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Jean Boussinesq  

Sociologue, théoricien de la laïcité

01/04/1999

La liberté de religion dans la République française

Les religions jouissent en France d’une liberté qu’elles n’avaient connue à aucune époque antérieure à la IIIe République, que ce soit sous l’Ancien Régime (où le pouvoir régalien de l’État s’exerçait même sur la religion catholique), ou sous le Concordat (complété par les Articles organiques, eux-mêmes d’inspiration régalienne) ; pour ne pas parler de la Constitution civile du clergé, qui créait une véritable Église d’État. Toutefois, le terme de ” libertés religieuses ” n’est jamais employé dans les textes législatifs ou réglementaires ; si on l’utilise, il vaut donc mieux le mettre entre guillemets. A défaut du terme, la chose existe, on va le voir. Plusieurs points sont ici à considérer.

  1. Toutes les libertés sont proclamées dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, et cela dès les articles 1 et 2. Cependant, l’article 4 précise qu’il n’y a pas de libertés sans limites. ” La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ; ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. ” On voit que les limites de chaque liberté sont fixées par la loi positive, émanation de l’ensemble des citoyens. Ainsi en est-il de la liberté d’expression, de la liberté de la presse, etc. et des ” libertés religieuses “.
  2. Les juristes et les philosophes du droit distinguent entre les droits-libertés proprement dits, et les droits-créances sur la société (par exemple les droits sociaux, de plus en plus importants depuis un siècle). Les ” libertés religieuses “, en France, se classent nettement dans la première catégorie, bien que les Églises tentent souvent d’amener les pouvoirs publics à les faire jouir de droits de la seconde catégorie, en raison des ” services rendus à la collectivité “, etc.
  3. Les textes concernant les ” libertés religieuses ” parlent précisément de liberté de conscience et de liberté de culte. La liberté de conscience était déjà affirmée par la Déclaration de 1789, article 10, avec la précision fameuse ” nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses “. Elle est confirmée par l’article 1 de la loi de Séparation de 1905. Cet article proclame aussi la liberté des cultes. La liberté de conscience est une liberté individuelle, la liberté des cultes est une liberté collective. Les cultes sont publics (art. 25). Ils sont assurés par des ” associations ” qui (article 4) se conforment aux règles d’organisation spécifiques de chaque culte : cet article reconnaît donc la validité (en droit privé) des droits ou coutumes propres à chaque religion.

Les débats au Parlement et la jurisprudence ultérieure montrent que par ” cultes ” il ne faut pas entendre seulement les cérémonies cultuelles, mais que ce terme est pratiquement équivalent de ceux de ” religion “, de ” confession ” ou même, au sens large, d'” Église “. En fait, et cela depuis le Concordat, le terme de culte est préféré à celui d’Église, pour ménager la susceptibilité d’une religion qui prétendrait au monopole du mot ” Église “. Mais le résultat pratique est le même.

La liberté de culte est protégée par la loi. Les articles 31 et 32 sanctionnent sévèrement ceux qui soit empêcheraient quelqu’un d’assister aux réunions cultuelles, ou troubleraient celles-ci ; soit contraindraient quelqu’un d’y assister.

Les aumôneries prévues par l’article 2 de la loi sont des corollaires de la liberté de culte affirmée par l’article 1. Le texte dit clairement qu’elles peuvent être mises en place dans les lycées, hospices, asiles, prisons (et aussi dans l’armée) ” pour assurer le libre exercice des cultes ” à ceux qui sont empêchés de se rendre dans les églises, temples, etc. C’est donc par erreur qu’on interprète parfois ces aumôneries comme des concessions faites par l’État aux Églises. L’article 2, tel qu’il est, a été voté par la Chambre sans négociations préalables avec les pouvoirs ecclésiastiques ou avec les partis catholiques.

Ces dispositions de la loi française sont renforcées par la Convention européenne des Droits de l’homme de 1950, article 9 : ” Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique… la liberté de manifester sa religion individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites “. Cette convention, qui a force de loi en France, n’ajoute rien à ce que disaient les lois françaises, mais elle est explicite.

  1. Elle précise aussi les limites de la ” liberté religieuse “. D’abord, en ce que toute personne a ” le droit de changer de religion ou de conviction “. Changer est important. Conviction ne l’est pas moins : les convictions non religieuses, et l’athéisme, soit également de droit, comme le disait implicitement la loi française et comme l’avait expliqué clairement Louis Méjan, principal rédacteur de la loi de 1905. Aussi bien la loi de Séparation que la Convention européenne marquent aussi les limites dans lesquelles s’inscrit la liberté de religion ou de conviction : la sécurité publique, la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, la protection des droits et libertés d’autrui. Les religions &emdash; et les sectes &emdash; ne peuvent donc pas faire n’importe quoi. D’autre part, la loi de 1905 et une abondante jurisprudence marquent nettement l’indépendance du pouvoir politique par rapport aux religions. Cela est affirmé dès l’article 2 de la loi et précisé par plusieurs articles (26, 28, 34, 35, etc.) qui interdisent de faire de la politique dans les édifices du culte, d’y tenir des propos ou des activités contraires à la République, etc.
  2. Les cultes sont gérés par des ” associations cultuelles ” qui, pour l’Église catholique, prennent la forme d’associations diocésaines. Mais, pour des raisons circonstancielles, qui ont subsisté, la loi générale sur les associations de 1901 peut aussi servir de support légal à un culte, de par une loi de 1907 qui, à l’origine, était faite pour parer à la difficulté créée par le refus des cultuelles par le Pape Pie X, refus qui mettait les catholiques français dans une situation de non-droit. Aujourd’hui, la loi de 1901-1907 est utilisée par les associations musulmanes (et aussi par les sectes !). Situation qui n’est peut-être pas claire, d’autant plus que la loi de 1901 permet des subventions que celle de 1905 interdit. Il est vrai que la jurisprudence a précisé que, sous quelque forme que ce soit, les cultes ne peuvent recevoir de subventions directes. Mais les aides indirectes sont possibles. Je me permets de renvoyer à mon petit livre La laïcité française pour cette question complexe.

Si la République ne reconnaît et ne subventionne aucun culte, elle leur assure par là-même à tous l’égalité juridique. Il est donc tout à fait inexact de prétendre que l’État pourrait montrer une préférence pour certains cultes, ou devrait favoriser certaines religions, par exemple celles qui sembleraient plus proches de la conception moderne de la liberté : depuis 1905, l’État a renoncé à son pouvoir régalien sur les religions, et il n’a pas à intervenir même indirectement dans leur fonctionnement ou dans leur doctrine. Une abondante jurisprudence va dans ce sens de la neutralité de l’État. Mais cela n’empêche pas des égards pour ces puissances sociologiques que peuvent être certaines confessions. De même que, sur d’autres plans, les pouvoirs publics peuvent montrer leur considération pour des phénomènes sociologiques importants comme les manifestations sportives, culturelles, etc. sans pour autant être de connivence avec les dirigeants de ces organisations.

Mais on peut penser qu’aucun politique responsable ne voudra suivre l’exemple malencontreux du gouvernement Guy Mollet nommant lui-même en 1957, par un simple arrêté, le directeur de la Mosquée de Paris. Décision lourde de conséquences, désavouée d’ailleurs par le Conseil d’État, mais en vain.

Selon la fameuse formule de Briand en 1905, ” l’État n’est ni religieux, ni antireligieux ; il est a-religieux “.

Sur un point, l’égalité des cultes affirmée en 1905 a fait place peu à peu à une situation inégalitaire : il s’agit des édifices du culte. Ceux qui, avant 1905, étaient réputés appartenir à l’État ou aux communes (l’immense majorité) ont été mis gracieusement à la disposition des confessions alors existantes. Les bouleversements sociologiques que la France a connus depuis ont rendu injuste cet arrangement, puisque les édifices construits depuis 1905 n’en bénéficient pas.

Quant à la liberté de l’enseignement, ce n’est d’aucune manière une liberté qu’on puisse rattacher aux ” libertés religieuses “. La loi de 1905 ne parle pas de l’enseignement ; et les lois scolaires (Ferry, Goblet, Astier et même Debré) ne parlent jamais d’enseignement confessionnel, mais seulement d’enseignement privé (parfois appelé ” libre “). En témoigne le soin avec lequel la loi Debré (et Debré lui-même dans ses explications à la tribune) précise que les contrats sont passés entre l’État et un établissement, en excluant la constitution d’une sorte d'” Université bis ” (en l’espèce, catholique). Les fameux (trop fameux) ” accords Lang-Cloupet ” ne font pas exception : ce sont des négociations préalables à un décret qui ne les mentionne pas dans son texte. Il est vrai que la fâcheuse publicité (peut-être délibérée) qui a entouré ces accords a pu faire croire que l’enseignement catholique avait trouvé là une sorte de consécration. Interprétation qu’il faut repousser énergiquement.

Je laisse de côté la question des congrégations : les congrégations sont aujourd’hui des associations, soit ” reconnues “, soit simplement licites. La grande majorité des congrégations reconnues sont catholiques ; quelques-unes sont orthodoxes, bouddhistes, ou protestantes (l’Armée du Salut). Les vœux prononcés par les membres de certaines congrégations sont des actes purement religieux, qui n’ont pas d’effets en droit civil.

  1. Tout ce que nous venons de dire concerne la situation des religions dans la République, et la liberté légale dont elles y jouissent. Tout autre est le problème des fondements philosophiques (voire théologiques) de cette liberté.

Pour l’Église catholique, celle-ci est ” de droit naturel “, antérieure donc à tout droit positif. La tendance constante de l’Église (et particulièrement du pontificat actuel) est de faire de la liberté religieuse un droit fondamental, en quelque sorte source de tous les autres droits naturels, ou en tout cas supérieur à tous les autres droits.

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il y a dans les traditions protestantes des choses assez voisines, bien que sous des formes différentes. Un philosophe comme Kant, homme des Lumières certes mais tout pénétré de la tradition protestante, peut écrire dans La Religion dans les limites de la simple Raison qu’une communauté ” à fins éthiques, comme l’est une religion, ne peut pas être fondée sur la volonté générale du peuple législateur, mais ne peut l’être que sur le concept de Dieu souverain législateur de l’univers ” ; et que d’ailleurs ” le problème de la liberté est un mystère “.

Quant à l’islam, pour qui les lois ont leur fondement dans la parole divine, il a en général accordé des libertés, variables selon les pays et les époques, aux autres ” religions du Livre “. Les minorités musulmanes éparses dans les pays non-musulmans (dont la plupart sont démocratiques, et certains, comme le nôtre, laïques) ont à réfléchir sur les problèmes théologiques que peuvent leur poser leur insertion dans des législations civiles qu’il leur faut respecter.

Il est clair que la loi de la République ne peut pas faire acception de considérations philosophico-théologiques. D’autant plus que la France est un pays pluriel, partagé entre de nombreuses religions ou convictions non-religieuses. Le fondement des ” libertés religieuses ” est donc, pour nous, constitutionnel (à commencer par la Déclaration de 1789), et leurs détails et leurs applications sont de droit positif.

C’est là un fait que la théologie catholique a difficilement admis mais qui gagne du terrain depuis Vatican II. On peut, d’ailleurs, comparer les textes des cardinaux et archevêques en 1925 (considérant les lois laïques comme nulles), les textes plus compréhensifs de 1945, et le texte récent de l’assemblée de l’épiscopat français, rédigé par Mgr Dagens, qui admet la Séparation et encourage les fidèles à vivre sans complexes dans ce système institutionnel. Ce qui ne veut pas dire que l’Église ait renoncé à se faire ” reconnaître ” comme un acteur de la société politique.

 Note : A dessein, en parlant de la liberté d’expression religieuse, je ne suis pas revenu sur le problème particulier du foulard dit islamique, qui n’en est qu’une application avec des limites précises qui ont été bien marquées par le Conseil d’État en 1989 (voir là-dessus La laïcité française). Le problème n’est pas du même ordre pour les maîtres, que la neutralité de l’enseignement public oblige à garder une réserve non seulement dans leur langage mais dans leur mode d’être, et pour les élèves, qui sont certes soumis aux lois françaises mais qui jouissent de la liberté (y compris religieuse) que leur accordent ces lois ; lesquelles leur accordent aussi, comme à tout citoyen ou hôte de la France, le droit d’être protégés non seulement par les lois mais par la procédure d’enquête individuelle le cas échéant, ” au cas par cas “, portant sur les motivations, les circonstances, etc.

Le problème des ” sectes ” mériterait un autre article. Je rappellerai seulement qu’il n’y a pas et qu’il ne peut y avoir en France de ” délit de secte “, mais que les pouvoirs publics doivent être vigilants pour déceler et pour sanctionner les délits (parfois les crimes) commis par des associations constituant ce qu’on appelle des ” sectes “.

Il faudrait aussi traiter à part le cas des départements ou territoires qui, pour des raisons historiques, diplomatiques ou politiques, ont conservé un statut particulier des religions ; ainsi l’Alsace, la Moselle, la Guyane ou Mayotte.

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