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Jean-Pierre Camilleri

Biologiste

1er mars 2006

Brevetabilité du vivant et santé publique. Les limites d’un monopole

La fin du XXe siècle a connu une véritable révolution dans le domaine des sciences du vivant. Les biotechnologies, souvent issues des laboratoires publics, occupent le devant de la scène. Bien qu’en 1873 un brevet sur une levure ait été accordé à Louis Pasteur, le débat sur la brevetabilité du vivant n’a réellement pris de l’ampleur qu’un siècle plus tard, avec le développement explosif des connaissances en génomique dans les années 1980. Depuis, on a assisté, d’abord aux Etats-Unis puis en Europe, à un véritable déferlement de brevets sur des protéines et des séquences de gènes.
Les enjeux sont à la fois scientifiques, économiques, sociaux et éthiques. Le décryptage récent du génome humain et les applications potentielles susceptibles d’en découler ont ouvert de nouveaux espaces de liberté, appelant de nouveaux choix, mais aussi l’exercice de la responsabilité.

La saga des tests de dépistage génétique du cancer du sein et de l’ovaire

Revenons sur les faits. A la fin de l’année 1999, des spécialistes européens de la génétique oncologique sont invités à Salt Lake City aux Etats-Unis pour une rencontre informelle sur l’état des recherches sur les gènes BRCA dont les mutations sont à l’origine d’un risque élevé de cancer du sein ou de l’ovaire. L’invitation émane d’une firme de biotechnologie américaine, Myriad Genetics, créée au début des années 90 par des chercheurs de l’Université d’Utah. Depuis 1997, elle détient tous les droits qui lui ont été accordés par l’US Patent Trademark Office (USPTO) sur la séquence du gène BRCA-1 qu’elle a identifié en 1994, et une licence exclusive sur les brevets du gène BRCA-2. Conformément à la pratique aux Etats-Unis, il s’agit d’un droit d’usage exclusif, non seulement des tests mis au point par le firme, mais aussi de toute autre application potentielle pour le diagnostic et la recherche de nouveaux traitements, que l’on peut concevoir à partir de ces deux gènes. Aux Etats-Unis, des établissements engagés dans des recherches cliniques impliquant ces gènes ont cessé leurs activités par crainte de procédures judiciaires longues à l’issue incertaine.
           Au détour de la réunion de Salt Lake City, les responsables de Myriad Genetics présentent à leurs visiteurs européens leur dernière plate-forme de séquençage automatisée, une installation de type industriel capable, selon eux, de faire plus vite et moins chère que les laboratoires académiques, équipés de façon plus artisanale. Les experts européens se voient alors proposer d’adresser à Salt Lake City les prélèvements de leurs consultants pour la recherche de première mutation. La stratégie de la firme américaine est claire : pas question d’accorder des licences aux dizaines de laboratoires qui travaillent depuis des années sur ces gènes et qui se trouveront ainsi exposés à des poursuites pour contrefaçon. Ces laboratoires pourront conserver, moyennant redevance, la possibilité de réaliser des dépistages de routine au sein des familles dans lesquelles une mutation a déjà été identifiée dans l’usine à tests de l’Utah. Myriad disposerait alors de l’exclusivité des données recueillies et d’une banque de prélèvements unique au monde lui permettant de développer sans concurrence de nouvelles recherches. Inutile de dire que ces spécialistes européens, dont certains avaient largement contribué à l’acquisition des connaissances dans ce domaine des gènes de prédisposition au cancer du sein ou de l’ovaire, faisaient grise mine en regagnant leurs laboratoires de la vieille Europe.
           En janvier 2001, suivant l’exemple américain, l’office européen des brevets de Munich (OEB) obtempère à la requête américaine et décide d’étendre à l’Europe les droits de Myriad Genetics. Alors que les Canadiens font de la résistance, l’office européen accorde à la firme de biotechnologie américaine un premier brevet portant sur “ la méthode diagnostique d’une prédisposition au cancer du sein ou de l’ovaire associé au gène BRCA-1 ” et couvrant sans restriction toutes les techniques de diagnostic. Myriad s’octroie ainsi un monopole d’exploitation en Europe mettant à mal les efforts de nombreux laboratoires impliqués dans la recherche clinique et le suivi médical de plusieurs dizaines de milliers de femmes susceptibles d’être porteuses d’un gène de prédisposition au cancer du sein ou de l’ovaire. Devant cette stratégie unilatérale, il fallait réagir contre un monopole commercial étendu sans restriction à l’Europe.
           C’est de France que viendra la contestation. Pour contrer cette démarche d’appropriation compromettant l’accès libre aux soins, l’Institut Curie, centre de soins et de recherche en cancérologie, décide de prendre la tête de l’opposition. L’équipe de généticiens de cet Institut dispose d’un argument de poids. L’étude d’une famille américaine, suivie à Los Angeles et présentant de nombreux cas de cancers du sein et de l’ovaire, lui a permis de montrer, en juin de la même année, que la technique de séquençage direct utilisée par Myriad laissait échapper 10 à 20% des mutations, singulièrement les réarrangements de grande taille. Bientôt suivi par l’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris et l’Institut Gustave Roussy, soutenu par les ministres chargés de la Recherche et de la Santé, l’Institut Curie conteste les trop larges prétentions conférées par ce brevet à la firme américaine et engage le 9 octobre la procédure d’opposition. La Fédération Hospitalière de France, la Fédération des Centres de Lutte Contre le cancer, diverses institutions à travers l’Europe et le Parlement européen lui apportent leur soutien. La procédure sera longue. Les axes d’opposition retenus dans le mémoire d’opposition élaboré avec un cabinet d’experts sont le défaut d’activité inventive, le défaut de nouveauté et l’insuffisance de description.
           En 2004, à la suite d’une procédure orale qui s’est tenue en mai, la division d’opposition de l’OEB révoque le brevet en question, estimant qu’il ne “ satisfait pas aux exigences de la Convention sur le brevet européen “. C’est une victoire pour tous ceux qui se sont engagés dans cette aventure. C’est aussi une victoire du droit sur les abus de monopoles. Une procédure d’appel est en cours et promet de nouvelles batailles juridiques et diplomatiques. Toutefois cette décision n’a pas été sans suite. Début 2005, l’OEB a partiellement invalidé deux autres brevets concernant BCRA-1 dont l’un portait sur la séquence elle-même, la protéine correspondante et l’ensemble des applications diagnostiques et thérapeutiques. En juin de la même année, l’office européen a maintenu sous une forme amendée un brevet déposé par Myriad sur BRCA-2, amenant la firme a réduire ses revendications à l’utilisation d’une séquence portant une mutation particulière fréquemment observée dans la population juive ashkénaze. Si cette décision pose des problèmes en termes de discrimination, elle confirme la jurisprudence européenne limitant la protection à une seule sonde, autorisant ainsi l’identification d’autres mutations avec d’autres sondes ne présentant pas les mêmes caractéristiques. Toutefois, ces restrictions restent basées sur des considérations techniques et la question centrale qui concerne la possibilité de limiter les revendications trop larges pourra de nouveau se poser dans d’autres situations.

En quoi cette affaire est-elle exemplaire ?

Elle illustre de manière éclatante certains des problèmes auxquels se trouvent confrontés chercheurs, médecins et industriels dans un domaine en pleine expansion.
           Forte de son droit d’exclusivité, la firme américaine a voulu imposer à l’ensemble de l’Europe sa méthode, son prix 3,5 fois plus élevé que celui pratiqué en France, et son usine à test de Salt Lake City.
           En exerçant sans partage un monopole commercial, la firme américaine a cherché à s’assurer des rentrées financières plus rapides qu’en cédant des licences et en se contentant des royalties.
           En exigeant la centralisation dans son usine à tests de Salt Lake City de tous les prélèvements pour recherche de première mutation, elle a posé la question cruciale de l’accès aux données génétiques d’une large population de femmes.
           En refusant de concéder des licences aux laboratoires européens, la firme américaine pouvait s’approprier les prélèvements de dizaines de milliers de femmes pour se constituer une biobanque unique au monde lui permettant de développer ses recherches ultérieures. Du monopole au racket il n’y avait qu’un pas facile à franchir.
           Enfin, l’affaire Myriad montre bien comment la prise de brevet peut aboutir à l’appropriation, par un petit nombre de personnes, de connaissances qui sont souvent le fruit d’un travail collectif. À la fin des années 80 une équipe de Berkeley localise le gène BRCA-1. Puis des laboratoires américains, canadiens et européens, regroupés au sein d’un consortium public, échangent pendant près de 5 ans leurs données portant sur plus de 200 familles. C’est l’une de ces équipes, à l’Université d’Utah qui, en créant grâce à d’importants moyens financiers la société de biotechnologie Myriad Genetics, réussira in fine à identifier le gène. Si c’est bien elle qui a planté son drapeau au sommet, rien n’aurait possible sans le travail accompli sur 5 ans par le collectif de chercheurs et la collaboration des familles. “ On ne conteste pas qu’il soit arrivé le premier. Il a pris des clichés, il est libre d’en disposer. Par contre, dès lors qu’il nous en interdit l’accès, là est l’abus ” souligne un des membres fondateurs du Consortium international public.
           Dans ces conditions, le brevet est-il encore un moteur pour l’innovation ou au contraire un frein à la recherche ? L’accès à la connaissance est-il ontologiquement compatible avec le principe de la propriété intellectuelle ? Comment trouver le bon équilibre entre les enjeux économiques et les enjeux éthiques ? Au-delà des effets d’annonce et des prises de positions idéologiques sur les risques réels ou imaginaires de privatisation de la recherche, il faut savoir garder le cap d’une démarche rationnelle.

Qu’est ce qu’un brevet ?

Un brevet est un titre de propriété industrielle. Par nature, il confère un monopole d’exploitation limité dans le temps, en principe 20 ans, ce qui permet à l’inventeur, ou l’entreprise, de transformer une innovation en produit susceptible d’être commercialisé et d’assurer un retour sur investissement qui lui permettra de développer ses recherches ultérieures. Faut-il y voir, comme certains, un système d’immoralité totale, en contradiction avec les valeurs fondamentales de notre civilisation, en particulier la notion de partage du savoir ? Certes le savoir est un bien de civilisation et les brevets étendent leur emprise sur lui par l’appropriation d’un segment de connaissance. Mais qu’en est-il réellement au-delà des postures idéologiques ?
           Il est essentiel de bien distinguer ce qui appartient à la science, c’est-à-dire à la recherche, qui doit rester libre, et ce qui appartient à la technologie, c’est-à-dire à l’innovation, à l’invention. À ce titre, le droit des brevets a été mis en place pour encourager l’innovation en assurant au titulaire un monopole temporaire d’exploitation. Ce monopole est nécessaire pour obtenir un retour sur investissement, rémunérer les efforts et la prise de risque. En Europe, on est attaché à l’idée que les applications de la science soient subordonnées à la ” vigilance civique “, c’est-à-dire en pratique à des procédures transparentes et des mécanismes de contrôle qui garantissent un cadre réglementaire. Dans le respect de cette exigence, le brevet n’est pas en soi illégitime. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme stipule que ” Chacun a le droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l’auteur “. Dès les années 30, Marie Curie, que l’on présente souvent comme une idole de la science désintéressée, en prit conscience. Ayant renoncé pour elle-même à tout profit issu de la découverte du radium, elle plaida au sein des instances de la Société des nations pour une rémunération des chercheurs.
           Bien entendu, tout n’est pas brevetable. La découverte ne l’est pas. Une idée n’est pas brevetable, de même que les substances naturelles, les variétés animales ou végétales non transgéniques ou les méthodes de traitement médical. Seule l’invention peut faire l’objet d’un brevet. Une invention est une solution technique à un problème technique susceptible d’application industrielle. Pour être brevetée elle doit nécessairement avoir un caractère de nouveauté et résulter d’une ” activité inventive “, susceptible d’application industrielle. Une invention qui découlerait de manière évidente d’une technique bien connue de ” l’homme de métier ” ne peut pas être brevetée. La difficulté est de tracer la limite entre découverte et invention. La pratique aux États-Unis a été d’étendre la notion d’invention. Cette attitude peut se justifier quand il s’agit de protéger les chercheurs eux-mêmes d’un pillage systématique de leurs découvertes par des intérêts privés plus soucieux de profitabilité que d’éthique. Elle peut toutefois se retourner contre eux en les bridant dans leur activité de recherche fondamentale.
           Enfin le droit à l’exclusivité est-il un frein à la diffusion de la connaissance ? En ce qui concerne le droit des brevets, le droit à l’exclusivité est assorti d’une obligation d’information et de diffusion de l’invention. En règle générale, les demandes de brevets sont publiées 18 mois après leur dépôt, soit plus vite que dans certaines revues scientifiques. À ce titre le brevet n’est pas un frein à la publication mais est lui-même un instrument de partage de l’information. Il faut savoir que près des deux tiers du savoir technique se trouvent dans les brevets. A contrario, le dépôt d’un brevet exigeant une nouveauté absolue, une publication antérieure entraîne sa nullité et lui fait perdre ainsi ses chances de valorisation industrielle, puisque personne ne pourra amortir les frais de développement.
           Le droit de la propriété intellectuelle se construit progressivement pour s’adapter à l’évolution des connaissances et maintenir un juste équilibre entre une nécessaire protection des inventeurs et la préservation d’un accès aussi large que possible à la connaissance. Mais il ne faudrait pas qu’en procurant à leurs détenteurs des positions dominantes leur multiplication nuise à la concurrence et risque de fermer la voie à des innovations nouvelles, notamment dans les domaines émergents comme celui des biotechnologies, où ce que l’on appelle ” l’état de l’art ” à un moment donné est plus difficile à définir que dans des domaines plus traditionnels.

Qu’en est-il du génome ?

Dans ce domaine, deux logiques s’affrontent : l’une humaniste qui voit dans le génome les déterminants élémentaires fondamentaux du vivant, l’autre réductionniste pour laquelle les gènes, bien que d’origine humaine, sont des molécules chimiques comme les autres. C’est au titre de la première que le génome humain a été qualifié par l’UNESCO de ” patrimoine de l’humanité “. Si l’on se réfère au Comité national d’éthique (CCNE), ” l’accès à une connaissance qui touche profondément à l’interrogation de l’homme sur lui-même doit demeurer généreusement ouvert “. Ainsi l’appropriation de la séquence d’un gène par l’exclusivité du brevet compromettrait ce libre accès à la connaissance. On comprend l’émoi de l’opinion publique qui, au début des années 90, devant la déferlante des brevets américains, a inspiré ces déclarations aux instances européennes.
           Mais faut-il pour cela sacraliser le génome ? Le qualifier d’humain a-t-il un sens ? La formule n’appartient-elle pas à ces axiomes sacro-saints qui, en occultant la réalité, empêchent de trouver de vraies solutions aux vrais problèmes ? Après tout, ce qui appartient au patrimoine de l’humanité, c’est avant tout la connaissance. Y a-t-il incompatibilité essentielle entre le principe du brevet et la préservation de ce bien commun ? Ce n’est pas aussi évident que certains le prétendent. Ce qui est en cause c’est l’usage que l’on en fait et, parallèlement à l’extension des brevets, s’impose la nécessité de garantir l’accès à la connaissance.
           L’ADN, support du gène, est bien une molécule chimique. Son isolement relève-t-il d’une découverte ou d’une invention ? Comment isoler un gène, une séquence partielle sans passer par un procédé technique ? Ainsi composition et structure d’un gène sont à priori brevetables. Dans ce domaine, la frontière entre découverte et applications tend à s’estomper. Aux États-Unis, la règle de droit est simple : tout ce que crée l’homme est brevetable. Dans la mesure où l’identification d’un gène exige des manipulations techniques, il est aisé de l’assimiler à une invention.
           L’Europe, quant à elle, a hésité. Devant la pression de la concurrence mondiale, une directive allant dans le même sens a été adoptée par le Conseil européen en juillet 1998 (98/44/CE). La date butoir pour la transposition était 2000. Plusieurs pays comme la Grande-Bretagne l’ont transposé rapidement dans leur droit national. En France, le débat autour de la brevetabilité du vivant a pris une ampleur particulière. À l’Assemblée, le rapporteur de la Commission spéciale sur la bioéthique s’interroge sur le risque de ” marchandisation des cellules et tissus vivants, notamment humains “. Pour les hérauts du ” credo bioéthique “, il ne faut pas breveter les gènes. Mais de quoi s’agit-il ? Le fameux article 5 de la directive européenne prévoit qu’un élément isolé du corps humain peut constituer une invention brevetable “ même si la structure de cet élément est identique à celle d’un élément naturel “. Cette position reflète la difficulté que l’on a dans le domaine des biotechnologies à tracer une frontière claire entre connaissance fondamentale et applications. Lors de son adoption par la Commission, le ministre français des Affaires européennes, socialiste, s’était déclaré satisfait d’un texte qui constituait un “ préalable au développement de ce secteur des biotechnologies très porteur pour l’emploi et dans lequel l’Europe a pris beaucoup de retard par rapport aux États-Unis “. Seul le Comité de liaison des ONG avait exprimé sa ” grave préoccupation “. Depuis, les risques réels ou imaginaires de voir le patrimoine génétique humain tomber entre les mains d’intérêts financiers privés sont régulièrement agités comme un épouvantail. Le développement des biotechnologies en France s’en est trouvé ralenti. Ce débat sur la brevetabilité du vivant, l’interdiction récemment partiellement levée de la recherche sur les cellules souches embryonnaires, une méfiance culturelle encore persistance dans certains milieux intellectuels pour tout ce qui est valorisation industrielle, ont été autant de freins à l’innovation dans ce domaine. Source de craintes pour le citoyen, les biotechnologies représentent pourtant à la fois un pari sur l’avenir et une formidable chance dans bien des domaines de la santé, tant pour des pathologies comme le cancer ou le sida que pour les maladies dites orphelines. Les choses changent mais la science va plus vite que la réflexion éthique.

Le brevet, moteur de l’innovation ou frein à la recherche ?

L’utilisation à des fins de recherche d’outils brevetés a fait l’objet de nombreux débats. Quelle que soit la nature de la recherche, l’utilisation d’outils brevetés bénéficie de ce que l’on appelle une ” exemption expérimentale “. Seuls l’exploitation industrielle des résultats obtenus peut nécessiter une licence du titulaire du brevet selon la portée des revendications de ce brevet. De même les recherches visant à perfectionner un procédé breveté bénéficient de l’exemption expérimentale. Si ces dispositions demandent une vigilance particulière des utilisateurs, elles ne constituent pas en soi un obstacle à la recherche.
           Faut-il opposer recherche publique et recherche privée ? Dans le domaine des biotechnologies, les universités et les organismes de recherche ne sont pas absents de cette course aux brevets. Les unes comme les autres espèrent récupérer leurs investissements. Beaucoup de brevets sont la copropriété d’institutions publiques et d’entreprises privées. Les progrès résultent de plus en plus d’une complémentarité entre recherche académique, sociétés de biotechnologies et entreprises pharmaceutiques et le brevet apparaît souvent comme un sésame pour nouer de partenariats. Ce n’est pas le risque de privatisation de l’activité de connaissance, mais plutôt l’absence de politique volontariste, la fuite des cerveaux, l’inadaptation des structures de recherche et l’insuffisance des financements, qui menacent la recherche française.
           Mais le brevet n’a de sens que s’il préserve un bon équilibre entre la diffusion nécessaire des connaissances et l’appropriation d’une invention par l’exclusivité du brevet. Dans le domaine des sciences du vivant, l’innovation est souvent la dernière étape d’un long processus de recherche impliquant différentes équipes dans le monde. Au fur et à mesure où l’on avance dans sa connaissance, on en dévoile aussi toute la complexité. C’est particulièrement vrai en génomique. La plupart des gènes agissent ou rétroagissent avec d’autres gènes. Certains affirment même que des gènes peuvent évoluer avec leur environnement. Dans cet enchevêtrement complexe de rétroactions, le brevet accordé à des revendications trop larges peut bloquer la route à d’autres recherches et créer des rentes indues. C’est ainsi que le brevet, conçu pour stimuler la recherche, peut en définitive la freiner, en particulier quand il permet à des entreprises puissantes d’entraver la concurrence.
           En France, la question semble avoir été résolue en termes d’étendue des brevets. Après un premier projet de loi déposé en 2001 et plusieurs injonctions de la Communauté européenne, la France a finalement transposé la directive européenne. La loi de bioéthique d’août 2004* prévoit, dans l’article L.611-18, que ” Seule une invention constituant l’application technique d’une fonction d’un élément du corps humain peut être protégée par brevet. Cette protection ne couvre l’élément du corps humain que dans la mesure nécessaire à la réalisation et à l’exploitation de cette application particulière. Celle-ci doit être concrètement et précisément exposée dans la demande de brevet ” Ainsi, pour pallier le danger de trop larges revendications, le législateur a introduit une spécification limitant la protection juridique d’une séquence génique à la fonction qui a été dûment explicitée dans la description. La portée de la revendication s’en trouve réduite et le législateur précise que ” les droits créés par la délivrance d’un brevet incluant une séquence génique ne peuvent être invoqués à l’encontre d’une revendication ultérieure portant sur la même séquence […] si elle expose une autre application particulière de cette séquence “. Même si certains s’interrogent sur la conformité de ces spécificités françaises à la directive européenne et s’inquiètent des conséquences pour une industrie de la biotechnologie qui peine à émerger face à la concurrence internationale, l’affaire semble entendue. Les péripéties de l’affaire Myriad, et la suspicion française qu’elle a nourrie, ne sont probablement pas étrangères à ce dénouement. Cette spécification sera-t-elle suivie par d’autres pays ?

Logique commerciale et enjeux de santé publique

Le monde scientifique est soumis à la concurrence économique. Le domaine des biotechnologies n’y échappe pas. Or, dans un système économique où les financements publics se font de plus en plus difficiles, le recours aux marchés financiers et la multiplication des brevets, parfois à l’origine de rentes indues, ont tendance à s’accroître. Le brevet est un outil de valorisation de la recherche et représente une étape indispensable pour permettre la mise au point de nouvelles générations de médicaments et de méthodes diagnostiques que les malades sont en droit d’attendre. À ce titre, le brevet sur une séquence de gène, à condition qu’elle soit associée à une fonction précise et qu’elle ouvre la porte à une application utile, paraît une étape incontournable. Aller à l’encontre de ce mouvement et rejeter sans discernement le brevetage d’inventions dans le domaine des sciences du vivant serait condamner l’industrie de biotechnologie dans une France déjà handicapée par rapport à ses concurrents.
           Toutefois le droit de propriété industrielle peut empiéter sur les enjeux de santé publique, singulièrement la nécessité de préserver pour tous un libre accès aux soins. La question ne se pose pas uniquement pour les applications médicales de la génomique mais aussi pour le domaine du médicament comme l’ont montré les récents conflits entre pays du sud et multinationales de la ” big pharma ” à propos des médicaments contre sida. Une régulation par des autorités publiques semble être la seule réponse. Gènes et protéines constituent des ” facilités essentielles ” à de nombreuses activités de prévention et de soins. Si les détenteurs de brevets ne concèdent pas de licences à des prix raisonnables, ce sont les pouvoirs publics en tant que régulateurs indépendants qui attribuent les licences et fixent le montant des compensations. Le débat a pris toute son acuité dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour favoriser l’importation ou la fabrication de médicaments protégés par brevet dans les pays du Sud. En droit français, le régime de ce que l’on appelle les licences d’office ou licences obligatoires existe pour les médicaments. La loi de bioéthique de 2004 l’étend aux “ produits, procédés et méthodes de diagnostic “. Ce système pourrait être étendu à d’autres pays.
           En matière de droit des brevets, les règles en vigueur dans la plupart des pays développés offrent déjà des aménagements possibles. Un brevet peut être rejeté au motif qu’il porte atteinte à la moralité ou à l’ordre public. Le rachat d’un brevet par les pouvoirs publics pour le reverser dans le domaine public est possible et a déjà été mis en œuvre. Le droit de propriété intellectuel ne peut être un et indivisible, et les instruments techniques et juridiques doivent s’adapter au contexte, notamment dans les domaines comme l’éducation ou la santé. Le manque de maturité d’un domaine, dont la croissance explosive ne manque pas de susciter des convoitises, peut expliquer pour partie les effets pervers d’une extension des brevets à des technologies censées bénéficier à la santé humaine. La France a raison d’étendre le système des licences obligatoires, déjà en vigueur pour les médicaments, aux tests diagnostiques. Cette pratique peut être considérée comme la contrepartie du succès des applications de la génomique humaine face aux contraintes de la santé publique. Elle pourrait constituer un enjeu pour l’Europe face à la domination des sociétés de biotechnologie américaines lors des prochains cycles de discussion au sein de l’Organisation Mondiale du Commerce, à la tête de laquelle un Français vient d’être désigné. Le souci est manifestement de donner toutes leurs chances aux entreprises européennes confrontées à une concurrence croissante sur des marchés globalisés. Une certaine précipitation industrielle, motivée par la concurrence, a quelque peu bousculé le souci de se référer à des encadrements réfléchis et mesurés. Un réajustement des règles s’impose et il n’est pas interdit de penser qu’avec la banalisation du procédé, le droit des brevets pourrait perdre son caractère exclusif et devenir un simple droit d’accès rémunéré. La durée de l’exclusivité pourrait aussi être revue en fonction du domaine concerné.
           La Commission européenne vient de livrer son dernier rapport sur l’évolution et l’implication du droit des brevets dans le domaine des biotechnologies. Dans l’ensemble, elle prend soin de ne pas fermer la porte à la brevetabilité dans le domaine des sciences du vivant et laisse la main aux États membres, que ceux-ci aient choisi “ un champ de protection classique ou limité pour les séquences de gènes “. Actuellement, l’ensemble des 25 États membres, à l’exception de l’Italie, la Lituanie, la Lettonie et le Luxembourg, s’est mis en conformité avec la directive européenne sur la protection juridique des inventions biotechnologiques.

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