

Les Cahiers Rationalistes
n°602

1er septembre 2009

Niqab, hijab et burqa

Suite  à une demande du député communiste de Lyon-Vénissieux, André Gérin, nos députés – et par-delà eux, la société française –  s’interrogent sur la présence de femmes entièrement voilées, yeux exceptés, dans les rues et sur les marchés. Ce n’est pas tout à fait une résurgence du débat sur le voile à l’école, partiellement réglé par la loi du 15 mars 2004 y interdisant le port de signes ou de tenues manifestant ostensiblement l’appartenance à une religion. Même si l’islam était dans tous les esprits, la loi ne le concerne pas seul. Elle s’applique à tout élève, musulman, juif, catholique, sikh, hindou, mormon, etc. qui voudrait afficher sa foi par sa tenue, manifester ainsi un certain prosélytisme, et troubler la paix et la neutralité de l’école publique (enseignements primaire et secondaire). La loi du 15 mars 2004 est une loi de défense de la laïcité qui n’interdit nullement aux femmes musulmanes de circuler voilées dans la rue, ni aux juifs ultra-orthodoxes de s’y promener avec des chapeaux ronds bordés de fourrure, des mèches pendantes et des cordonnets dépassant de leurs pantalons.

La commission d’enquête sur le voile intégral traite de tout autre chose : du droit qu’a théoriquement chaque individu de s’habiller à sa guise et des dérives ou excès auxquels ce droit peut donner lieu. Les codes vestimentaires sont les signes les plus apparents de l’appartenance à une société. Refuser ces codes, c’est marquer sa différence. Le fait d’apparaître en public dans un vêtement qui, traditionnel ou très nouveau, surprend la majeure partie de ce public semble toujours être la preuve que l’on s’identifie à un groupe (les jeunes, les juifs, les musulmans, etc.) et que, par là, volontairement ou non, on se distingue du reste de la société. C’est vrai des costumes étrangers ou provinciaux, boubou africain et béret basque, qui relèvent autant du maintien de certaines habitudes que de la fierté d’appartenir à un autre pays que celui où l’on vit ou à une province consciente de ses particularités. Mais c’est vrai aussi des habits de fonction, uniformes civils ou militaires, qui marquent l’appartenance à une fraction déterminée de la société et qui, lorsqu’ils ne sont pas imposés, peuvent dénoter un esprit de corps parfois dommageable à la démocratie. C’est enfin une façon de marquer inconsciemment les classes d’âge et, pour la jeunesse, très consciemment, de s’opposer aux générations antérieures.

Le refus des codes vestimentaires entraîne toujours une mise à l’écart plus ou moins importante de la société. Mieux vaut ne pas se présenter avec les cheveux sales et en désordre quand on sollicite un emploi de vendeuse de mode, ni en pantoufles et jeans artistiquement troués quand on passe l’oral d’un examen, sauf cas particulier bien sûr. Les codes vestimentaires se maintiennent longtemps dans les sociétés figées. Ils évoluent vite dans les autres malgré la réprobation sociale initiale, malgré les mesures administratives prises au nom de la décence. Qui se souvient aujourd’hui que, jusque dans les années cinquante, il était interdit à une institutrice ou une infirmière de porter des pantalons [1] ? Qui se soucie des arrêtés municipaux interdisant les seins nus sur les plages ou le maillot de corps dans les rues des villes touristiques ?

Les codes vestimentaires n’obéissent pas non plus à une quelconque logique, sauf quand le port d’un costume traditionnel (soutane ou cornette de nonne, par exemple) nuit à l’exercice d’un métier ou d’une fonction dont les caractéristiques ont changé avec le temps. Jusque dans les années soixante, il était impensable qu’un Européen se promène en pays tropical sans chapeau, souvent même sans casque colonial. Le soleil n’a pas changé, mais les touristes et même les professionnels (humanitaires ou militaires) gardent souvent la tête nue malgré les rappels à l’ordre des médecins. Les paysannes khmères, habituées depuis des siècles à vivre les seins nus, se sentirent attaquées dans leurs coutumes et leur dignité quand Norodom Sihanouk, pour moderniser et européaniser le pays, disait-il, leur interdit en 1966 de se montrer ainsi dans les rues des villes et sur les grandes routes. Au même moment des Françaises commençaient, au grand scandale d’une partie de la société, à refuser de porter des soutiens-gorge et exigeaient le droit de pouvoir bronzer les seins nus sur les plages publiques, comme les hommes le faisaient depuis les années vingt ! On pourrait multiplier les exemples.

La société française, dans son ensemble, a pris acte de ces différences quand elles n’affectent pas, ou fort peu, le comportement en société des personnes. Porter un survêtement avec cagoule ne choque pas si vous faites du sport. Mais habillé ainsi, le même jeune homme effraiera une personne seule la nuit, dans le métro par exemple. À Paris en tout cas, les Antillaises en madras, les Marocains en gandourah, les musulmans à calotte blanche, barbe soignée et teinte au henné, les juives orthodoxes et les Roms à robe longue et fichu couvrant les cheveux, mais aussi les demoiselles au nez, oreilles et lèvres percés et les jeunes gens à nattes peuvent se promener sans rencontrer trop de regards de réprobation, le plus souvent même sans que l’on se retourne sur leur passage. Pourquoi donc sommes-nous si choqués par le niqab, ce voile noir des femmes du Golfe Persique, que complète un mouchoir tout aussi noir ne laissant voir du visage que les yeux [2] ? Pourquoi aussi ce refus du niqab est-il spécifiquement français ? Jusqu’il y a peu, ce costume, bien plus fréquent dans les rues de Londres que dans celles de Paris [3], ne choquait pas les Britanniques.

Ces mêmes Britanniques ont commencé à changer d’avis après les attentats terroristes de Londres, bien que les terroristes musulmans qui les ont commis aient été habillés comme vous et moi. Car le lien paraît évident entre le rigorisme extrême du niqab et un islam tout aussi extrême, en particulier l’islam salafite qui veut revenir aux coutumes arabes du temps du Prophète. Tous les salafistes pourtant ne sont pas des terroristes, et l’on rencontre peut-être dans les rues de Paris et Londres plus de femmes vêtues du tchador, la longue cape noire des femmes iraniennes, ou du hijab, pas très différent mais de couleurs plus claires et plus variées. Mais c’est le niqab qui effraie le plus, cône noir menaçant qui ne laisse voir que des mains gantées de noir et des yeux noirs, tout aussi menaçants.

Le rapprochement avec le costume attribué aux fantômes est tentant. Mais qui aujourd’hui croit encore aux fantômes vêtus de drap blanc ? Et qui ne sait, grâce aux dessins animés et au cinéma, que certains sont à plaindre et d’autres très gentils ? La réalité est que le niqab en France est depuis très longtemps la marque symbolique de la femme musulmane méditerranéenne, désirée et crainte à la fois.

Le mouchoir, blanc ou transparent, qui leur cache le visage est dans notre imaginaire alimenté par la peinture orientaliste et le cinéma, l’attribut des femmes du Sultan, confinées dans un harem dont les plaisirs interdits font fantasmer les mâles occidentaux. C’est celui des belles odalisques et des danseuses du ventre, au visage faussement caché, qui jouent de ce voile comme les Espagnoles, tout de noir vêtues elles, jouaient de l’éventail. En blanc, le niqab est le costume des Algériennes et des Marocaines sur les affiches d’époque coloniale, mis en évidence comme signe indiscutable à la fois de leur arriération et de leur étrangeté, mais aussi évocateur d’un pays de Mille et Une Nuits érotiques. Alors que le FNL mettait en avant ses militantes dévoilées (les temps ont changé), la propagande de l’OAS montrait des femmes en niqab blanc au premier plan des manifestations d’Alger pour l’Algérie française et la propagande gaulliste leur faisait crier « Vive de Gaulle » devant les caméras des actualités et du journal télévisé.

Le niqab est ainsi devenu le symbole d’une population magrébine arriérée et indécrottablement musulmane. Dans les années 1970, l’extrême droite alsacienne [4] placardait des images d’Alsacienne en coiffe noire, mouchoir blanc sur le visage, pour prédire l’avenir d’une France où les politiciens laissaient s’implanter une population musulmane d’origine maghrébine ou turque. Le niqab est ainsi très connoté dans l’inconscient des Français comme signe d’une invasion et musulmane et maghrébine : le tchador, spécifiquement iranien, n’évoque pas les mêmes images.

On voit à quel point, en s’interrogeant sur la compatibilité du niqab et de la société française, la gauche marche en terrain dangereux. On est très près des thèses xénophobes antimusulmanes de l’extrême droite. Or le niqab n’est porté dans le monde méditerranéen, et même au Maghreb, que par une minorité de femmes. En Inde, en Indonésie et en Afrique subsaharienne, il est très rare. En France, il n’est pas porté uniquement par des immigrées et il est fort possible que dans beaucoup de cas les femmes qui s’en vêtent n’obéissent pas, ce faisant, aux ordres de leur père ou mari : cela peut être un moyen tout à fait volontaire de proclamer au monde l’extrême de sa croyance. On peut donc très bien arguer du fait que le niqab n’est en rien imposé, par le Coran ; que son port marque la femme d’un signe d’infériorité sociale et proclame qu’on ne lui assigne d’autre fonction que de garder sa virginité avant le mariage et de faire des enfants, de préférence mâles, après celui-ci ; que le port obligé du niqab dans les sociétés dont il est issu (Arabie saoudite, etc.) s’accompagne en effet d’autres mesures marquant l’infériorité de la femme : peu de validité de son témoignage en justice, même dans le cas de viol ; interdiction de conduire des voitures, souvent de pratiquer un métier, parfois même d’aller à l’école élémentaire, etc. ; qu’en France il interdit de facto à une musulmane de mener une existence normale : d’obtenir des papiers d’identité et de voter à cause de l’obligatoire photo ; de conduire une automobile pour raisons de sécurité ; de se présenter à une consultation d’hôpital ; de pratiquer un sport en un lieu public et même, si on applique les textes à la lettre, d’aller chercher ses enfants à l’école maternelle. Le niqab a pour conséquence aussi une forte probabilité de refus d’embauche et, dans les faits, une réelle stigmatisation par la société. La gauche soucieuse des droits de la femme a donc toutes raisons de lutter contre le niqab et de dire que, ce faisant, elle ne cherche pas à mettre en cause la liberté de la croyance et de la pratique religieuses. Mais, concrètement, comment faire pour arrêter l’apparente vogue du niqab ?

Certainement pas par la loi. Outre qu’elle confinerait chez elles ces femmes que nous voulons libérer, cette loi serait immédiatement dénoncée comme antimusulmane. Elle donnerait aux extrémistes musulmans des arguments de propagande difficilement réfutables. Comment donc, diraient-ils, une société qui permet le nudisme et les seins nus sur la plage, les tissus transparents dans les défilés de mode et parfois dans la rue, la diffusion de revues pornographiques dégradantes pour l’image de la femme, la publicité pour ces mêmes revues étalée dans la rue devant tous les marchands de journaux, l’affichage en dimensions gigantesques d’images de femmes nues pour vendre des voitures ou des vacances, la diffusion de scènes d’amour torrides sur les écrans de télévision à toute heure du jour et de la nuit, etc., comment cette société ose-t-elle interdire l’usage du niqab qui, en dérobant le corps des femmes à la concupiscence des hommes, protège leur pudeur et exalte leur dignité ? Pourquoi interdire l’inoffensif niqab et permettre la vente d’accessoires sado-masochistes ? Qu’est-ce que cette société qui tient le marquis de Sade pour un auteur majeur et dénigre les prescriptions des pieux imams ?

Le débat ainsi engagé ne serait pas à notre avantage. Les musulmans extrémistes n’auraient qu’à retourner contre nous les arguments de beaucoup de féministes qui refusent la marchandisation du corps féminin. Opposés à toute liberté religieuse dans les pays où ils sont majoritaires, ils auraient beau jeu, chez nous, de se prétendre victimes de discriminations non à cause de leur croyance en l’infériorité des femmes, mais à cause de leur appartenance à l’islam. Se présentant en victimes, ils s’attireraient la sympathie d’une partie de leurs coreligionnaires qui, maintenant, n’en ont aucune pour eux. Le processus est malheureusement très bien connu, et ses effets sont certains.

Que faire alors ? D’abord appliquer la légalité républicaine, sans nouveauté mais sans concessions : interdiction de porter le niqab partout où l’identité doit être prouvée, à l’école bien sûr, mais aussi aux examens universitaires et du permis de conduire, aux contrôles de la Sécurité Sociale, devant les contrôleurs de la SNCF lorsque le billet est nominatif, aux consultations hospitalières, et bien sûr devant la police des frontières, etc. ; interdiction de le porter lorsqu’il met en jeu la sécurité, au volant d’une voiture, au guidon d’une bicyclette, au ski si tant est que l’on ose faire du ski ou même prendre un remonte-pente en niqab. Bref montrer que la vie dans une société moderne est incompatible avec le port du niqab. Si celles qui portent le niqab, leur mari, leur père ou leurs frères ne le comprennent pas, leurs enfants le comprendront vite.

Ensuite expliquer à l’école pourquoi la femme est l’égale de l’homme et combien il a été difficile de le faire reconnaître, et nous conduire en conformité avec ces affirmations. Quand les femmes françaises occuperont dans la société toute la place qui de droit leur revient, une partie du combat sera gagnée. Mais pas entièrement, car il faut raisonner désormais au niveau de l’Europe dont beaucoup de pays sont, sur ce point, en retard sur le nôtre.

Et la burqa dans tout cela, cette cage grillagée plus extrême d’une certaine façon que le niqab puisqu’elle cache même les yeux (voir la note [2]), symbole en Europe et aux USA de l’oppression des femmes par les talibans ? C’était le vêtement de sortie des femmes de condition modeste dans les villes d’Afghanistan et du nord-ouest du Pakistan. Son port n’était aucunement connoté religieusement. En Inde du nord et en Afghanistan, chez les hindous comme chez les musulmans, la règle était d’interdire tout contact, même visuel, entre un étranger à la famille proche et les femmes de la famille. Un simple regard pouvait se payer d’un coup de poignard. Il ne s’agissait pas de protéger la pudeur des femmes, mais de garder l’honneur de la famille. On sait que les crimes dits d’honneur ne sont pas rares au Proche-Orient. Ils existent encore en France dans des familles musulmanes immigrées de fraîche date. En Inde du nord (dont faisaient jadis partie le Pakistan et même, à certaines époques, l’Afghanistan), les hindous de bonne caste et les musulmans de haut rang se conduisaient de même manière. Les femmes portaient toutes un voile, plus ou moins léger, sur les cheveux. Mais seules les femmes de basse condition, ouvrières agricoles ou marchandes de légumes, pouvaient sortir de chez elles car elles devaient gagner leur vie. Lorsqu’elles rencontraient un homme, elles se détournaient en cachant leur visage avec un pan de leur voile ou de leur sari. Toutes les autres restaient à jamais enfermées dans l’appartement des femmes, le zenana, que les Français appellent harem. Elles n’allaient même pas faire les courses au bazar : les hommes s’en chargeaient (et s’en chargent toujours, même dans l’Inde contemporaine).

Les bijoutiers, les marchands de tissu, etc. venaient dans les maisons et parlaient aux femmes derrière un rideau, le fameux parda, orthographié purdah à l’anglo-française. Les rares fois où les femmes devaient sortir de chez elles, pour une cérémonie familiale obligatoire ou un pèlerinage, les riches et les puissants, hindous et musulmans, prenaient des précautions extrêmes pour qu’elles ne puissent être vues : on les couvrait entièrement d’un tissu de satin, on tendait des paravents entre la porte de la maison et la voiture hermétiquement fermée, escortée d’hommes armés, qui devait les emporter. Ces précautions coûtaient très cher. Les familles qui n’en avaient pas les moyens devaient se contenter de mettre leurs femmes sous burqa et de les faire accompagner d’un ou plusieurs membres mâles de la famille [3]. Ce sont ces burqas que l’on voyait dans les villes d’Afghanistan. Les Européens se précipitaient pour les photographier : cela faisait tellement couleur locale.

En 1959, le gouvernement afghan réformateur du Général Daoud décida d’abolir le parda. Pour ce faire, sans prévenir le roi Zaher Shah, mais après avoir consulté de nombreux juristes musulmans, Daoud et les membres du gouvernement apparurent en public le jour de la fête nationale avec leurs épouses (ou l’une d’entre elles), première violation du parda, face dévoilée, deuxième et plus grave violation du parda. Les fonctionnaires de haut rang durent suivre l’exemple [4]. La mesure ne rencontra que peu d’opposition. Elle permit très rapidement aux femmes, la tête couverte d’un fichu certes, les yeux protégés par des lunettes noires, d’occuper des emplois les mettant en contact avec le public masculin (hôtesses de l’air, dactylos, ouvrières des rares usines), d’aller à l’Université et d’y acquérir une formation professionnelle. Dans les années soixante, certaines osaient même se dispenser du fichu et des lunettes noires. Même à Kandahar, les étrangères se promenaient la tête nue sans problème aucun. Les gouvernements réformateurs, puis communistes, qui se succédèrent jusqu’en 1992 continuèrent la politique de Daoud, qui n’avait rien d’antimusulman et était seulement inspirée par la volonté de moderniser le pays. Elle allait de pair avec l’ouverture de nombreuses écoles pour filles.

Dès 1978, les groupes de mujaheddins qui s’opposaient à cette volonté réformatrice au nom de leur conception de l’islam se lancèrent dans des opérations de guérilla avec l’appui financier des USA, de l’Arabie Saoudite et la bénédiction de la France et de nombreuses ONG humanitaires. Les premières victimes furent les infirmiers qui vaccinaient les femmes et les élèves du lycée de jeunes filles de Caboul, victimes d’attaques au vitriol à la sortie des cours. La victoire des mujaheddins, dont un groupe était dirigé par le fameux commandant Massoud, s’accompagna dès 1992 de restrictions importantes aux droits des femmes : l’interdiction de circuler en ville la tête nue devint absolue. Quant aux écoles, elles ne fonctionnaient plus, ni pour les garçons, ni pour les filles. Les talibans, arrivant au pouvoir en 1996, considéraient que Caboul, depuis quatre ans au pouvoir de groupes qui se livraient de très féroces batailles, était devenue la sentine de tous les vices. Ils prétendirent imposer le règne de la vertu. Les femmes qui devaient sortir de chez elles pour gagner leur vie (il y avait beaucoup de veuves de guerre) durent obligatoirement porter la burqa. Il y eut des lapidations publiques de femmes adultères.

Ceci n’émut guère les Occidentaux jusqu’au 11 septembre 2001, date de l’attentat du World Trade Center inspiré par Osama ben Laden qui résidait alors en Afghanistan. Pour préparer l’opinion occidentale à l’intervention de l’OTAN en Afghanistan, l’accent fut mis sur la condition des femmes et l’accès des filles à l’école. Les talibans furent peu après chassés du pouvoir. On s’empressa de construire de nombreuses écoles, que fréquentent les filles dans les quelques provinces sous contrôle gouvernemental, mais dont personne ne sait ce qui y est enseigné. Les filles sont en tout cas nombreuses à l’Université. Mais toutes les femmes continuent à sortir la tête couverte, même les Occidentales (qui ne circulent guère qu’en voiture) ; les burqas ne sont guère moins rares que sous les talibans ; et les rares femmes qui ont osé se lancer en politique l’ont souvent payé très cher, parfois de leur vie. C’est qu’officiellement la guerre ne se mène pas contre l’islam et ses croyances, si arriérées soient-elles. Ni les pouvoirs constitués ni les forces de l’OTAN ne parlent donc de limitation des naissances, encore moins de la liberté des femmes, sauf bien sûr à la tribune de l’ONU.

Il n’y a pas de burqa en France : les familles afghanes qui s’y sont installées étaient des familles éduquées. Les Afghans qui aujourd’hui fuient l’Afghanistan, ceux qui dorment dans les squares de Paris et les fourrés de Calais, sont des célibataires qui ne se préoccupent guère d’islam. Je ne crois pas non plus qu’il y ait des imams afghans en France : ils ont suffisamment à faire dans leur pays. Mais Nicolas Sarkozy, par ignorance et/ou habileté rhétorique, a repris le thème de propagande qui avait été si efficace en 2001. Le 22 juin 2009, devant les deux Assemblées réunies à Versailles, réagissant à l’intervention d’André Gérin, il s’écriait : « La burqa n’est pas un problème religieux, mais un problème de dignité de la femme ». Dénonçant un « signe d’asservissement », il ajoutait que la burqa n’était « pas la bienvenue sur le territoire français. ». Le 14 juillet 2009, pour justifier l’engagement français en Afghanistan, il déclarait à l’issue du défilé militaire : « J’ai dit au président Obama qu’on l’aiderait parce qu’il faut que ce pays retrouve les conditions de sa liberté. On ne va pas laisser revenir des talibans qui coupaient les mains des petites filles qui se mettaient du vernis à ongles [5]. » Si le discours était vraiment sincère, la France agirait davantage en faveur des femmes en Afghanistan et devrait entrer en guerre contre de nombreux pays du Proche-Orient, ou les aider militairement contre les rebellions islamiques extrémistes. Et si la burqa/niqab dans notre pays n’est pas du tout un problème religieux, comment expliquer que seules des musulmanes le portent ou sont forcées par leur entourage de le porter, et sont de ce fait privées de la possibilité de mener une vie normale ?

Le lien entre le niqab, faussement baptisé burqa, et l’Afghanistan n’est pourtant pas sans intérêt. Voici un pays où des musulmans croyants et sincères ont, entre 1959 et 1983, agi pour donner aux femmes une dignité et des possibilités d’accès à l’éducation et à la liberté qu’elles n’y avaient jamais eues. En 2009, la situation n’est pour celles-ci guère meilleure qu’en 1959 et certainement pire qu’en 1985 parce que l’Occident a soutenu des groupes extrémistes qui menaient au nom de l’islam une guerre contre la modernisation du pays, puis n’a pas osé les combattre idéologiquement. Cela a provoqué la fuite ou la mort des élites modernisatrices formées à grand peine par les Afghans depuis les années 1920. Les Occidentaux n’ont aujourd’hui presque personne en Afghanistan même, y compris au gouvernement, pour les appuyer autrement que du bout des lèvres dans une lutte pour la libération des femmes et la modernité (les deux sont liés) s’ils décidaient de la mener. Le résultat est là, au bout de huit ans de guerre et d’erreurs politiques et militaires : une défaite qu’on s’efforce de dissimuler. Car en signant un accord avec le gouvernement russe pour le transit des matériels militaires dont les forces de l’OTAN ont absolument besoin en Afghanistan, les Américains se sont privés d’un énorme argument de propagande, celui d’avoir aidé le pays à se libérer de l’invasion soviétique. Et en recherchant ouvertement une solution qui impliquerait le retour au pouvoir de « bons talibans » ou de « talibans modérés » (qu’est-ce que c’est ? ), ils vident de toute réalité l’argument utilisé par N. Sarkozy pour justifier la présence de troupes françaises en Afghanistan.

La même tragédie s’est déroulée depuis 1945 dans tous les pays du Proche-Orient. Faute de supporter les gouvernements progressistes et anticolonialistes, malgré tous leurs défauts, et pour avoir favorisé contre eux des mouvements islamistes réactionnaires, l’Occident a de facto favorisé une régression anti-féminine et anti-occidentale, car l’accès des femmes à l’égalité politique et sociale, au moins en théorie, est un des grands acquis de la civilisation occidentale. Ce fut le cas en Iran, en Irak, en Égypte, au Pakistan. On sait qu’en Algérie, les forces islamistes ont bénéficié de la bienveillance américaine. Pactiser avec l’extrémisme islamique et le fanatisme ne sert qu’à les renforcer. C’est vrai lorsqu’il s’agit de l’islam, c’est vrai de toute religion qui refuse d’adapter ses dogmes à l’évolution de la société et qui place la Loi de Dieu au-dessus des droits de l’homme.

Si nous voulons que le niqab cesse de se répandre en France, il ne faut pas transiger au nom de la liberté individuelle et du droit à la différence. Il faut exiger l’application de la loi, telle qu’elle existe, et surtout, en préservant pour les autres la liberté de croyance et d’expression, en la revendiquant pour soi-même, mener sans cesse la bataille idéologique. Pour les rationalistes, cela signifie aussi non seulement de combattre des pratiques que la plupart des musulmans français (il n’en est pas de même en Arabie Saoudite ou au Yémen) considèrent comme des dérives, mais combattre leur fondement idéologique (le prétendu honneur des mâles) et les textes sacrés qui l’entérinent, pour le dire plus clairement : l’idéologie qui inspire certains passages du Coran. C’est un combat qu’ils ont mené depuis le XVIe siècle, dans des circonstances beaucoup plus difficiles et plus dangereuses, contre l’autorité de la Bible et l’interprétation que les Églises en donnaient. C’est un combat que pour des raisons d’ordre public (c’est-à-dire pour ne pas susciter de révolte), ils ont en général [6] refusé de mener dans les territoires colonisés. C’est un combat qu’il faut mener aujourd’hui en France auprès de populations immigrées originaires souvent de ces colonies et auprès des convertis à l’islam. Ce n’est pas un combat contre le Coran en tant que tel, c’est un combat contre l’obscurantisme, l’archaïsme, pour la vérité et la dignité de l’homme. Aucune concession n’est possible. Aucune n’est souhaitable.

  1. Nombre de jeunes filles musulmanes, issues de familles où les femmes ont toujours porté des pantalons, réclament aujourd’hui le droit de pouvoir porter la jupe sans se faire traiter de traînées.[↑]
  2. On remarquera que cette description est faite du point de vue d’un Européen. Un musulman dirait que ce costume est fait de façon que les femmes puissent continuer à voir tout en cachant au maximum leur visage et que la formulation que j’ai adoptée témoigne d’un instinct de concupiscence tout à fait évident. [↑]
  3. Selon une note de la Direction centrale du Renseignement intérieur résumée dans Le Monde du 30 juillet 2009, en France 367 femmes seulement porteraient le niqab, dont la moitié âgée de moins de 30 ans et dont un quart serait des converties récentes. Mais très visibles, et s’ajoutant aux femmes bien plus nombreuses qui portent un hijab, ces femmes pour beaucoup de Français sont le signe annonciateur de ce qu’un islam extrémiste nous imposerait si nous ne réagissions pas. [↑]
  4. . Le mouvement « Alsace d’abord » de Robert Spieler sur le site internet .[↑]
  5. Qu’il s’agisse d’une conception très archaïque de l’honneur familial, non particulière à l’islam, est prouvé a contrario par le déroulement, dans l’Inde hindoue, de conflits de caste, entre propriétaires des terres et ouvriers agricoles le plus souvent, où l’on humilie l’adversaire par le viol de ses femmes (épouse, filles et même vieille mère) ou, ce qui a la même valeur symbolique, en les promenant nues dans les rues des villages. La presse indienne est pleine de faits de ce genre que la police n’arrive pas à arrêter. Il n’est guère de société ancienne qui n’ait essayé de préserver la virginité de ses filles et la fidélité de ses femmes. Il y a relativement peu de temps encore, en France, la femme adultère était passible d’emprisonnement. [↑]
  6. Louis Dupree, Afghanistan, Princeton 1980, 530-532.[↑]
  7. Je crains fort que N. Sarkozy puisse jamais prouver cette affirmation. Les talibans font assez de mal aux femmes pour qu’on n’en rajoute pas.[↑]
  8. Les exceptions consistent essentiellement en l’abolition de l’esclavage et du cannibalisme, peu connotés religieusement. Les Britanniques, après beaucoup d’hésitations, ont interdit la pratique de la satien Inde (la crémation rarement volontaire des veuves sur le bûcher de leur mari). Elle se pratique à nouveau aujourd’hui, même si c’est infiniment plus rare que jadis. On ne peut reprocher aux pouvoirs coloniaux de n’avoir pas implanté dans leurs possessions les droits que les Européennes n’avaient pas encore conquis, par exemple le droit à l’éducation et au divorce. Mais aucun pouvoir colonial ne s’est attaqué au mariage des enfants, à la polygamie, à l’excision, etc. [↑]

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