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Gérard Fussman 

Agrégé de lettres classiques, professeur au Collège de France.

15 décembre 2014

Terrorisme, islam et fanatisme

Depuis quelques années les massacres et exactions commis en Afrique, au Moyen- Orient et en Europe par des groupes et des individus se réclamant de l’islam font que dans l’esprit de beaucoup de gens, le terrorisme est intrinsèque à l’islam. Nos gouvernants l’ont bien compris. Ils ont tout essayé pour éliminer les mots « musulman, islamique, islamiste » du vocabulaire officiel. Les groupes jihadistes que les troupes françaises ont pourchassés au Mali ont vite été rebaptisés terroristes ; on nous a expliqué qu’en fait c’étaient des bandits et des trafiquants. Comme si de simples bandits se préoccupaient de détruire les tombeaux de saints, de fouetter les femmes mal voilées et de couper la main aux voleurs ! Le groupe auto- proclamé État Islamique en Syrie et au Liban (maintenant Califat Islamique), d’abord appelé par ce nom ou son acronyme (français EI, anglais ISIL) est désormais officiellement désigné par son acronyme arabe Daech qui, pour un non-arabisant, n’évoque en rien l’islam. On peut comprendre le légitime souci des responsables politiques de ne pas confondre les individus (musulmans) et leur religion. On peut encore mieux comprendre le désir de ne pas considérer comme complices de ces massacres les très paisibles musulmans que nous côtoyons tous les jours et qui sont tout autant que nous horrifiés par des massacres dont les premières et plus nombreuses victimes sont les musulmans du Proche-Orient. Il est plus contestable de vouloir entièrement dédouaner les prêcheurs islamiques, pour beaucoup formés en Arabie saoudite ou en Égypte, et les gouvernements officiellement musulmans des pays (Arabie saoudite, Qatar, Turquie) qui, bien qu’étant nos alliés et nos clients et qu’ils nous financent, ont à des degrés divers soutenu la création et le développement de ces organisations terroristes ou au minimum fermé les yeux. Au-delà de l’émotion suscitée en Occident par l’assassinat de deux journalistes américains, d’un humanitaire britannique et d’un alpiniste français, il serait bon, pour les rationalistes, les politiques et la population de regarder ces événements avec un peu de recul. Commençons par rappeler quelques faits évidents que personne n’évoque.

Le premier de ces faits est que plus les victimes sont proches de nous, plus l’émotion est forte. Il a fallu que deux journalistes américains se fassent décapiter pour que le Président Obama obtienne l’appui populaire qui lui a permis d’ordonner des bombardements en Irak et en Syrie. L’intervention française au Mali n’a guère soulevé l’enthousiasme en France. L’assassinat d’Hervé Gourdel a recréé un climat d’union nationale. Mais personne ne s’est offusqué, ne serait-ce que parce que la presse n’en a rien dit, que le même jour un gardien de prison pakistanais ait assassiné dans sa cellule un Pakistanais chrétien à passeport britannique (double nationalité) accusé d’avoir blasphémé contre le Prophète, accusation sans cesse répétée au Pakistan et qui cause la mort légale ou par lynchage d’une dizaine d’individus chaque année. Personne ne remarquera qu’aujourd’hui même (26 septembre 2014) les talibans afghans ont décapité 12 musulmans dans un village afghan. Quant aux massacres commis par EI en Irak contre les chiites, ils n’émeuvent personne en Europe. Par contre l’exode des chrétiens de Mossoul a bouleversé les chrétiens du monde entier. Demandons- nous toujours comment nous agirions si nous pouvions acquérir, sans risque aucun, un grand avantage en provoquant par un simple acte de volonté la mort d’un vieux mandarin habitant Pékin dont nous ne saurions rien[1]. Rappelons-nous toujours que pour un humaniste, la mort d’un innocent (et même d’un coupable) devrait entraîner le même sentiment d’horreur que celui-ci habite aux antipodes ou dans notre village.

Le second de ces faits est que les sociétés n’évoluent pas au même rythme. La peine de mort, l’esclavage, l’infériorité légale de la femme sont des archaïsmes dont nous reprochons le maintien aux sociétés à majorité musulmane alors que la peine de mort a été largement appliquée en France pendant la guerre d’Algérie et qu’elle l’est toujours dans le modèle de démocratie que seraient les USA, que l’abolition de l’esclavage en Occident et en Amérique a été difficile à faire admettre (songeons à la Guerre de Sécession), et que le droit de vote a été accordé aux femmes françaises en 1945 seulement. Les religions ne sont pour rien dans l’existence de ces archaïsmes même si ceux qui s’opposent à leur élimination sont souvent des clercs et invoquent l’autorité de textes qu’ils considèrent comme sacrés. Ces textes traduisent seulement l’état de la société à l’époque où ils ont été composés. L’islam ne se distingue pas particulièrement dans ce domaine. Il suffit d’évoquer la position actuelle de l’hindouisme, du judaïsme et des églises chrétiennes (plus exactement de beaucoup d’hindous, des juifs orthodoxes et du clergé catholique) vis-à-vis des femmes pour s’en convaincre. Par contre le rôle de la croyance religieuse comme obstacle à l’évolution des mœurs est indéniable. Les textes que les historiens et les rationalistes considèrent comme humains, datés et donc caducs ou révisables ont pour le croyant été dictés par Dieu ou ses prophètes et sont des modèles[2] ou des injonctions à suivre sous peine de châtiments éternels.

Un troisième fait est que le sentiment d’horreur varie selon les cultures. Un Français aura du mal à manger des scarabées vivants ou du chien comme le font les habitants de l’Asie du Sud-est, mais avalera avec plaisir des huîtres vivantes et de l’agneau, et paiera même fort cher pour cela. La même différence se voit dans les méthodes de mise à mort. Un Indien se suicide en se jetant dans le feu, parfois par pendaison, jamais en se noyant sauf dans le Gange. Les suicides par le feu sont extrêmement rares en France. Au Moyen-Orient, l’égorgement est une façon ordinaire de mettre à mort les animaux de boucherie et les hommes (en particulier dans le cas des vendettas légales). Cela nous fait horreur, mais la décapitation était en France un privilège accordé aux seuls nobles. Les manants étaient pendus. Il n’y a pas si longtemps des foules se rassemblaient devant les prisons françaises pour se délecter du spectacle offert par la guillotine. Durant la Révolution française, on montrait la tête du guillotiné à la foule, qui applaudissait. Entre les musulmans du Moyen-Orient qui coupent la tête par devant et nous qui la coupions par l’arrière, y-a-t-il vraiment une différence ? Y-a-t-il une différence dans la barbarie entre ceux qui égorgent un homme en discourant devant les caméras et ceux qui organisent ce qu’il faut bien appeler une cérémonie de mise à mort légale, elle aussi filmée et diffusée sur les écrans, de condamnés (dont beaucoup se sont révélés par la suite innocents) ligotés sur la chaise électrique ou entravés sur un lit où on leur injecte des poisons qui mettent de très longues minutes à agir ? La lente agonie par le garrot espagnol, en usage encore dans les dernières années de Franco, n’avait rien à voir avec l’islam. L’islam n’est pour rien non plus dans l’usage de la torture. Celle-ci est jugée légitime par l’administration Bush qui l’a utilisée sur des prisonniers tous musulmans. Beaucoup d’autres pays l’ont fait et le font sans se soucier de couverture légale. Les membres de Daech, s’ils ont quelque culture historique, pourraient nous dire : regardez ce que vous avez fait en Algérie !

Ne soyons pas dupes non plus du mot « terroriste ». La terreur comme moyen d’élimination ou d’intimidation des ennemis est vieille comme le monde. Les Montagnards de la Révolution française l’ont proclamée. Une vingtaine d’années plus tard, la droite royaliste, revenue au pouvoir, a organisé la Terreur blanche. Les terroristes russes de la fin du XIXe siècle ont modifié le concept : la terreur est devenue pour des groupes révolutionnaires minoritaires et pourchassés un moyen légitime de faire entendre ou avancer leurs revendications. Depuis le terme est à double usage. Les terroristes d’hier sont souvent les héros de demain. Les nazis qualifiaient tous les résistants européens de terroristes. A la fin de la guerre ceux-ci sont devenus des modèles, des hommes politiques respectés. Les terroristes israéliens de l’Irgoun, les terroristes catholiques irlandais du Sinn Fein sont devenus ministres. Les terroristes algériens du FLN dirigent l’Algérie indépendante ; ceux de l’OAS sont toujours considérés comme des héros par nombre de Français revenus d’Algérie. Pour un musulman du Proche-Orient, les chiites du Hezbollah libanais et sunnistes du Hams gazaoui, officiellement qualifiés par l’Occident de terroristes, sont des résistants courageux, ceux d’Irak et de Syrie également. On peut d’ailleurs se demander ce qui est le plus terrorisant, une bombe posée par un individu qui souvent y laisse sa vie, ou une bombe dix fois plus forte lancée par un aviateur bien payé qui ne risque rien et obtiendra une décoration ? Qu’est ce qui est le plus horrible, avoir la gorge coupée ou être inondé de napalm enflammé ? Ne nous laissons pas abuser par les mots. La barbarie n’est pas propre à l’islam, ce n’est pas seulement celle des autres. C’est une tentation universelle, un archaïsme qui subsiste même dans les sociétés les plus évoluées et les moins religieuses. Il faut la combattre partout dans le monde et ne pas croire que nous en serions exempts. « Le ventre est encore fécond d’où est sorti la bête immonde ».

Bien qu’ils aient presque toujours des causes multiples, on peut élaborer une typologie des massacres de masse, qui sont aussi une addition de massacres individuels. Il y a d’abord le massacre systématiquement organisé, de sang froid, pour prévenir un éventuel danger ou faire place nette pour une nouvelle population. L’islam ne l’a pas inventé. L’antiquité polythéiste, qui ne connaissait ni le racisme ni les guerres de religion, l’a largement pratiqué, que ce soient les très civilisés Grecs ou les moins civilisés Romains (Carthage). Le massacre des Innocents sur l’ordre du juif Hérode appartient à la même catégorie. Le païen Attila et le très musulman Tamerlan aussi ne sont guère connus aujourd’hui que par les massacres qu’ils ont organisés. On peut trouver facilement des exemples plus récents : le massacre des Indiens d’Amérique du nord et du sud par les colons venus d’Europe pour faire place nette, le massacre des Arméniens par les Turcs en 1915 et en 1916 pour éliminer un possible danger intérieur, celui des Slaves par les nazis pour permettre la colonisation allemande de l’Europe orientale, celui des Hutus par les Tutsis etc. Les exemples ne manquent pas dont on ne peut attribuer la responsabilité ni à l’islam ni même à la croyance religieuse. Mais les musulmans ne sont pas en reste : massacre en 627 des hommes de la tribu juive des Médine des Banu- Khuraiza sur ordre du Prophète, tueries de masse d’hindous dans l’Inde conquise, etc.

Une deuxième catégorie, très proche, est celle de la punition collective organisée par le pouvoir ou ses représentants afin de briser toute résistance et d’en empêcher le retour par la terreur. Thèbes révoltée fut rasée en 335 avant notre ère par la Confédération corinthienne, présidée par Alexandre, qui plus tard fit subir le même sort à nombre de cités indiennes. Le païen Gengis Khan faisait passer au fil de l’épée tous les habitants des cités qui avaient osé lui résister. Les représailles ordonnées plus ou moins de sang-froid comme à Tulle ou Oradour- sur-Glane font partie de cette catégorie. On peut aussi y ranger, même quand on veut leur trouver des excuses, le bombardement de Dresde, celui d’Hiroshima ou la dernière guerre de Gaza. Les Français s’interrogeront sur la guerre de Vendée ou les massacres de Sétif et Guelma en 1945.

La troisième catégorie est celle des guerres de religion dont on ne sait qui en fut le triste inventeur. Certes la conquête arabe du Moyen-Orient et de l’Afrique du nord s’est faite au nom d’Allah, mais les motifs en étaient autant politiques et économiques que religieux ; les populations conquises n’étaient pas systématiquement exterminées ou converties de force. Ce sont les catholiques qui ont inventé le fameux « Tuez les tous, Dieu reconnaîtra les siens », ce sont les chevaliers catholiques Teutons qui commirent les massacres de Pskov (voyez Alexandre Nevski), et ce sont les catholiques français qui ont déclenché le massacre de la Saint-Barthélémy. On a vu récemment les bouddhistes singhalais, adeptes d’une religion qui a poussé très loin l’interdiction de tuer, massacrer les Tamouls hindous, qui n’étaient pas en reste, les bouddhistes birmans ou thaïs massacrer leurs compatriotes musulmans. Toutes les religions ont eu leurs guerres. Elles n’en sont pas les seules causes. Tuer au nom de Dieu permet aussi d’éliminer des prétendants au pouvoir et de se saisir de leurs biens. Mais il est moins facile de le faire quand on ne se couvre pas de l’autorité divine.

Restent les massacres purement dus au racisme. Les nazis ne les ont pas inventés. Le racisme a joué son rôle dans les massacres d’époque coloniale, en Afrique, en Asie, en Amérique. Le racisme (l’hérédité du sang juif, celui des assassins de Jésus) n’est pas étranger au fonctionnement de l’Inquisition catholique pour qui tout descendant de juif, fût-il converti depuis des générations, était suspect. Mais seuls les nazis et leurs disciples européens ont théorisé et porté à son paroxysme la haine et la peur du sang juif et du métissage avec les « sous-hommes », qu’ils soient juifs, tziganes ou slaves. Ils sont seuls à avoir envisagé et mis en œuvre ce qu’ils appelèrent la solution finale. A cette époque, alors que presque tous les pays occidentaux fermaient leurs frontières, la Turquie kémaliste accueillait dans ses universités les intellectuels juifs capables de fuir l’Allemagne. Que les nazis aient profité de la haine du juif pour éliminer des concurrents dans le commerce, l’industrie, l’université, au barreau etc. et confisquer leurs biens (les pétainistes en ont fait de même) n’enlève rien au fait que leur action ait été motivée par un racisme viscéral qui ne se préoccupait guère des motivations idéologiques dont il se parait.

L’islam ne saurait être considéré comme responsable de la barbarie des crimes commis en son nom. Il suffit d’avoir parlé à un Français de confession musulmane ou d’avoir voyagé en pays musulman lorsque celui-ci est (était) en paix pour savoir que l’islam répudie le racisme et prône l’hospitalité envers l’étranger et la solidarité envers les pauvres. Je ne dirai pas pour autant que c’est une religion d’amour et de paix comme l’affirment en toute bonne foi ses défenseurs. C’est une religion, qui comme toutes les religions, a des aspects contradictoires, d’amour et de haine, ses Saint-Vincent de Paul et ses Torquemada. Relisons Candide et ce que Voltaire disait des Turcs, bien plus tolérants que les catholiques de son époque. L’islam, responsable de beaucoup de violences, a aussi ses soufis mystiques et quiétistes que les sunnites les plus orthodoxes considèrent comme hérétiques et à l’occasion massacrent. Le judaïsme a ses humanistes et ses colons racistes applaudissant aux massacres de Gaza. Un même texte hindou a des passages d’une violence extrême et d’autres qui prônent la non-violence. Les renonçants indiens nus (sadhus) prennent souvent la tête de manifestations extrêmement violentes contre les laïcs ; certains mènent les pogroms anti- chrétiens ou anti-musulmans tout comme il y a relativement peu de temps les popes et les moines orthodoxes marchaient en Russie à la tête des pogroms en brandissant les saintes icônes. Le bouddhisme dont tous les textes interdisent la mise à mort des êtres vivants reporte cette violence dans les enfers ; les moines bouddhistes de Sri Lanka et de Thaïlande sont parfois des fauteurs de guerre. Professer le bouddhisme n’a pas empêché les très civilisés Japonais d’être les auteurs de massacres sans nom. Il en est de même pour les idéologies progressistes qui prônent la fraternité et la solidarité. Certaines finissent par justifier la violence pour le bon motif, qu’il s’agisse des Républicains de 1793 ou des Soviétiques. Le nazisme seul a refusé tout sentiment d’humanité.

Il est clair que le désir de meurtre, la barbarie, la peur et le refus de l’autre, le repli sur soi et le groupe le plus proche (famille restreinte ou élargie, clan etc.) sont inscrits dans la nature humaine. Ils sont le fruit de réflexes que l’évolution et le progrès n’ont pas encore réussi à éliminer. Il suffit, pour s’en convaincre, de se reporter à sa propre expérience et de voir combien notre première réaction est négative devant un mendiant, surtout s’il est étranger, ou un émigré sans papiers qui vole de quoi manger, ou tout simplement devant quelqu’un qui viole les codes vestimentaires, punk, gay ou femme voilée. Il faut prendre sur soi et en appeler à la raison pour surmonter le réflexe raciste. Les journaux regorgent de faits de violence qui montrent à quel point celle-ci est encore répandue dans notre société laïque, violence des bandits, mais aussi des maris et des amants (pas tous), des supporters de football (pas tous), des écoliers entre eux (pas tous) etc. Supprimer la peur de l’autre, le racisme, le recours instinctif à la violence suppose un effort constant, qui commence à l’école. C’est sans doute là qu’il faut faire porter le plus l’effort et qu’on le fait porter le moins. Il ne suffit pas de quelques cours théoriques de morale civique ou de leçons d’histoire où l’on explique les croisades en faisant très attention à ne choquer personne. L’apprentissage du refus du réflexe raciste et violent et son remplacement par un réflexe humaniste et rationnel ne peut se limiter à la délivrance occasionnelle d’un cours théorique. Il faut ce que Bourdieu appelle une inculcation, un rappel de tous les instants, seul capable de détruire les habitus (les réflexes incorporés) et de les remplacer par d’autres. Qu’on parle de socle commun de connaissances ou de programmes, cette inculcation doit être de tous les instants. C’est la mission de l’école républicaine et laïque. Il est clair que nos enseignants n’y sont ni formés ni préparés ni soutenus pour ce faire. Nous avons besoin qu’ils redeviennent les hussards de la République. Tous ceux qui versent des larmes sincères sur les massacres d’Irak et de Syrie, sur la mort d’Hervé Gourdel, devraient se persuader que partout où l’école ne joue pas ce rôle d’inculcation, partout où des politiciens agitent sans arrêt la peur de l’immigré, parfois installé dans le pays depuis des générations, l’horreur peut revenir, y compris en Europe. Les années noires de l’Allemagne et de la France, le fascisme, le franquisme, le terrorisme irlandais ne sont pas si loin de nous que nous puissions nous flatter de ne jamais retomber dans la barbarie.

Ne nous laissons pas abuser. L’entrée en guerre des pays occidentaux contre l’EI, quoiqu’on nous en dise pour nous la faire approuver (et je l’approuve), n’est pas motivée par des raisons humanitaires, pour lutter contre la barbarie, ni même par la peur du très réel danger intérieur que représenteront les jihadistes revenus de Syrie ou du Liban. Si c’était le cas, ces mêmes pays seraient intervenus en 1982 lors des massacres de Sabra et Chatila, cette année lors des massacres de Gaza (plus de 2000 personnes, dont 500 enfants). Nous n’intervenons pas en Somalie, où les droits de l’homme et l’humanité ne sont guère plus respectés qu’en Irak, et très peu en Afrique. L’intervention massive des USA et de leurs alliés occidentaux et arabes en Irak et en Syrie répond à la perception que les succès militaires de l’EI sont un danger mortel pour ce que l’on appelle les équilibres moyen-orientaux, pour le dire autrement le partage du pouvoir et des ressources naturelles établi sans consultation aucune des populations locales par les Britanniques, les Français et les Américains au lendemain de la première guerre mondiale lors du partage des dépouilles de l’empire ottoman. Ce pseudo-équilibre a depuis été maintenu par les moyens les plus divers, répression sanglante des mouvements nationalistes et progressistes, installation par les coups d’état ou des élections truquées de gouvernements amis, renversement par des moyens divers des gouvernements nationalistes. Les Occidentaux ont délibérément mis ou maintenu en place des gouvernants musulmans réactionnaires et bigots, meilleure garantie possible contre les idées progressistes et communistes. Ils ont fermé les yeux sur leur politique qui maintenait la plus grande partie de la population dans l’ignorance et la soumission à l’islam le plus traditionnel. Ils ont profité de l’exploitation du pétrole et récupéré une partie de la part de profits laissée à ces gouvernants (les royalties de l’exploitation pétrolière) en accueillant à bras ouverts les émirs arabes dans les palaces de leurs capitales, leurs commandes à nos entreprises et maintenant leurs investissements dans celles-ci. Cette construction centenaire est remise en cause par le développement incontrôlé et pour l’instant incontrôlable de l’EI, mouvement violemment anti-occidental et anti-gouvernemental, qui a brûlé tous ses vaisseaux en massacrant ses prisonniers qu’ils soient occidentaux ou musulmans et qui, se proclamant Caliphat, exige la soumission absolue de tous les gouvernants de pays musulmans.

Il ne faut pas avoir d’illusions. Si jamais les bombardements et le réarmement de l’armée irakienne réussissent à anéantir l’EI tel que nous le connaissons aujourd’hui, le mouvement renaîtra de ses cendres sous une autre forme car il s’appuie sur des frustrations sans cesse ravivées résultant d’une vision pas entièrement fausse du passé arabo-musulman et de l’impérialisme. Comment penser que les musulmans du Proche-Orient puissent croire à la sincérité de nos déclarations contre la barbarie quand ils nous voient assister sans rien faire aux bombardements de Gaza et à la mort d’enfants dont ils sont proches par la religion, la langue et la géographie ? Comment peuvent-ils croire à nos éloges de la démocratie quand ils nous voient soutenir le coup d’état militaire sanglant du général Al-Sissi en Égypte, obtenir par la pression le remplacement du premier ministre irakien par un Irakien plus souple, qui se trouve aussi être un citoyen britannique, et décider, par la pression également, du nom du Président de l’Afghanistan désigné après des élections dont le dépouillement, sinon le déroulement, fut une farce sans nom ?

La guerre contre l’EI ou ses successeurs sera longue car les Occidentaux et leurs alliés sont pris à contre-pied. On a assisté en moins de deux semaines à un spectaculaire renversement d’alliances, les USA devenant les alliés objectifs de l’Iran chiite, de Bachar-el Assad et du Hezbollah libanais tout en maintenant (pour combien de temps encore ?) le discours qui les stigmatise. Les maronites libanais, sur lesquels la diplomatie française s’appuie depuis des siècles, se rapprochent du régime syrien et du Hezbollah parce l’EI, qui pourchasse ou massacre les chrétiens partout où il avance, représente aujourd’hui pour eux un danger plus grand que le chiisme du Hezbollah ou le laïcisme de Bachar-el Assad. Les gouvernants d’Arabie saoudite et du Qatar se voient forcés d’intervenir contre un mouvement qu’eux ou leurs citoyens les plus aisés ont largement financé et dont l’idéologie s’inspire du wahhabisme qu’ils ont répandu dans le monde à coup de pétro-dollars. L’EI en effet les exècre autant qu’il exècre les Occidentaux dont ils sont à la fois les protégés et les soutiens. La Turquie est contrainte d’accueillir des milliers de Kurdes et d’accepter l’armement des Kurdes de Syrie et d’Irak alors qu’elle est en guerre sur son sol contre le mouvement nationaliste laïque kurde. Le gouvernement chiite irakien doit laisser les USA faire la cour aux tribus sunnites irakiennes ralliées à l’EI et armer les peshmergas du Kurdistan irakien, au risque de hâter une indépendance que ceux-ci revendiquent depuis des années et qui remettra en cause les frontières actuelles de la Turquie, de l’Irak et de la Syrie. Les diplomates occidentaux ont beaucoup de soucis à se faire. Les états-majors et les marchands d’armes, eux, peuvent se réjouir : les budgets militaires, qui en Europe et même aux USA allaient diminuant vont à nouveau augmenter.

Le départ de tant de citoyens occidentaux pour le jihad, dont beaucoup de Français et de convertis récents, montre à quel point nos gouvernants et la population ont peu pris conscience du désespoir de jeunes gens que ni l’école ni l’emploi n’ont intégrés dans notre tissu social. La gauche dans l’opposition le dit depuis des années. La gauche au pouvoir n’a rien fait et même rien dit. Si la donne ne change pas, si nous ne réglons pas le problème social et si nous ne donnons pas, par l’école, à ces jeunes gens le moyen de comprendre par eux- mêmes que la religion n’est pas une excuse à la barbarie et à l’archaïsme social, il n’y a pas lieu d’être optimiste. Ce n’est pas une raison pour abandonner le combat.

  1. Question inventée, selon Balzac, par Rousseau, et à laquelle répondent à leur manière les pilotes américains qui, confortablement assis dans une pièce climatisée au Nevada, déclenchent des tirs de drones contre les talibans, ou prétendus tels, pakistanais et afghans qu’ils ne voient pas car ce sont des maisons ou des véhicules qu’ils détruisent.[↑]
  2. C’est le cas de la vie du Prophète pour tous les Musulmans. La vie de Jésus a beaucoup moins inspiré les chrétiens malgré le succès de L’imitation de Jésus-Christ.[↑]

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