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Jean-Pierre Kahane

Mathématicien

01/05/2003

Science et démocratie

« SCIENCE ET démocratie » est un thème sur lequel on pourra réfléchir longtemps, mais qui, à chaque moment, à une coloration particulière. En ce moment, mai 2003, on pense immé­diatement à l’émotion qui s’est emparée des milieux de la recherche scientifique en France à l’annonce des réductions massives décidées par le gouvernement dans les crédits de la recherche, et au succès relatif qui a été leur atténuation. On pense également aux labora­toires d’Avents, héritiers des laboratoires de Rhône-Poulenc, qui abandonnent la quasi-totalité de leurs programmes de recherche. On pense à la priorité aux recherches susceptibles d’engendrer des pro­fits spectaculaires, à l’appropriation privée des connaissances scienti­fiques, au déséquilibre mondial croissant au bénéfice des Etats-Unis. Le thème « Science et démocratie » apparaît d’emblée comme lié à l’actualité, à la politique et au combat civique.

Le texte qui suit se réfère à une actualité différente, celle de novembre 2002 et de la Fête de la science. Il reproduit essentielle­ment une conférence donnée à la mairie du 9e arrondissement comme contribution de l’Union rationaliste à cette Fête, lors de la semaine de la Fête de la science.

Lors de la dernière Fête de la science, les laboratoires ont été ouverts au public, des centaines de conférences et de débats pro­grammés en France et les chercheurs ont rencontré les jeunes et les citoyens. Ce fut une grande manifestation scientifique et populaire, un élément de vie démocratique et il était donc tout naturel de s’in­terroger à ce propos sur les relations entre science et démocratie.

Il n’est guère surprenant que l’Union rationaliste s’occupe de cette question. Elle fut fondée en 1930, dans un mouvement qui as­sociait savants, écrivains, enseignants et simples citoyens, « pour dé­fendre et répandre dans le grand public l’esprit et les méthodes de la science ». La collection des Cahiers rationalistes d’avant guerre contient d’admirables études et exposés de vulgarisation des ques­tions scientifiques les plus difficiles de l’époque, et je relève en parti­culier deux articles de Paul Langevin, en 1939 et 1940, sur « la science comme facteur d’évolution morale et sociale » et sur « la va­leur humaine de la science » Dans ces articles, il s’agit moins de vul­gariser des acquis scientifiques récents que de poser des questions d’ensemble sur ce qui fait avancer la science, sur les perspectives et sur les dangers. L’article de 1940 parle de la guerre « qui se prépare à utiliser au maximum la puissance des moyens de destruction ou de protection fournis par la science », et lui oppose ce qui relie la science au progrès humain : « La tâche de la science, commencée de­puis des millénaires, est de poursuivre une adaptation de plus en plus précise de notre esprit à la réalité, de construire une représenta­tion de plus en plus adéquate du monde qui nous entoure et auquel nous appartenons, pour le comprendre d’abord, puis pour passer de la compréhension à la prévision et ensuite à l’action ». Plus tard, en 1946, à la veille de sa mort, quand il présidait l’Union rationaliste, méditant sur les dangers présents et à venir, il livra son dernier mes­sage ; « II faut donc qu’à l’effort de construire la science, nous joi­gnions celui de la rendre accessible, de manière que l’humanité poursuive sa marche en formation serrée, sans avant-garde perdue ni arrière-garde traînante ».

Inquiétudes et prise de conscience

Nous ne sommes plus en 1946 mais ces paroles prennent un nouveau relief. Il y a aujourd’hui bien plus qu’à l’époque un mé­lange d’inquiétudes et d’espérances folles autour de la science. Le fossé entre les connaissances acquises par les chercheurs et la conscience commune s’est élargi. Les sciences n’attirent plus les jeunes : la désaffection est sensible au lycée, et se traduit au niveau de l’entrée dans les universités. Les scientifiques sont inquiets eux aussi, et ne se résignent pas au rôle d’ « avant garde perdue »

Depuis dix ans, le thème « science et société » fait une percée 7 dans les congrès scientifiques et dans les sociétés savantes. En 1999, le Conseil international de la science (Icsu) et l’UNESCO ont organisé un congrès à Budapest sur « la science pour le XXIe Léopoldina, qui est l’académie pangermanique fondée par l’empereur Léopold en 1652, fêtait son trois cent cinquantième anniversaire avec pour unique programme, hors les dis­cours introductifs, quatre exposés sur différents aspects de ce thème. siècle, un nouvel enga­gement », qui devait traduire une prise de conscience commune des scientifiques et des politiques sur les immenses enjeux du développe­ment scientifique pour l’humanité entière. À l’Académie des sciences, un nouveau comité a été constitué, intitulé « science et société ». En juin dernier, l’Académie

Quand on évoque une relation possible entre science et démo­cratie, certains bons esprits s’insurgent. « Un théorème ne se met pas aux voix. Un Prix Nobel n’est pas élu au suffrage universel.. Il n’y a pas de démocratie en matière scientifique, mais seulement une aristocratie du savoir. »

Je ne vais pas me mesurer à ces bons esprits, mais plutôt faire ie tour de la question en les ignorant. Voici deux grandes questions qui intéressent à la fois la science et la démocratie : quelle est la place en science de la communication et du secret ? Quels sont les moteurs et les freins du mouvement des sciences ? C’est à ces deux questions que je consacrerai la majeure partie de cet exposé, pour conclure sur la démocratie comme un moteur possible.

Communication et secret

Quelle est la place en science de la communication ? Elle est décisive. Depuis cinq siècles au moins, les progrès de la science tien­nent au fait que les découvertes sont communiquées et que les idées circulent. La communication prend toutes les formes possibles, orales et écrites. Les académies ont été créées comme lieux de ren­contre et d’échange. La correspondance par courrier a joué un rôle majeur au XVIIe siècle, et le rôle du Père Mersenne en science a été d’assurer un lien vivant entre les savants de son temps par les lettres qu’il échangeait avec eux. Jusqu’il y a peu de temps, à savoir la créa­tion du courrier électronique, les lettres manuscrites étaient un élé­ment essentiel de la communication entre scientifiques. La communi­cation écrite s’est considérablement développée sous forme imprimée : livres, et en particulier traductions, destinés à un grand public (les « question inouïes » du Père Mersenne, les « Entretiens sur la pluralité des mondes » de Fontenelle, les traductions de New­ton par Madame du Chatelet et par Buffon, l’« Essai philosophique sur les probabilités » de Laplace, l’« Astronomie populaire » d’Arago et celle de Flammarion, et toute la floraison au XIXe et au XXe siècles de revues de vulgarisation scientifique, en Angleterre et aux États-Unis encore plus qu’en France). Et surtout, entre échanges de lettres et diffusion dans le grand public, des journaux spécialisés ont été créés, et il continue à s’en créer tous les jours, pour assurer la publication des découvertes.

La communication orale s’est, elle aussi, développée considé­rablement, sous la forme de congrès, colloques ou séminaires. Au­jourd’hui les scientifiques voyagent beaucoup, et le but premier des voyages est la communication.

La valorisation fondamentale des découvertes, tant dans le milieu scientifique que pour la société dans son ensemble, est leur communication publique. Il y a cependant d’autres valorisations, qui ont elles aussi une longue tradition, qui sont les secrets de fabri­cation. La recherche industrielle débouche rarement sur des publica­tions et, lorsqu’elle aboutit, ses résultats restent secrets, à la disposi­tion des entreprises. Entre la publication ouverte et le secret de fabrication s’étend tout le système des brevets, des contrats et des rapports à diffusion limitée.

La tradition académique est celle de la publication des résul­tats scientifiques. Au-delà des universités et des organismes publics de recherches, c’est aussi la règle pour de grands programmes inter­nationaux. Ainsi le CERN (Centre européen de recherche nucléaire), qui est à la source de grands progrès techniques autant que scienti­fiques, ne prend aucun brevet : les rapports du CERN, en matière de technologie, se contentent d’indiquer les retombées industrielles et économiques de ce qui se fait dans l’organisme.

Dans les universités, la tradition de libre communication a été ravivée en 1968. Les nouvelles universités françaises, créés à partir de 1970, ont souvent inscrit dans leurs statuts qu’elles s’interdisaient toute recherche à destination secrète. La soutenance de thèses, publique, a toujours été le signe que l’université a pour rôle de diffu­ser les nouvelles connaissances — c’est le lien reconnu entre recherche et enseignement.

Et cependant, depuis 1980, cette tradition universitaire est sérieusement mise à mal en France, comme elle l’était bien antérieurement aux États-Unis. Une partie du contenu des thèses peut être soustraite à la soutenance publique. Les universités ont à négocier des contrats qui contiennent des clauses de secret militaire ou indus­triel, et les laboratoires, et même les individus, sont incités à recher­cher de tels contrats.

Des directives européennes récentes aggravent l’emprise des intérêts privés sur la vie scientifique. La première, qui date de 1998 (98/44/EC) permet de prendre des brevets sur des parties du génome humain, donc sur des connaissances et non sur des procédés. Il a suscité de vives réactions en France, et son application semble arrê­tée actuellement. La seconde date de l’an dernier (2001/29/E) et fixe des règles et des limitations très strictes sur le copyright, le droit de reproduction, soi-disant pour promouvoir le droit des auteurs, en fait au bénéfice des éditeurs. La réaction des scientifiques en France a été unanime, comme elle l’est en Angleterre, et l’application ou la non-application de la directive est entre les mains du ministère de la Culture. Pour les scientifiques, il est essentiel de faire connaître et re­connaître leurs contributions ; c’est cela qui fonde les réputations et les carrières. La « propriété intellectuelle » n’a pas le même sens pour les scientifiques et les industriels.

Le conflit entre communication et secret, qui intéresse la so­ciété tout entière, a connu un épisode important aux États-Unis dans le courant des années 1980, et c’est alors la mathématique qui était sur la sellette. Il commençait à se révéler que la clé des systèmes de sécurité, la cryptographie, était liée à un problème déjà considéré par Euclide : la décomposition des nombres en facteurs premiers. L’informatique permettait de mettre en j’eu de très grands nombres, et les théories de la divisibilité des entiers et des nombres premiers, qui impliquent aujourd’hui de grands pans des mathématiques, s’avéraient comme d’intérêt stratégique. La National Security Agency des États-Unis décida donc de considérer comme domaine sensible la théorie des nombres et la géométrie algébrique, et elle de­manda le concours de l’American Mathematical Society, qui contrôle une bonne partie de l’édition mathématique, pour que lui soient soumis avant publication les articles entrant dans les do­maines sensibles. Il y eut une longue discussion sur cette question au sein de l’AMS, et elle est relatée dans l’une des publications de la société, les Notices de l’AMS. La conclusion fut que cette sorte de —— contrôle allait contre les intérêts de la science en général, et, vu la place des États-Unis dans l’organisation mondiale de la science, contre les intérêts des États-Unis également, et l’AMS refusa son concours à la NSA.

Dans cette histoire, c’est la libre communication qui est en jeu, et l’argumentation est de portée générale. L’intérêt de promou­voir la recherche scientifique est la même en France ou en tout autre pays qu’aux États-Unis. C’est moins de répondre à des problèmes spécifiques d’intérêt immédiat que d’être partie prenante dans le processus mondial de production de résultats scientifiques et d’échange d’information.

Les solutions de problèmes qui se posent à un endroit vien­nent le plus souvent de recherches menées ailleurs, et le seul moyen d’avoir un accès rapide et fiable aux recherches menées de par le monde est d’y prendre part. Ainsi chaque scientifique actif, dans chaque pays, est d’abord utile au pays par le réseau des relations in­ternationales qu’il entretient, c’est-à-dire comme élément du système mondial d’information que constitue la recherche scientifique.

Naturellement, les nouveaux systèmes d’information et de communication changent la donne. Le courrier électronique rem­place les lettres, et les revues électroniques sont en passe de supplan­ter, pour une part au moins, les revues sur papier. Les perspectives sont grandioses : les collaborations sont facilitées, les chercheurs des pays pauvres peuvent prendre part en temps réel aux recherches me­nées dans tous les pays du monde, des laboratoires sans murs peu­vent se constituer par simple échange de documents, chacun doit pouvoir vivre et travailler chez lui tout en étant partie prenante du progrès des connaissances dans son domaine… Il faut immédiate­ment tempérer cet optimisme. La formule des laboratoires sans murs a un sens en mathématiques, elle n’en a guère en chimie ou en biolo­gie. D’autre part l’usage du courrier électronique, s’il accélère la communication, a aussi pour effet de ne pas laisser de trace. Il contribue à une tendance générale qui est de privilégier l’instant par rapport à la durée. Jusqu’ici, les systèmes de communications entre scientifiques étaient en même temps des moyens de constituer la mé­moire de la science. Si l’on n’y veille, il peut y avoir rupture entre l’acquisition des connaissances et leur conservation.

Par ailleurs, les nouveaux systèmes d’information, qui sont issus des travaux des scientifiques et en particulier des travaux -, menés au CERN, ont fonctionné jusqu’à présent comme une sorte de —— miracle, en échappant pour la plus grande part à la logique finan­cière. Mais, avec la sophistication des technologies de l’information, d’immenses intérêts sont en jeu, et les services libres que nous connaissons actuellement risquent, en devenant de plus en plus per­formants, d’échapper à la logique de la communication scientifique.

En matière d’information et de communication, la donne change aussi dans la société. Internet est massivement utilisé L’est-il, massivement, comme instrument d’information et de culture ? La réponse est sans doute négative. Pourrait-il l’être ? La réponse est positive.

On peut en dire autant de la télévision. Ce peut être un mer­veilleux instrument de culture, y compris dans la dimension scienti­fique et technique de la culture, et certaines émissions sont exem­plaires à cet égard. Mais, dans l’ensemble, la place des sciences à la télévision est minime, et les fausses sciences s’y taillent la meilleure part. Les informations télévisées privilégient naturellement l’instant à la réflexion sur la durée. L’avalanche des informations tue l’infor­mation. L’UR est d’ailleurs intervenue auprès du Conseil supérieur de l’audiovisuel pour demander une voie d’expression publique à la télévision pour compenser cette tendance “‘ (voir annexe).

Le rapport à la démocratie est évident. Le secret et le manque de communication sont des entraves à la démocratie. Libérer et amé­liorer la communication, que ce soit entre spécialistes ou dans le pu­blic, est un élément essentiel de la démocratie.

Moteurs et freins

Le désir de communiquer, de se faire connaître, est un véri­table moteur de l’activité scientifique quand il s’agit des individus ou des équipes. Cependant il faut s’interroger sur ce qui fonde les grands mouvements des sciences. Quels sont les moteurs et les freins de ces mouvements ?

La source de la science est la curiosité et l’ingéniosité des hommes. La curiosité, qui nous fait chercher le pourquoi et le com­ment ; l’ingéniosité, qui fait inventer, construire et fabriquer. Ainsi la recherche scientifique et technique correspond à un besoin hu­main fondamental.

Les chercheurs se réfèrent volontiers au dynamisme interne de ., leur science, et revendiquent en conséquence la plus grande liberté —— dans leur recherche. Il est bien vrai que les découvertes les plus im­portantes n’ont jamais été programmées, parce qu’elles étaient im­prévisibles, et qu’une grande partie des connaissances et des techno­logies modernes en découlent. C’est la justification classique de la recherche fondamentale, menée surtout, mais pas exclusivement, dans les universités et les centres de recherches publics.

Cependant l’essentiel de la recherche industrielle, et de celle des organismes de recherche finalisée, répond à des incitations exté­rieures, et les ingénieurs peuvent faire valoir que la science au cours des âges s’est développée en fonction de besoins sociaux exprimés. Historiquement, la géométrie est liée à l’architecture, la mécanique, à la navigation, et la chimie, bien sûr, à l’industrie chimique. Pasteur s’est occupé de la production de bière et des maladies des vers à soie, et les Instituts Pasteur, de par le monde, s’occupent de la santé publique.

Même si les points de vue sont différents, il n’y a pas de di­vorce entre recherche fondamentale et recherche finalisée, chacune alimente l’autre. En France par exemple, les grands organismes de recherche finalisée, comme le CEA (Commissariat à l’énergie ato­mique), contribuent de façon très importante à la recherche fonda­mentale.

Ainsi les grands mouvements des sciences peuvent s’analyser selon plusieurs grilles, en regardant comment s’articulent les connaissances et les techniques.

Une autre analyse s’impose également : c’est celle des rela­tions entre science et pouvoir. Un simple coup d’œil fait apparaître la science comme particulièrement brillante en Italie au XVe siècle, en Angleterre au XVIe, en France au XVIIe, en Allemagne au XIXe et aux États-Unis au XXe. Ce sont des lieux du capitalisme florissant, du pouvoir économique dominant. L’exemple contrasté de l’URSS au XXe siècle montre la liaison intime de la science avec un pouvoir d’autre nature.

Focalisons le coup d’œil sur le demi-siècle écoulé. En gros, la politique mondiale a connu deux époques : celle de la compétition politique et militaire entre les États-Unis et l’Union soviétique, qu’on a appelée la guerre froide, et celle ensuite où, l’Union soviétique ef­facée puis éliminée, la compétition principale au plan international est économique et financière — c’est la « guerre économique ». La première époque fait suite à l’écrasement du nazisme et à la bombe ,, d’Hiroshima. Grands espoirs, grandes ambitions, grandes inquiétudes. L’optique désastreuse de la guerre froide ne s’oppose pas, au contraire, à des projets à long terme : par exemple le CERN, sous-tendent leur do­maine. L’opinion publique voit dans la science la condition et l’image même du progrès. déjà cité, pour la coopération européenne en matière de physique nu­cléaire, et la course à l’espace inaugurée par le Spoutnik russe en 1958. Dans l’ensemble des sciences, la physique est reine. Mais l’ex­plosion scientifique et universitaire qui répond au lancement du Spoutnik, aux États-Unis et dans tous les pays capitalistes, anime tous les secteurs de la recherche. C’est le moment où se créent sous leur forme actuelle, outre l’astrophysique, l’informatique et la biolo­gie moléculaire. Toutes les sciences sont animées de l’ambition de découvrir les structures fondamentales qui

Durant la seconde période, la croissance exponentielle des ef­fectifs de chercheurs et de la production scientifique se poursuit, mais les tendances s’inversent. Les perspectives et les ambitions se raccourcissent, en s’adaptant à une nouvelle conjoncture écono­mique et politique. L’Union européenne fixe à la recherche la fonc­tion de fournir les bases scientifiques de la compétitivité écono­mique. Les laboratoires doivent s’adapter à des contrats à court terme et à la généralisation des situations précaires pour les jeunes. Les sciences qui apparaissent les plus porteuses, et la biologie en premier lieu, font état d’un raccourcissement spectaculaire entre les résultats de la recherche fondamentale et les applications. Les pro­grès scientifiques sont liés à d’énormes intérêts financiers. L’opinion publique est inquiète devant la science.

Ce coup d’œil est bien sommaire. En effet, les grandes ten­dances à l’échelle du monde dissimulent des inégalités considérables selon les pays. Le développement scientifique a traduit et amplifié les inégalités entre pays riches et pauvres, dominants et dominés.

D’autre part, les moteurs qu’ont été la guerre froide et la guerre économique se sont accompagnés d’effets pervers. La prépa­ration à la guerre, et a fortiori la guerre ouverte, n’est pas favorable à la démocratie. La pire période de la guerre froide a été celle du maccarthysme aux États-Unis et du stalinisme en Union soviétique.

L’affaire Lyssenko a révélé les dégâts qu’une intervention po­litique dans le domaine scientifique, hors de tout débat démocratique, peut amener pour les chercheurs, pour la science et pour la —— société dans son ensemble. Dans nombre de domaines, l’Union so­viétique avait des chercheurs de premier plan et des écoles brillantes, la science était populaire et semblait un atout décisif pour le pays. Mais l’absence de vie démocratique a créé une cassure entre les scientifiques et le régime qui a contribué à l’effondrement de l’URSS, et laisse maintenant un pays exsangue.

Il serait fastidieux d’énumérer tous les freins au mouvement des sciences. J’ai déjà longuement parlé du secret et de la pression des milieux économiques ou militaires. Dans l’exercice de leur métier, les chercheurs se heurtent constamment à l’autoritarisme et à la bureaucratie, à l’instabilité des ressources des laboratoires et des si­tuations proposées aux jeunes.

En France, actuellement, le freinage a deux aspects princi­paux. Le premier est le frein budgétaire. Le second est l’affaiblisse­ment ou la disparition d’industries de haute technologie et de centres de recherches industriels. Les deux sont liés : la technologie et les recherches qui ne seront plus développées dans l’industrie fe­ront l’objet de contrats qui permettront à la recherche publique de survivre. Les laboratoires devront renoncer à des recherches promet­teuses si elles n’obtiennent pas de financement, et accepter, ce qui est contraire à la vocation académique et universitaire, l’appropriation privée de connaissances scientifiques. La recherche industrielle a ses qualités et ses défauts. Son effondrement mènerait à une véritable perversion de la recherche publique.

Au plan mondial, le pire des freins est la difficulté pour les chercheurs scientifiques des pays pauvres de vivre et de travailler dans leur pays. Les efforts consentis par les pays pauvres pour déga­ger chez eux des élites scientifiques se soldent généralement par la fuite des cerveaux. Si cette tendance n’est pas contrecarrée, elle amè­nera les pays pauvres dans le sous-développement et la désespé­rance. C’est l’un des messages forts du Congrès international de Bu­dapest en 1999, que de rééquilibrer le développement scientifique dans l’ensemble du monde. Le développement durable passe par là.

Démocratie, métier et vie sociale

Dernière question : la démocratie est-elle un moteur possible pour le développement des sciences ?

Cela mérite un large débat.

Une observation d’abord. Le terme de démocratie vient du grec, et la première référence est la démocratie athénienne — une démocratie très partielle, limitée aux citoyens, mais qui faisait une large place aux débats publics, à l’Agora. Et le paradigme d’un traité scientifique est le traité d’Euclide, Les Eléments. Il n’y a pas là une simple coïncidence. Si je m’en tiens à la langue utilisée par Euclide, elle est merveilleusement adaptée à l’expression d’une pensée logique et rigoureuse. C’est la langue des philosophes et des histo­riens qui l’ont précédé, et d’abord, sans doute, celle des discussions juridiques et politiques dont les Grecs étaient friands. La langue d’Euclide est celle de Démosthène. La science grecque a trouvé son mode d’expression dans la pratique grecque de la démocratie.

Il est commode, pour aller plus loin, de se référer à la défini­tion de la démocratie que donne Montesquieu.

En démocratie, dit Montesquieu, c’est le peuple qui a la sou­veraine puissance et il ajoute :

« Le peuple qui a la souveraine puissance doit faire par lui-même tout ce qu’il sait bien faire ; et ce qui ne peut pas bien faire, il faut qu’il le fasse par ses ministres. Ses ministres ne sont pas à lui s’il ne les nomme : c’est donc une maxime fondamentale de ce gouver­nement, que le peuple nomme ses ministres ».

Comme toute définition, celle de Montesquieu est incomplète. Mais elle a l’avantage de placer au départ la pratique démocratique, et en second seulement la délégation de pouvoir. Elle permet aussi d’aborder la démocratie à différentes échelles, de l’atelier ou du laboratoire aux Etats et à la planète entière.

Elle lie la démocratie au métier (que chacun fasse par lui-même tout ce qu’il sait bien faire). Or la recherche scientifique est devenue un métier, qui implique des centaines de milliers d’hommes et de femmes. Je ne reviendrai pas sur la place des femmes, mais l’extension de leurs responsabilités est un grand problème pour le présent et l’avenir.

Dans ce métier, la démocratie est à l’œuvre, très partielle­ment, mais efficacement. Les équipes et les laboratoires qui fonc­tionnent bien sont ceux où chacun fait bien son travail et en discute avec ses voisins, où chacun a la parole dans des réunions infor­melles, et où chacun est représenté dans les organes de décision. Les conseils de laboratoire contiennent des représentants élus de toutes les catégories de personnel. Il en est de même pour le Comité natio­nal de la recherche scientifique, qui est une originalité française. Il reste à tous les niveaux des éléments de gestion monarchique, mais c’est un frein à la recherche et non un moteur. C’est la discussion la plus large qui fait le mieux apparaître les personnalités marquantes. Le jugement des chercheurs par leurs pairs, et non par une autorité supérieure, se révèle efficace pour la sélection des leaders.

Ce n’est pas là une vision idyllique, mais elle est partielle. Certains laboratoires universitaires ou du cnrs fonctionnent de cette façon, d’autres non. La discussion collective autour du thé est une tradition dans beaucoup d’organismes de recherche publics ou à vocation publique, comme l’Institut Pasteur. Elle est plus rare dans les laboratoires industriels. Cependant la pratique scientifique semble bien établir que l’autonomie, la liberté et la responsabilité dans le travail (que, à chaque niveau, les individus et la collectivité fassent par eux-mêmes tout ce qu’ils savent bien faire) sont une ga­rantie d’efficacité.

La vie scientifique ne se borne pas au laboratoire, ni aux organismes de recherche. Elle s’appuie sur les sociétés savantes et les syndicats. À propos de sociétés savantes, j’ai mentionné la Société américaine de mathématiques. La Société mathématique de France est moins puissante, mais elle articule son action avec d’autres socié­tés savantes, la Société de mathématiques appliquées et industrielles, et la Société française de physique. L’interaction entre toutes les sciences est à l’ordre du jour dans les sociétés savantes. Elles ont un rôle essentiel pour promouvoir, diffuser et populariser le mouve­ment des sciences (à preuve, la brochure « l’explosion des mathéma­tiques » que viennent de publier la SMFet le SMAI). Les syndicats sont loin d’assurer seulement la défense de leurs membres et des in­térêts de la corporation. Les plus actifs, qui sont souvent les plus re­vendicatifs, mettent en avant les perspectives et les obstacles. Une nouvelle forme de syndicalisme est en train de germer chez les jeunes en situation précaire avec les collectifs de doctorants. La place et l’organisation des jeunes dans la vie scientifique est un problème essentiel. En science, il n’y a pas de pire ennemi de la démocratie que la gérontocratie, ni de meilleur atout qu’une prise de responsa­bilité des jeunes générations.

La démocratie dans le métier, dans le travail, dans l’entre­prise, intéresse ou devrait intéresser tous les salariés. Les droits des salariés dans l’entreprise sont régis par la loi (loi Auroux de 1984) mais la loi n’est pas respectée. Elle reconnaît par exemple un droit de regard du comité d’entreprise sur la politique de recherche, et cette clause reste en général lettre morte pour raison de secret indus­triel.

L’intervention des salariés pourrait être décisive pour empê­cher l’interruption brutale de recherches prometteuses, mais non prioritaires au regard du profit financier immédiat. Elle pourrait ser­vir de relais à de grands besoins sociaux, en France et dans le monde — je pense naturellement aux entreprises et laboratoires pharmaceu­tiques. Le moteur démocratique est actuellement une utopie parce que le moteur financier domine l’ensemble des activités humaines. S’agissant de la science, elle ne fait pas partie du débat politique ;

l’opinion publique en est mal informée, et les décisions échappent à son contrôle. Et cependant, on peut déjà imaginer avec quelque pré­vision la manière dont il pourrait fonctionner.

Les enjeux du mouvement des sciences intéressent tous les citoyens. Ils nécessitent un débat et une mise en forme à l’intérieur même des communautés scientifiques concernées. Elles peuvent et doivent élaborer les programmes de recherche, préciser les moyens à mettre en œuvre et indiquer les perspectives ouvertes. Un modèle de ce travail est fourni par les physiciens du CERN; c’est la qualité de ce travail qui a entraîné jusqu’ici les Etats européens à financer les énormes équipements nécessaires. Un autre exemple, récent, est le projet SOLEIL élaboré par la communauté des utilisateurs de LURE, le laboratoire d’utilisation du rayonnement électromagnétique d’Orsay ; dans ce cas, toutes les instances démocratiques se sont sai­sies du projet jusqu’au niveau régional, le ministère s’y est opposé pendant longtemps, le Parlement s’en est saisi et le projet est mainte­nant en cours de réalisation.

L’examen de la conjoncture et l’élaboration de la prospective pour la recherche scientifique doit se mener à différents niveaux. Au plan régional, c’est le rôle reconnu par les textes, depuis 1945, du Comité national de la recherche scientifique, que l’on appelle par­fois, improprement, le Comité national du CNRS. Son rôle, en effet, n’est pas seulement de gérer les recrutements et les carrières des chercheurs du CNRS, et les moyens donnés aux laboratoires. C’est aussi, par ses rapports de conjoncture et de prospective, de contri­buer à la définition de la politique nationale de recherche. Depuis dix ans, les rapports de conjoncture sont interdisciplinaires, et ils mériteraient une diffusion moins étroite qu’aujourd’hui. Le comité national a beaucoup de défauts, mais aussi une qualité rare : il est en grande partie élu, représentatif de toutes les catégories, et sans cesse renouvelé.

Mais sa composition est actuellement trop restreinte. Pour jouer pleinement son rôle, il devrait être élargi pour embrasser à la fois la recherche universitaire, la recherche au CNRS et dans tous les grands organismes de recherche, et la recherche industrielle ou de service. Le corps électoral devrait être élargi en conséquence. En 1982, le groupe chargé des institutions au Colloque national sur la recherche et la technologie avait suggéré, dans cet esprit, que soit créé un Conseil national de la recherche et de la technologie, avec pour mission principale de contribuer par ses rapports à l’élabora­tion d’une politique nationale de recherche, intégrant toutes ses composantes. C’est une formule plus légère et moins démocratique qui a été retenue.

Cependant l’idée réapparaît actuellement. Elle peut s’étendre au plan européen, et elle semble répondre à un besoin au plan régio­nal. À tous les niveaux, ces conseils devraient être élus et représenta­tifs, non seulement des acteurs de la recherche, mais de l’ensemble des acteurs de la vie sociale, comme l’avait été le Colloque de 1982.

Pour jouer un rôle moteur dans le développement des sciences, l’opinion publique doit d’abord prendre conscience que c’est une question qui concerne tout le monde. L’éthique des sciences, la politique de la science, intéressent la morale publique et la politique dans son ensemble. L’opinion publique peut être égarée par des publications parfois mensongères et par l’exploitation de la crédulité. La démocratie bien entendue est inséparable d’une infor­mation correcte et d’un débat organisé, et c’est là que les textes éla­borés par les scientifiques pourraient avoir le plus grand retentisse­ment. Les citoyens sont intéressés bien plus qu’on ne le croit à la recherche scientifique, à sa démarche, aux perspectives qu’elle ap­porte pour la vie des individus, l’évolution des sociétés, et les rap­ports à venir de l’humanité et de son environnement naturel.

L’eau, l’air, le climat, le pétrole, le nucléaire, les ressources naturelles, les cataclysmes, les transports, les télécommunications, l’énergie, l’alimentation, la santé, l’éducation, on pourrait pour­suivre… Ce sont des sujets de préoccupation qui ont un double as­pect, scientifique et politique. Si les citoyens veulent s’approprier la -g politique, ils créent de ce fait un appel du côté des scientifiques. —— Nous tentons une expérience, à l’UR, en organisant pour le mois de mars un colloque qui a pour objet « un recadrage républicain de la bioéthique ». Nous nous sommes adressés à un large éventail d’asso­ciations et de syndicats, et les réponses sont encourageantes.

Les quelques thèmes que j’ai indiqués : l’eau, l’air, etc. inté­ressent toute la planète. Il est urgent de s’attaquer aux déséquilibres entre Nord et Sud, entre pays développés et pays confinés dans le sous-développement. Le seul avenir possible pour l’humanité est la solidarité des êtres humains devant toutes les menaces et les incerti­tudes. La démocratie est l’expression politique de cette solidarité. Même si nous n’avons pas la possibilité de la réaliser au plan mon­dial, c’est bien au plan mondial que se joue l’avenir des hommes, et qu’on devrait envisager les développements à venir de l’activité scientifique.

Cette idée simple, de lier la science, la démocratie, et l’avenir des hommes, commence à faire son chemin. Johannesburg a été une impasse pour ce qui est des décisions, mais exprime une prise de conscience croissante des problèmes globaux de la Terre et de l’hu­manité. Science et démocratie, on en reparlera, j’espère dans 50 ans.

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