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Lucien R. Karhausen

Médecin

01/05/1999

A propos du relativisme cognitif

L’article de Pierre Jacob ” La philosophie, le journalisme, Sokal et Bricmont, ” souligne une fois de plus la pauvreté [1] philosophique du relativisme épistémologique ; celui-ci représente tout à la fois une retombée illégitime de la sociologie des sciences et une maladie professionnelle des sociologues. Cette critique ne s’applique pas seulement à Bruno Latour et aux sociologues de le nouvelle historiographie des sciences mais aussi à Jacques Derrida. Quand ce dernier écrit que ” tout signifié est aussi en position de signifiant ” en telle sorte que ” la distinction entre signifié et signifiant – le signe – devient problématique “[2], il rejette la notion de signe ainsi que l’autonomie du signifié et réduit le langage à un système de signifiants flottant à la dérive sans plus aucun contact avec un référent, c’est-à-dire sans aucune relation avec une réalité empirique. C’est le lecteur et le lecteur seul qui décide du sens du texte. Cependant il faut prendre garde et conserver une idée claire de ce que l’on entend par ” relativisme “. Le relativiste nous dit qu’il n’existe pas de propositions vraies puisqu’elles sont toutes relatives à un certain point de vue et qu’aucun point de vue ne jouit d’un statut privilégié. Or, Pierre Jacob classe Kuhn parmi les relativistes alors que ce dernier s’est élevé énergiquement contre cette attribution. Freeman Dyson, physicien de l’Institute of Advanced Studies de Princeton, rappelle que Kuhn a réagi publiquement à cette accusation en déclarant avec véhémence : ” Il y a une chose que vous devez comprendre, c’est que je ne suis pas un “kuhnien” “. (I am not a Kuhnian ! ) [3]. Kuhn a clairement rejeté le relativisme [4]. Pour comprendre sa position, il faut distinguer les théories des lois scientifiques. Kuhn affirmait sans ambiguïté que les lois physiques contribuent à la connaissance cumulative : ” les lois scientifiques, dans la mesure où elles sont purement empiriques, entrent dans la science comme de nettes additions à la connaissance et ne sont ensuite que rarement déplacées “. En revanche, les théories scientifiques sont d’une autre nature. Elles peuvent certes être analysées en certaines composantes empiriquement vérifiables ; mais, même si certaines de leurs conséquences sont susceptibles d’être vérifiées, les théories sont essentiellement holistiques puisqu’elles ne peuvent être testées que dans leur globalité [5]. Toujours selon Kuhn, l’incommensurabilité entre théories séparées par un changement de paradigme, signifie que les théories ne sont que partiellement réductibles entre elles, c’est-à-dire qu’elles sont inter-réductibles, mais avec résidu. En fait, Kuhn était rationaliste en ce qui concerne le contexte de justification, qui confirme la correspondance entre l’observation et les lois physiques, mais irrationaliste en ce qui concerne le contexte de la découverte scientifique, c’est-à-dire le processus qui conduit au développement de nouvelles théories scientifiques. Qu’en est-il de Feyerabend ? Si l’on excepte ses excès oratoires iconoclastes et son goût concédé du paradoxe, son idée maîtresse était que l’idée d’une méthode scientifique unique et avérée est un mythe : il n’y a guère, dans les sciences, une méthodologie exclusive applicable aux différents contextes de la recherche ; tout principe de méthodologie quel qu’il soit, ne s’applique que dans certaines limites. L’expression ” Tout est bon ” (Everything goes) se rapportait spécifiquement et uniquement à cette question de la pluralité chaotique des procédés et des méthodes dans les sciences [6]. Il n’a jamais prétendu que l’acceptation d’une théorie scientifique était dépourvue de bases rationnelles ; les processus qui conduisent à l’acception d’une théorie ne dépendent pas, selon lui, de facteurs subjectifs, mais de son pouvoir explicatif et de la preuve empirique, c’est-à-dire d’un ensemble de critères parfaitement objectifs. Où tracer alors les limites du postmodernisme ? Il est vrai que nous vivons, surtout en France, au temps des imposteurs, mais n’avons-nous pas néanmoins tendance à surestimer l’importance du relativisme ? Y a-t-il surenchère sur l’adjudication de ce prédicat ? Les philosophes des sciences ne sont pas tous des réalistes purs et durs, mais je pense qu’il n’y en a guère ou peu qui soient relativistes. Jacob observe à juste titre qu’en science, ” les théories sont largement “sous-déterminées” par les données ou les preuves ” ce qui veut dire qu’une théorie scientifique est plus qu’une simple déduction des données empiriques sur lesquelles elle est bâtie ; que ces dernières n’impliquent pas nécessairement la supériorité d’une et une seule théorie sur ses rivales ; et que des théories rivales et logiquement incompatibles entre elles sont susceptibles de s’accorder avec l’ensemble des observations et des données expérimentales disponibles. L’idée de la sous-détermination des théories a été introduite par Duhem dès 1906 et défendue par Quine. C’est de manière tout à fait illégitime que Sokal et Bricmont qualifient de ” relativistes ” Duhem et Quine, de même que Kuhn et Feyerabend. En réalité la préoccupation de Quine est plus logique qu’épistémologique. Dans le choix d’une théorie, d’autres éléments nous dit-il, interviennent que la preuve empirique, tels que sa simplicité, son caractère prédictif, sa cohérence avec le savoir acquis, etc., c’est-à-dire des éléments de caractère normatif et non empirique. Le choix et l’ajustement d’une théorie à la preuve empirique résulte, selon lui, de décisions qui sont les nôtres, et non de contraintes venues des donnée de la nature. De plus, Quine ajoute que s’il existe deux prédicats ” vrai1 ” et ” vrai2 ” et si tous deux répondent au critère de Tarski [7], ces deux prédicats sont alors coextensifs [8]. Ou encore : ” Nous devons accepter et nous acceptons comme vraies les conclusions scientifiques les mieux établies, mais quand l’une d’entre elles est rejetée par de nouvelles recherches, nous ne disons pas que ce qui était vrai est devenu faux. Nous disons que, à notre grande surprise, ceci n’était, après tout, pas vrai ” [9]. Quine rejette donc l’idée, caractéristique de la pensée postmoderniste, de vérités plurielles en compétition les unes avec les autres et il se situe ainsi aux antipodes du scepticisme. Débusquons le relativisme mais évitons de faire la chasse aux sorcières.
  1. Le relativiste réfute sa propre affirmation puisqu’il suppose que son scepticisme est absolument vrai.
  2. Jacques Derrida, Position, Éditions de Minuit,1972, p. 30.
  3. Freeman J. Dyson, ” Miracles or rare device ” The Sciences, 29, March-April, 1999, p. 33-34.
  4. Thomas Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, 2d edition, Chicago University Press,1970, p. 205-207.
  5. Thomas Kuhn, The essential tension, Chicago University Press, 1977, p. 19.
  6. Paul Feyerabend, Against Method, New Left Books, 1975, p.27-28.
  7. Une proposition est définie comme vraie par la suppression des guillemets qui permet de passer d’une proposition mentionnée à une proposition utilisée : l’énoncé ” la neige est blanche ” est vrai si et seulement si la neige est blanche.
  8. W.V. Quine, Theories and things, Harvard University Press, 1981, p. 67.
  9. W.V. Quine, From stimulus to scicence, Havard University-

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