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Gérard Noiriel

Historien français, l’un des pionniers de l’histoire de l’immigration en France.

Les Cahiers Rationalistes
n°665

22 septembre 2019

Une histoire populaire de la France

Emmanuelle Huisman-Perrin reçoit Gérard Noiriel, directeur d’études à l’EHESS, pour parler avec lui de son livre Une histoire populaire de la France parue aux Éditions Agone en septembre 2018.

Emmanuelle Huisman-Perrin : Gérard Noiriel, bonjour. Je suis très heureuse de vous interroger à l’antenne de l’Union rationaliste ce dimanche. J’attends cette rencontre depuis un an, quand vous avez sorti votre très passionnante Histoire populaire de la France aux éditions Agone. Entre-temps, vous avez publié Les Gilets jaunes à la lumière de l’histoire aux éditions Le Monde l’Aube et, tout récemment, vient de sortir aux éditions La Découverte Le venin dans la plume, Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République. Ce que j’ai toujours admiré dans votre travail, et ce depuis Le creuset français il y a trente ans de cela, c’est votre façon très personnelle d’éclairer le réel par l’analyse historique et, en rationaliste, de combattre les idées reçues, les préjugés, ce que colportent les polémistes que vous avez le courage de dénoncer. Ma première question porte sur les contradictions des mouvements sociaux que vous osez analyser sans sacrifier au politiquement correct, sans idéaliser le peuple : du massacre des Italiens d’Aigues-Mortes le 17 août 1893 par les trimards des Salins à certains propos xénophobes et racistes qu’on a pu entendre et maintenant aux Gilets jaunes, les mouvements sociaux sont traversés de contradictions que l’historien, pour vous, doit analyser sans concessions ?

Gérard Noiriel : Oui, je dirais que je suis un rationaliste, et je me suis toujours battu pour maintenir une autonomie de la réflexion savante. J’ai encore dit très récemment que quand Éric Zemmour s’attaque de façon très violente aux historiens, à notre métier, il faut avoir le courage de faire ce que Marc Bloch a fait pendant la Résistance : il combattait les nazis les armes à la main et en même temps il a écrit Apologie pour l’histoire. Ça prouve que le combat pour l’autonomie de la science, pour la raison, est important pour combattre ce qu’on appelle « les populistes », on y reviendra peut-être tout à l’heure. Je maintiens donc cette ligne de crête, y compris parfois avec des sujets difficiles, ou parfois soi-même en fonction de son histoire, de ses engagements, on a des préférences… Mais je pense que c’est plus utile, même pour un mouvement social, d’avoir des gens lucides qui sont un peu à distance de l’engagement, que d’être des porte-parole des mouvements. C’est ce que j’ai donc fait, y compris dans cette histoire populaire de la France qui a été publiée deux mois avant le mouvement des Gilets jaunes et qui se terminait par une sorte d’annonce de ce qui risquait de se produire à force de mépris des élites à l’égard des classes populaires. Ça s’est concrétisé avec ce mouvement-là. Effectivement, dans cette histoire populaire, j’analyse des contradictions qui peuvent se produire au sein des classes populaires. Et cela repose sur une analyse sociologique qui passe par la définition de ce qu’on appelle « le populaire ». C’est autour de cela que j’ai travaillé.

E. H.-P. : Vous êtes d’ailleurs un historien de l’histoire sociale, vous vous réclamez de Marx, de Bourdieu, en vous disant socio-historien. Mais pour moi, méthodologiquement, ce sont les sociologues qui se dénomment ainsi. Alors, ma question est très claire : qu’est-ce que la socio-histoire pour vous ?

G. N. : Oui, effectivement je me suis engagé très fortement avec quelques collègues, puisqu’on a créé une revue qui s’appelle Genèses, et j’ai dirigé une collection pendant longtemps avec Michel Offerlé, un collègue de sciences politiques, qui s’appelait Socio-Histoires, parce que je pense que le progrès des sciences, y compris dans les sciences dures mais aussi dans les sciences sociales, passe par des articulations de disciplines, comme on dit « la biochimie » par exemple, chez nous « la socio-histoire ». J’ai une formation de base d’historien, mais je me suis tourné vers la sociologie parce que l’histoire – moi, j’étais plutôt dans la mouvance des annales – ne me fournissait pas les outils dont j’avais besoin pour expliquer un certain nombre de phénomènes que j’observais. Cela me renvoie au début de ma carrière, parce que j’ai fait ma thèse sur les hommes du fer, les ouvriers de la sidérurgie en Lorraine – où j’étais prof. à l’époque pendant la grande grève de 79-80 – et ce qui m’avait frappé, c’était le problème des porte-paroles. Et cela m’a toujours interrogé, aujourd’hui encore : qui parle à la place des autres finalement, de quel droit, etc. C’est pour cela que je dis que je me tiens à distance, parce que quand on fait de la recherche, on ne parle pas à la place des gens, on essaie de comprendre comment la société fonctionne. Et c’est à ce moment-là que je me suis tourné vers ce qui me paraissait le plus intéressant en sociologie : les travaux de Pierre Bourdieu. Je suis entré en contact avec lui, en me tenant à distance. Je n’ai jamais été dans le premier cercle, mais j’ai cheminé avec sa pensée, avec ses séminaires aussi, pour moi Radio cela a été très important. Mais au-delà de Bourdieu, j’ai effectivement beaucoup travaillé la sociologie avec d’autres sociologues qui sont très importants pour moi, depuis Durkheim – comme rationaliste il se pose là – Max Weber, et aussi Norbert Elias qui ont beaucoup compté pour moi. Mais je ne m’inscris pas dans une filiation ; j’utilise des outils. Je me dis : tiens pour ce travail-là, j’aurais besoin de ceci, de cela. Vous voyez, pour fabriquer ma propre boîte à outils, c’est plutôt comme ça que je me situe.

E. H.-P. : C’est tout-à-fait l’objet de ma question : je me suis amusée à faire la liste de tous les concepts – sans doute souvent extraits de la sociologie – dont on pourrait se servir comme boîte à outils pour décrypter l’actualité et qu’on trouve dans l’histoire populaire de la France, comme d’ailleurs dans votre ouvrage sur les Gilets jaunes. J’en cite quelques uns : transfuges sociaux, dominants imaginaires, miraculés sociaux, le capitalisme patrimonial, la violence douce de l’économie. Certains sont vraiment ceux de Pierre Bourdieu : la fidélité dévoyée, prendre des exemples extrêmes pour la règle. Vous avez toujours le souci de dire juste, d’éclairer les mots et de dénoncer leur violence ou leurs présupposés. C’est le souci de l’historien, ou du socio-historien et non du polémiste ?

G. N. : Alors, ce que je voudrais préciser, c’est que j’ai toujours tenu à jouer une carte : pour moi dans la notion de vérité, notion importante pour les rationalistes, il y a aussi la dimension de la sincérité. Je dirais, la sincérité c’est la dimension subjective de la vérité. Et donc, cette sincérité, pour moi, passe aussi par le fait que j’essaie toujours de dire aux gens qui me lisent la nature de l’exercice que je fais. Pour moi, un historien écrit des choses qui ne sont pas toutes du même registre. Il y a des travaux de fond à partir d’archives, un gros travail d’archives. Le dernier pour moi, c’est la bibliographie que j’ai faite pour le livre sur le clown Chocolat, où là il a fallu que j’aille à la Havane pour trouver des archives, parce qu’il y en avait très très peu. Ça, c’est un travail de fond qui correspond à la science de l’histoire avec ce travail sur archives. Il n’y a pas que ça, mais c’est quand même fondamental. Il y a aussi après des synthèses. Par exemple, je range cette histoire populaire dans l’art de la synthèse. Alors dans chacun de ces exercices, il y a parfois de bonnes choses et de mauvaises choses, mais ce sont des genres différents et le dernier sur le venin dans la plume est un essai. Donc, puisque l’on parle de mon histoire populaire de la France, on est dans l’ordre de la synthèse. Et dans ce titre, il y a le mot populaire, c’est aussi une façon de s’adresser à un public plus large que les habituels lecteurs des livres d’histoire, et c’est très important. Donc, je mets en œuvre, et c’est pour ça que je vous remercie d’avoir remarqué cela, beaucoup de concepts finalement, mais je les inscris dans un style littéraire, dans le récit. Donc, ils ne se voient pas forcément, comme concepts.

E. H.-P. : Ce sont des armes ?

G. N. : Ce sont des armes mises en œuvre et beaucoup de gens qui ont lu cette histoire populaire m’ont dit : « ah, ce qu’il y a de bien c’est qu’on comprend tout, que c’est simple » et ça c’est un des plus grands compliments qu’on puisse me faire, parce qu’il y a des niveaux de lecture si vous voulez, mais effectivement il y a des concepts qui viennent de la sociologie, parfois de l’anthropologie ou de différentes choses qui sont mises en œuvre pour expliquer très simplement des phénomènes historiques.

E. H.-P. : Ce sur quoi je voudrais revenir, dans cette histoire populaire – au sens où vous vous adressez à tous – ce sont les mouvements populaires et le rapport à la domination. Dans ce livre, vous articulez toujours les considérations historiques avec l’actualité. Vous écrivez une histoire des luttes à la lumière des transformations du travail, des migrations, de la protection sociale, de la crise des partis politiques, du déclin du mouvement ouvrier, de la montée des revendications identitaires, bref, à chaque fois vous tentez de penser le réel dans sa spécificité. Quel exemple aimeriez-vous développer sur cette articulation ?

G. N. : Disons que là aussi sur le plan méthodologique, je suis dans la filiation on pourrait dire de Norbert Elias, le passé présent qui est aussi d’ailleurs chez Marc Bloch, c’est-à-dire que quand vous écrivez une histoire populaire de la France comme celle-là, elle a beau faire 800 pages, vous êtes obligé de faire des choix, on ne peut pas tout raconter. Donc, les choix que j’ai faits, moi, c’est de dire : je veux faire ça pour que ce soit utile aux citoyens d’aujourd’hui, pas simplement un supplément de connaissances, éclairer le présent dans lequel nous sommes à partir de l’histoire. C’est pour ça que j’ai privilégié des thèmes sur lesquels j’avais déjà beaucoup travaillé, comme l’État, comme les migrations, comme le libéralisme, comme les questions identitaires, etc. parce que ça a du sens de mettre en perspective les buts. Moi, je pense que nous sommes aujourd’hui dans une société qui est en pleine mutation, qu’on ne peut comprendre vraiment ces mutations que si on les replace dans une profondeur historique. Voilà, je pourrais prendre de nombreux exemples. Celui sur lequel j’ai le plus travaillé, c’est sur la question migratoire. Pour moi c’est une dimension fondamentale de l’histoire populaire, parce que ce que l’on voit quand on travaille en histoire, c’est que la mobilité, les migrations, c’est une constante. On ne l’a pas toujours appelée immigration. Les migrations, c’est-à-dire la connexion entre les déplacements des personnes et la nationalité, ne se fait qu’au XIXe siècle, qu’à la fin du XIXe siècle avec la troisième République. Mais auparavant il y avait déjà de nombreuses migrations et des clivages : « eux et nous », c’est quelque chose qu’on retrouve tout le temps, mais la définition du “eux” et du « nous » n’est pas forcément la même selon les époques. Donc je montre que, par exemple, sous l’ancien régime, c’est la ville qui se protège. Toutes les technologies de protections qui ont été reprises après par les États, au départ elles sont mises en œuvre par les villes contre les gens des campagnes.

E. H.-P. : C’est ça, vous dites que la première opposition « eux-nous », c’est l’opposition villes-campagnes, une opposition interne à la nation, et qu’ensuite l’opposition que vous mettez en œuvre c’est l’opposition étrangers-nationaux ?

G. N. : Voilà, ça c’est donc après. Alors, évidemment il y a d’autres facteurs, la question religieuse est extrêmement importante puisque le roi, enfin le régime monarchique, se définit aussi par la religion catholique, en France, le roi de France est surnommé le roi très chrétien. Mais je veux dire, au niveau des migrants, au niveau des migrations, c’est vraiment cette structure là, ville-campagne, qui est décisive. Et on voit bien, encore sous le second empire, ce qui n’est pas si loin, eh bien il y avait les passeports intérieurs. C’est-à-dire que pour se déplacer d’un département à l’autre, il fallait demander un passeport, c’était des moyens de réguler les déplacements des personnes. Et la troisième République qu’est-ce qu’elle apporte ? C’est la notion de citoyenneté qui est d’abord une liberté de déplacement à l’intérieur de son espace national. Et donc, on a tous ces clivages qui sont reportés aux frontières et qui vont peser – d’ailleurs ce n’est pas un hasard qu’à ce moment-là, à la fin du XIXe siècle, le mot « immigration » fait son apparition dans la langue française. Et puis après, j’ai écrit un autre livre là-dessus1, il y la question aussi du droit d’asile qui va être posée en conséquence du clivage nationaux-étrangers, puisque normalement le droit d’asile est un droit de l’Homme, donc qu’est-ce qu’on fait des gens qui sont persécutés dans leur pays, on les accueille, on ne les accueille pas, comment, et cela ce sont des enjeux actuels, vous le savez bien, donc c’est aussi important, je pense, de les remettre dans une perspective, de voir que la France a été quand même le premier pays au monde où un État reconnaît le droit d’asile, dans la constitution des Montagnards qui n’a pas été appliquée mais qui a quand même été adoptée. Donc voilà, il y a cette tradition, il faut aussi rappeler les formes de solidarité qui ont pu exister dans le temps, qui nous définissent aussi en tant que Français. Moi, je n’ai pas peur d’aborder cette question-là. La fierté d’être français, ça peut être légitime ; mais de quoi est-on fier, c’est ça le populaire…

E. H.-P. : Vous êtes fier de l’asile…

G. N. : Je suis fier de tous ces combats qui ont été menés parce qu’à toutes les époques, on retrouve des enjeux de luttes, donc je me sens plutôt proche et fier des gens qui ont combattu pour ces idéaux humanistes à travers l’histoire.

E. H.-P. : J’ai coutume de poser à mes invités la question du rationalisme. Dans votre cas, comme on l’a dit en début d’émission, elle me semble évidente. Il en va de votre rapport à la science et à l’établissement de la vérité en histoire. Est-ce qu’on pourrait dire qu’est rationaliste l’historien qui combat les polémistes ?

G. N. : Alors, la question du rationalisme, elle est compliquée. D’ailleurs dans mon dernier livre, je l’aborde et je fais quelques critiques par rapport à ce que j’appelle une forme d’ethnocentrisme rationaliste. Parce que je pense que dans le contexte actuel, on ne peut pas comprendre et lutter efficacement contre le populisme par exemple, Zemmour en l’occurrence, c’est l’objet que j’ai pris, si on se limite justement à une posture rationaliste – il faut le faire, je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire, attention – mais voilà, dénoncer les erreurs de Zemmour sur Pétain etc. il faut le faire, mais on voit bien que lui, il manie une rhétorique qui est de l’ordre justement de l’émotion, c’est-à-dire de l’art de raconter etc. et que ça a une efficacité aussi. C’est pour cela que je m’occupe d’une association d’éducation populaire, ça fait dix ans, et justement c’est parce que ça faisait plus de vingt ans que je faisais des conférences à droite et à gauche, contre le racisme, et puis la plupart du temps, les gens disaient oui, oui, vous avez raison, mais moi, je ne suis pas raciste. C’est toujours les autres. Je vois bien qu’avec uniquement des arguments de ce type, je ne peux pas aller, ou alors on va dans des endroits où les gens sont déjà convaincus d’avance. Donc, c’est pour cela que je travaille avec des artistes maintenant, parce qu’eux manient des langages, des formes que nous en tant que rationalistes et chercheurs on ne manie pas forcément. Donc, c’est très important d’intégrer la dimension émotionnelle pour toucher, le mot toucher à tous les sens du terme. J’ai écrit là-dessus d’ailleurs, j’ai fait un petit livre sur le théâtre, Histoire, théâtre et politique, où je dis que mon grand modèle c’est Brecht : avoir la capacité de traduire des connaissances rationnelles dans des langages qui vont toucher les émotions. Ça c’est très important, on ne le fait pas assez. Je le fais avec les gens de notre association, on en discute, mais je vois bien que chez mes collègues, ça ne les intéresse pas tellement, ils sont quand même dans leur tour d’ivoire.

E. H.-P. : Vous vous sortez de votre tour pour « gesticuler » ?

G. N. : Je gesticule, voilà, on fait des conférences gesticulées. Moi, ce qui me plaît aussi c’est que ça nous met un peu en danger pour continuer à rester jeune, je dirais, il faut s’exposer, se mettre en danger.

E. H.-P. : C’est sur ces derniers mots que nous allons clore cette émission, Gérard Noiriel, je vous remercie.

G. N. : Merci à vous.

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