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Alain Bentotila

Professeur à l’université Paris-Descartes

1er avril 2011

Une école à bout de souffle

Il fut un temps ou la sélection était telle que l’on garantissait aux enseignants de leur  «livrer»  des classes, sinon homogènes, du moins raisonnablement hétérogènes : les  «milieux de classe»  étaient majoritaires et donnaient à l’ensemble une stabilité qui permettait d’avancer sans trop de chaos. Cette  «hétérogénéité contrôlée»  n’était pas simplement d’ordre social ; elle tenait au fait qu’une majorité d’élèves partageaient une certaine idée de l’école et étaient convaincus de la nécessité d’y venir. L’école était considérée comme un lieu particulier ; on s’y comportait de façon particulière. On en acceptait les règles, on se soumettait à ses rituels par crainte plus que par plaisir, mais sans exaspération. En bref, les élèves entraient en petit nombre en sixième en possédant les rudiments de leurs métiers d’élèves. Ajoutons que la régularité des contrôles et l’exigence des examens imposaient aux programmes clarté et pérennité. On y acquérait une culture et des savoirs communs, certes assez stéréotypés et rigides, mais qui constituaient des repères partagés et des signes de reconnaissance endogènes.  «Paris vaut bien une messe»,  «Roland de Roncevaux»,  «le vase de Soisson»  ne constituaient pas un paradigme de savoirs d’une exceptionnelle qualité mais, tous, nous partagions ces clichés et surtout nous savions où nous les avions appris et qui nous les avait appris.

Lorsque s’est levée la barrière d’une sélection qui, reconnaissons-le, était injuste et cruelle, un nombre considérable d’enfants, auparavant écartés, se sont trouvés précipités dans un système qui n’était pas conçu pour eux. Le filtre culturel et social ayant été retiré, l’école s’est trouvée mise au défi d’instruire des enfants de moins en moins éduqués : de l’école, on leur avait donné des représentations confuses et parfois négatives ; du langage, ils n’avaient acquis qu’une maîtrise très approximative ; en guise de repères culturels, très vite, ils n’ont eu que l’éclairage glauque d’une télévision de plus en plus débile ; quant à la médiation familiale, ils n’en connaissaient souvent que le silence, l’indifférence et, parfois, la violence. Ces  «nouveaux écoliers»  ont posé, année après année, à un système scolaire figé, un problème dont la gravité n’a fait que croître jusqu’à menacer aujourd’hui son intégrité.

Lorsqu’il fut décidé d’ouvrir largement les portes de l’école à tous les enfants de ce pays, nous avons collectivement pris l’engagement de les y recevoir tous tels qu’ils étaient : ceux issus de catégories sociales peu favorisées , mais aussi ceux de plus en plus nombreux  «venus d’ailleurs» , en équilibre culturel et religieux instable. Cet engagement ne pouvait être tenu au sein d’une école qui était construite pour accueillir des privilégiés préalablement triés. Il eût fallu que cette école se transformât en profondeur dans ses contenus, sa pédagogie, la formation de ses maîtres et ses finalités professionnelles. Elle est en fait restée quasiment identique à elle-même. Même si elle a donné le change en multipliant des filières qui n’étaient en fait que des voies de garage, elle a navigué entre complaisance et cruauté, maquillant l’échec en abaissant régulièrement ses ambitions et ses exigences. Si elle a réussi la massification de ses effectifs, elle a complètement raté sa démocratisation.

Aujourd’hui, à l’entrée au collège, 10 % des enfants se trouvent en situation de grande difficulté de lecture et encore bien plus d’écriture. Brutalement livrés à eux-mêmes dans la structure morcelée d’un collège  «inique» , ces élèves vont s’enfoncer, année après année, dans le long couloir de l’illettrisme. Ils vont vivoter pendant quatre ou cinq ans sans tirer le moindre parti de leurs études, et l’institution les passera par pertes et profits. L’école primaire les a maintenus en survie sans vraiment parvenir à les remettre à niveau ; le collège les achève. Il y a là comme une espèce de scandale. Ils ont toujours été en retard sur les compétences affichées. Ils ont souffert d’un déficit et d’une rigidité de langage à cinq ans ; ils ont acquis quelques aptitudes au décodage des mots à huit ans alors qu’il convenait de comprendre des textes simples ; ils sont difficilement parvenus à repérer quelques informations ponctuelles à douze ans quand on attendait qu’ils soient des lecteurs autonomes et polyvalents. Ils ont très tôt endossé le costume de l’échec et ne l’ont plus quitté.

Mais ne pensez pas que seuls les 10 à 15 % de futurs illettrés sont en divorce scolaire ; le nombre des désenchantés augmente régulièrement, lassés par une scolarisation qui ne leur semble plus  «à leur goût». Un immense malentendu s’est en fait noué au fil des années entre une école qui ne sait plus quoi inventer pour tenter de séduire, de rassembler et de fidéliser sa clientèle et un groupe de plus en plus important de  «non-convaincus»  qui ne comprennent pas bien ce qu’ils font là et qui, pour beaucoup, préféreraient être ailleurs. Quand on en vient à soudoyer les élèves pour qu’ils daignent faire preuve d’un peu d’assiduité, c’est que l’on a renoncé à croire à la naturelle nécessité de l’éducation. L’absence de repères linguistiques et culturels fièrement affichés, le renoncement à montrer que le beau et le vrai ne se négocient pas, l’affichage complaisant d’un  «plaisir d’apprendre»  effaçant l’idée même de l’effort et du dépassement, l’abandon enfin de toute évaluation rigoureuse et honnête ont peu à peu affaibli pour certains parents et pour bien des élèves la légitimité de l’école. Ils sont passés de  «nous ne sommes pas fait pour les études»  à  «ces études ne sont pas faites pour nous» . De la mise en cause de leurs propres capacités, ils en sont venus au refus de s’approprier les connaissances et les valeurs que l’école publique propose. Ce nouveau slogan réunit alors non plus seulement ceux qui ont de la difficulté à apprendre, mais ceux qui s’engagent dans un divorce collectif prononcé aux seuls torts de l’école. L’appel tribal à la  «désaffection scolaire»  est ainsi entendu bien au-delà des 10 à 15 % d’élèves qui errent pendant une douzaine d’années dans le long couloir de l’illettrisme. Cet appel est reçu et souvent reconnu par une partie non négligeable de la classe moyenne de nos élèves, c’est-à-dire ceux dont l’origine sociale et culturelle ne devrait pas, en principe, rendre la scolarité difficile. Notre école voit ainsi la faille culturelle qui la traverse s’agrandir ; elle perd peu à peu l’adhésion de sa  «clientèle naturelle» , celle qui assure son équilibre didactique. Tout se passe comme si un certain nombre d’enfants – socialement bien lotis – éprouvaient ensemble le sentiment d’une immense lassitude scolaire : la conviction que la langue, les savoirs et les savoir-faire proposés sont en total décalage avec leur vie ; la certitude que les contraintes et les obligations imposées n’équilibrent pas les bénéfices qu’on peut attendre d’une école dégradée comme est dégradée l’image de ses professeurs bien maltraités par le système. C’est alors que la tentation de  «laisser tomber»  les fait rejoindre les rangs de ceux dont l’appartenance sociale a malheureusement programmé l’échec. Une étude très récente sur l’absentéisme des collégiens montre de façon très nette que le taux d’absentéisme non motivé n’est corrélé ni avec la catégorie socioprofessionnelle des familles ni avec les résultats scolaires. En d’autres termes, ce ne sont pas seulement des élèves en situation de précarité et d’échec qui  «sèchent»  les cours ; le manque d’envie est très largement partagé par tous ceux qui constituent la classe moyenne désenchantée des scolarisés. Ce sont tous ces élèves, qui sortiront du système éducatif, une fois leur  «temps scolaire»  accompli, sans le moindre diplôme et pour la moitié d’entre eux illettrés. Ils constituent, rappelons le 20% d’une classe d’âge.

Il faut donc restructurer l’école : elle pêche aujourd’hui par ses deux extrémités : une école maternelle qui a progressivement perdu son identité et le sens de ses enjeux ; une classe de sixième qui se trouve contrainte à poursuivre des apprentissages fondamentaux tout en revendiquant la rupture avec l’école élémentaire.

L’École maternelle constitue la seule réponse à un problème aujourd’hui posé par bien des élèves de trois à cinq ans : bien des enfants de langue maternelle française, de parents francophones, arrivent en effet à l’école avec une langue orale très éloignée de la langue qu’ils vont rencontrer en apprenant à lire et à écrire. Ne craignons pas de le dire, ils parlent une langue étrangère à celle sur laquelle va reposer leur apprentissage de la lecture et de l’écriture. Le langage dont disposent certains élèves à la veille d’entrer au cours préparatoire est ainsi incompatible dans ses structures même avec une entrée sans rupture dans le monde de l’écrit. Ne l’oublions pas, apprendre à lire n’est pas apprendre une langue nouvelle : c’est apprendre à coder différemment une langue que l’on connaît déjà. Si un enfant se trouve enfermé dans un usage quasi étranger à la langue commune, il se trouvera d’emblée coupé de la langue écrite et condamné à n’en jamais vraiment maîtriser l’usage. La priorité de l’école maternelle française est donc de donner à tous les enfants qui lui sont confiés une maîtrise de la langue orale qui leur permettra, de maîtriser les mécanismes du code écrit pour construire du sens et non pour faire du bruit. Une telle perspective exige deux conditions : une formation spécifique pour les enseignants de maternelle, véritable spécialisation obligatoire ; et la réduction dans les ZEP des effectifs de moyenne et grandes section à 15 élèves maximum.

Devant le désastre d’un collège inique, le rétablissement de l’examen de sixième constitue-t-il une proposition pertinente ? Non bien sûr ! Mais peut-on accepter que 20% des collégiens soient promis à l échec scolaire et social ? Non, cent fois non !Il faut donc que nous prenions l’engagement d’assurer à tous les élèves à l’entrée au collège un ensemble de savoirs et de savoir-faire indispensables, sans lesquels la suite des études devient un calvaire ou une supercherie. Il est donc indispensable de vérifier la capacité de polyvalence, d’autonomie et d’endurance en lecture, celle d’expliquer et d’argumenter à l’oral, celle de mettre avec précision sa pensée en mots écrits. On devra en outre s’assurer de l’acquisition d’un esprit scientifique, du talent à lier la manipulation à la réflexion, et enfin, de la possession d’une base minimum de culture commune. Cette vérification doit être exigeante mais ne saurait être un instrument d’exclusion ni de redoublement systématique. Il faut donc instaurer une classe charnière : c’est dans cette perspective que je propose de faire rentrer la classe de sixième dans l’école fondamentale afin de se donner les moyens et le temps d’évaluer sérieusement et d’accompagner avec lucidité et sérénité les élèves vers un collège qui mériterait enfin la qualification d’unique. Dans ce collège honorable, il faudra que les activités techniques et technologiques y occupent pour tous les élèves, sans aucune exception, une place égale à celle des disciplines dites générales. Ils seront jugés avec autant de rigueur et d’exigence pour leur capacité à expliquer un texte littéraire que pour leur talent à construire un circuit électrique ou à fabriquer un objet. En bref, je voudrais un collège unique appuyé sur une base solide de savoirs fondamentaux qui pose, aux yeux de tous, l’absolue nécessité de l’équilibre entre la réflexion et l’action, un collège où l’on apprenne à laisser sur le monde une trace contrôlée par l’intelligence. Un collège où il ne soit, ni  «ringard»  de penser, ni honteux d’agir.

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