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Pierre Joliot

Professeur honoraire au Collège de France, membre de l’Académie des sciences et vice-président de l’Union rationaliste

 

Émission radio : 27/04/2003

Rationalisme et démarche scientifique

Guy Bruit : Le mois dernier, Jean-Pierre Kahane, président de l’Union rationaliste, a défini ici même, notre rationalisme. Nous voudrions aujourd’hui poursuivre l’explicitation de nos objectifs en traitant de la démarche scientifique. Nos statuts en effet affirment notre volonté de ” défendre le rationalisme et répandre la démarche scientifique dans tous les domaines où elle est pertinente “. Phrase qui semble impliquer que rationalisme et démarche scientifique sont synonymes, mais est-ce tout à fait juste ?
Pour répondre à cette question il faut sans doute commencer par s’interroger sur la démarche scientifique. Or, nombre de membres de l’Union rationaliste sont des scientifiques, quelques-uns particulièrement éminents : c’est l’un d’entre eux, professeur honoraire au Collège de France, membre de l’Académie des sciences et vice-président de l’Union rationaliste, que nous avons invité aujourd’hui. Il s’agit de Pierre Joliot. Je me rappelle, du temps de ma jeunesse, avoir lu un article, je ne sais plus très bien dans quelle revue militante, de Frédéric Joliot-Curie, qui défendait les vertus des vieux laboratoires. Il disait : il ne faut pas détruire les vieux laboratoires pour les remplacer systématiquement par des neufs tout beaux et tout modernes ; il y a une espèce de génie du lieu qui est utile à la recherche. Il me semble avoir retrouvé des échos de cela dans le livre de Pierre Joliot, paru l’an dernier qui s’appelle La recherche passionnément. Mais ce n’est pas moi qui aujourd’hui dirige l’entretien, c’est Gabriel Gohau à qui je donne la parole pour poser la première question.

Gabriel Gohau : La démarche scientifique, disait Guy Bruit, citant nos statuts, s’identifie-t-elle au rationalisme ? J’ajouterai pour préciser la question puisque vous avez, dans le récent ouvrage paru aux éditions Odile Jacob, milité pour la nécessité de l’intuition, Si ce n’est d’une certaine part de rêve dans la recherche, cela est-il compatible avec le rationalisme, lequel suppose le raisonnement et la rigueur ?

Pierre Joliot : Je pense tout d’abord que le terme < rationalisme > est souvent utilisé dans des acceptions très différentes. En ce qui me concerne, je reste persuadé que le rationalisme ne se ramène pas simplement au raisonnement et à la rigueur. Et je pense qu’il est tout à fait clair que, dans sa démarche, tout scientifique doit osciller entre deux extrêmes : accepter les connaissances de la science du moment, et être à tout moment prêt à les mettre en cause. Pour moi, le rationalisme, c’est à la fois ne pas vouloir tout détruire en faisant fi de toutes les connaissances, mais en même temps être toujours prêt à les mettre en question, car la lutte contre le dogmatisme et le conformisme me paraît vraiment à la base de toute action créative. Celle-ci suppose la liberté de penser et, pendant au moins un moment, de s’évader de la rigueur. D’une certaine manière la rigueur peut être un frein à la créativité. Mais je pense aussi que quand nous nous sommes laissés aller à une certaine liberté de pensée, il faut faire intervenir la rigueur pour tester ses intuitions qui sont souvent à la base des découvertes. Donc, pour moi, le rationalisme en science est un équilibre permanent entre intuition, liberté de pensée, liberté même de manier le paradoxe, et ensuite rigueur et raisonnement pour tester si les idées nouvelles que l’on essaye de formuler sont valables. Car l’approche rationnelle, si elle se ramène simplement à raisonnement et rigueur, est une démarche qui peut devenir totalement stérile.

G.G :Je vous entends bien. Mais je vais jouer l’avocat du diable, parce que nos adversaires, précisément, nous accusent de ne pas faire une place suffisante aux idées nouvelles. Alors, quand faut-il passer du rêve ou de l’intuition à la rigueur ? On nous dit par exemple pourquoi avez-vous pris des positions hostiles à la fusion froide ou à la mémoire de l’eau ? Seulement peut-on discerner a priori ce qui est intuition de génie et ce qui sera rêve insensé ? Est-ce qu’il y a un stade où l’on peut déterminer que ce rêve est interdit, qu’il ne fait pas partie de la science ?

P.J. : Premièrement, au départ d’une intuition, il n’y a aucun moyen, à mon avis, de distinguer entre une intuition de génie et une erreur, et beaucoup d’intuitions de génie sont des erreurs. C’est là qu’intervient la méthode scientifique : si nous prenons l’exemple de la mémoire de l’eau, d’une part, cette théorie battait en brèche, on peut dire, tous les fondements de la physique et si cette théorie avait été juste, les conséquences auraient été telles qu’il devenait extrêmement facile de confirmer ce phénomène extrêmement extraordinaire. Mais c’est vrai qu’il n’y a pas de barrière, il n’y a aucune barrière absolue entre l’intuition géniale qui va conduire à une découverte et l’intuition, qui peut être géniale mais qui est fausse, ou l’erreur scientifique pure et simple. Et c’est toute la difficulté de l’évaluation. C’est pour cela que, pour des raisons, je dirais, presque rationnelles, je prétends que l’évaluation doit toujours être prudente et laisser une place pendant un certain temps à la possibilité d’erreur. Si l’on applique une démarche trop rigoureuse trop tôt, on peut tuer des idées géniales dans l’œuf. A l’inverse, une idée qui est fausse, eh bien très rapidement il se révèle que personne ne peut reproduire les faits ou que les conséquences prévues par cette intuition soi-disant géniale sont fausses, et nous sommes ramenés rapidement à la réalité. Mais en ce qui concerne sa propre démarche scientifique, je pense que cette alternance de liberté et de rigueur me paraît parfaitement justifiée dans un cadre de raisonnements rationnels. Pour moi, les deux ne sont pas contradictoires : liberté, créativité et ensuite, raisonnement et rigueur sont deux attitudes complémentaires. Un grand scientifique doit obligatoirement manier ces deux attitudes ; s’il n’en manie qu’une, il sera toujours inefficace.

G.G. : Oui, mais il doit rester sous le contrôle du reste de la communauté scientifique qui, elle, n’est pas obligée de partager ses intuitions. Dans le cas de la mémoire de l’eau, je crois qu’il y avait des critiques très visibles, qui faisaient que la communauté scientifique avait le droit de la refuser.

P.J. : Les conséquences de cette théorie étaient telles que, à mon avis, il était relativement facile de montrer que ces idées n’étaient pas raisonnables. Mais à l’inverse, il faut reconnaître, si je prends mon propre domaine, mais ceci est vrai dans tous les domaines de la science, que les théories les plus nouvelles et maintenant universellement admises ont eu la plupart du temps énormément de mal à s’imposer, et j’aurais même tendance à définir la nouveauté d’une théorie ou d’une idée par la difficulté qu’elle a à s’imposer dans la communauté scientifique. C’est pour moi la définition d’une idée réellement nouvelle, mais, et ceci est aussi un raisonnement rationnel, il n’y a pas de moyen de détecter d’une manière évidente ce qui est nouveau et génial et ce qui est erreur. Et quand vous vivez dans votre laboratoire, vous êtes confrontés tous les jours à ce problème, vous ne savez pas ce qui est nouveau et important et ce qui est simplement une erreur scientifique, il vous faut beaucoup de temps vous-même pour faire le tri entre le vrai et le faux.

G.G. : Autre aspect de la question depuis Claude Bernard notamment, on présente la démarche scientifique sous la forme du raisonnement, qu’on nomme hypothético-déductif, parce que devant un problème à résoudre, le chercheur formule une hypothèse puis met en place une expérimentation pour la vérifier. Mais l’hypothèse est un pari et on ne peut engager les frais et le temps de l’expérience que si celle-ci a de bonnes chances de réussir. Alors ne se livre-t-on pas à un calcul de probabilité, explicite ou implicite, et ne risque-t-on pas d’éliminer l’hypothèse qui nous semblerait improbable et qui pourrait être pourtant très riche de perspectives ?

P.J. : Je ne voudrais en rien critiquer Claude Bernard, mais je suis toujours un petit peu réservé sur ce genre de déclarations. Bien sûr, pour faire une expérience, il faut formuler une hypothèse. Mais cela sert surtout à bien construire une expérience. Seulement l’expérience elle-même, la plupart du temps, va vous donner un résultat inattendu qui n’a rien à voir avec l’hypothèse qu’on a formulée, et pour moi le scientifique de talent est celui qui sait profiter de cette chance, que beaucoup de scientifiques considèrent trop comme une malchance avoir un fait nouveau qui ne correspond pas à ce que l’on a prévu. Le scientifique doit être opportuniste, les grands scientifiques sont ceux qui savent profiter de la chance.
Pour en revenir à la fin de votre question, je dirais que toutes les fois qu’il est possible de faire une expérience, il faut la faire et surtout il ne faut pas trop réfléchir avant, et la plus grande critique que je fais à la science moderne, celle de l’informatique et des ordinateurs, c’est la tendance de beaucoup de chercheurs de commencer à déterminer par le calcul, avant l’expérience, si l’expérience vaut la peine d’être tentée. Il vaut toujours mieux commencer par faire l’expérience, et la plupart du temps on s’apercevra que la réponse n’est absolument pas celle que l’on attend. Mais là où mon attitude rationaliste intervient c’est que le choix, quand même, dépend du coût de l’expérience. J’ai, par exemple, la chance, alors que les appareils que j’utilise sont chers, de faire des expériences qui ne coûtent pas cher. Eh bien mon attitude, c’est toujours de faire l’expérience avant de réfléchir. En revanche, si je travaillais dans le spatial et que j’envoyais des satellites vers des mondes inconnus, une telle attitude ne serait pas acceptable parce que le coût de l’expérience et le coût de l’erreur est trop grand, donc il faut pondérer. Mon attitude rationnelle c’est de dire quand l’expérience n’est pas chère, il faut toujours faire l’expérience sans trop réfléchir, mais plus l’expérience est chère, plus malheureusement on est forcé de réfléchir. On citait tout à l’heure mon père qui était un grand physicien nucléaire, il était extrêmement inquiet du fait que le poids et le coût des appareils modernes utilisés dans la physique nucléaire, rendaient cette démarche impossible. Lui, à son époque, avait toujours travaillé par cette méthode, d’abord faire l’expérience, voir le résultat et ensuite réfléchir. Mais l’attitude rationnelle, évidemment, est dictée aussi malheureusement par la simple considération de coût d’une expérience.

G.G. : J’en reviens à votre domaine en matière médicale puisque vous êtes biologiste, dans quelles circonstances peut-on tenter un traitement en sachant qu’il a peu de chance de réussir ?

P.J. : Vous tombez sur un problème qui est très éloigné de ma compétence. je pense qu’il est bien évident que s’il s’agit du traitement d’un patient, d’un malade, l’attitude qui consiste à essayer pour voir n’est absolument pas tolérable. En médecine se posent des problèmes éthiques qui ne sont pas ceux qui se posent dans la science que je pratique tous les jours. Il est évident que la démarche que je viens de décrire ne peut pas être appliquée, il faut énormément d’expériences préliminaires, Si possible sur des animaux ou sur des cellules vivantes en culture, avant de tenter une expérience sur un homme. Je pense que là nous tombons dans un problème qui transcende totalement les règles normales de la recherche scientifique.

G.G. : Depuis que la recherche est devenue, au moins en parole, une priorité des gouvernements, les gestionnaires déclarent vouloir la rationaliser, c’est-à-dire accroître ses chances de succès et réduire ses coûts. Cette rationalisation passe par des appels d’offre nationaux ou européens, assortis de conditions d’organisation et limités à des domaines jugés porteurs ou prioritaires. Cela paraît rationnel, je répète le terme, au moins pour le contribuable. Pourtant je crois que vous trouvez que la rationalisation en ce sens là n’a rien à voir ni avec notre rationalisme ni même avec la démarche scientifique. Pouvez-vous expliquer ce paradoxe ?

P.J. : Je pense qu’on tombe, en effet, en quelque sorte sur une déviation, une contradiction avec le terme de rationalisme tel que je le conçois. Je pense qu’il est strictement impossible de rationaliser une activité créatrice, qu’il s’agisse de peinture, de musique, d’écriture ou de science, la création ne se rationalise pas et je ne voudrais même pas employer ce terme qui me paraît mal adapté. Je pense pouvoir montrer par un raisonnement rationnel, ce qui est tout à fait différent, qu’un certain désordre, générateur de liberté, est indispensable dans l’organisation de la recherche, car toute rationalisation de la recherche obligatoirement se traduirait par une perte de liberté. J’irai un cran plus loin : la créativité en science est indissociable du droit à l’erreur : si un chercheur n’a plus le droit à l’erreur, il n’a plus le droit de créer. Si on n’accepte pas, quitte à choquer justement le contribuable, un certain gâchis, c’est-à-dire que certaines recherches n’aboutissent pas, eh bien aucune recherche n’aboutira. Pour moi c’est là la différence entre une approche rationnelle du problème d’organisation de la recherche et la rationalisation de la recherche qui paradoxalement ne peut conduire qu’à sa stérilisation.

G.G. : Voilà des propos, Pierre Joliot, qui je l’espère seront entendus en haut lieu. Je vous remercie.

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