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Jean-Claude Pecker

Astrophysicien français. Professeur au Collège de France et membre de l’Académie des sciences

01/06/1998

Convergences contre la science

Introduction

On a pu reprocher à Sokal et Bricmont de s’attaquer seulement à certains aspects, qui peuvent sembler formels, de l’œuvre des philosophes qu’ils commentent, sans examiner au fond leur théories et leurs travaux.

A la vérité, en analysant, dans ces ouvrages, les utilisations abusives du langage des philosophes qu’ils étudient, Sokal et Bricmont s’attaquent à quelque chose de bien plus important, me semble-t-il, que le message qu’auraient souhaité transmettre ces auteurs, ils s’attaquent à leur méthode. Et ce faisant, ils mettent en lumière en quoi cette méthode, celle des écrivains mis en cause, diffère de la méthode scientifique, en quoi même, prise au pied de la lettre, elle pourrait la déconsidérer. Car ces écrivains (je n’ose dire philosophes), pour différents qu’ils soient les uns des autres, suggèrent plus ou moins que l’intuition créatrice est un moyen de découverte, y compris dans les domaines couverts par la science, aussi valable que les déductions rigoureuses dont nous avons l’habitude, enchaînant observations et théories. Ces écrivains-là rejoignent une forme très ancienne d’idéalisme, et nous y reviendrons in fine.

Dans les théories des uns et des autres, qu’il s’agisse de ce qu’on appelle le ” déconstructivisme ” de l’un, le ” relativisme ” d’un autre, la ” théorie des révolutions scientifiques ” d’un troisième – et j’en passe – j’ai tendance à voir plutôt une sorte de bataille, parfois inconsciente, je l’espère du moins, contre la science, contre les scientifiques, et même contre l’idée simple qu’il existe un monde réel. Et nous voyons certains scientifiques les applaudir, les justifier, de bonne foi j’espère, au nom peut-être d’une certaine ” liberté d’expression ” qui s’opposerait au dogmatisme intolérant dont la grande majorité des scientifiques continueraient à être des adeptes entêtés…

Qui veut noyer son chien, l’accuse de la rage… C’est connu !… Eh bien, on accuse souvent les scientifiques de ” scientisme “. Nous ne discuterons pas ici de ce mot. Contre toute logique, contre toute histoire, il suggère des connotations que certains d’entre nous trouvent péjoratives. Mais qu’importe ! Depuis un siècle, après Comte, Renan, ou Berthelot, la science a été attaquée. Que ce soit sous le mot de scientisme, de positivisme, de rationalisme, voire de déterminisme, beaucoup de penseurs ont rejeté la science, et affirmé la primauté du ” spirituel “. Brunetière a même triomphalement proclamé ” la faillite de la science “, et bien d’autres ont suivi ! Pour emprunter un mot à un négationniste français connu, je dirais qu’il y a bien eu, dans cette ligne, une récurrente …” diabolisation ” de la science… Je vais tenter de suivre ce cheminement en rappelant quelques faits de cette longue histoire d’un siècle, pour en venir, finalement, au temps présent, et au futur, l'” après Sokal “, comme nous y invite le titre de ce débat, et pour affirmer fortement que les raisons de défendre une science rationnelle (c’est-à-dire la science, la seule science !) ont pris une importance politique, économique, et sociale qu’elles n’ont encore jamais eue à ce point.

Défense de la science et du progrès

L’idée d’une démarche rationnelle dans la connaissance de la nature, d’une ” philosophie naturelle “, pour reprendre une expression classique, est de fait bien plus ancienne que les accents triomphalistes du XIXe siècle finissant. Déjà Aristote ou, plus proches, Bacon, Descartes, Spinoza même dans son systématique enchaînement de définitions, d’axiomes et de théorèmes, Auguste Comte surtout, s’étaient engagés sur le chemin qui aboutit vers 1848-1849 au livre de Renan L’Avenir de la science, publié seulement en 1890, un peu comme un testament du vieux maître. Renan connaît cette ascendance, non sans quelque mépris pour Comte ; je le cite : ” M. Auguste Comte a, par exemple, prétendu avoir trouvé la loi définitive de l’esprit humain dans la succession des trois états théologique, métaphysique, scientifique. Voilà certes, une formule qui renferme une très grande part de vérité : mais comment croire qu’elle explique toute chose ?… (Comte) ne s’occupe que du développement scientifique. Poésie, religion, fantaisie, tout cela est méconnu.. “

L’expérience personnelle de Renan, dès son début de carrière ecclésiastique, ses doutes, et la façon romantique qu’il eut d’enterrer sa jeunesse ” dans le linceul de pourpre où dorment les dieux morts ” (Souvenirs d’enfance et de jeunesse, la prière sur l’Acropole) donne donc à sa défense de la science une tout autre coloration. Le texte suivant, tiré de sa préface à L’Avenir de la science, en dit long sur son ouverture d’esprit. Je pourrais lire des passages entiers de L’Avenir de la science. Hors le romantisme très personnel de Renan, il n’y a pas un mot à changer.

” J’ai peu varié depuis que je commençai de penser librement. Ma religion c’est toujours le progrès de la raison, c’est-à-dire de la science…

…L’objet de la connaissance est un immense développement dont les sciences cosmologiques nous donnent les premiers anneaux perceptibles, dont l’histoire proprement dite nous montre les derniers aboutissants. Comme Hegel, j’avais le tort d’attribuer trop affirmativement à l’humanité un rôle central dans l’univers. Il se peut que tout développement humain n’ait pas plus de conséquence que la mousse ou le lichen, dont s’entoure toute surface humectée. Pour nous, cependant, l’histoire de l’homme garde sa primauté, puisque l’humanité seule, autant que nous savons, crée la conscience de l’univers…

…En résumé, si, par l’incessant travail du xixe siècle, la connaissance des faits s’est singulièrement augmentée, la destinée humaine est devenue plus obscure que jamais…

C’est qu’en effet la science n’aura détruit les rêves du passé que pour mettre à leur place une réalité mille fois supérieure. Si la science devait rester ce qu’elle est, il faudrait la subir en la maudissant ; car elle a détruit et elle n’a pas rebâti ; elle a tiré l’homme d’un doux sommeil sans lui adoucir la réalité. Ce que me donne la science ne me suffit pas, j’ai faim encore. Si je croyais à une religion, ma foi aurait plus d’aliment, je l’avoue ; mais mieux vaut peu de bonne science que beaucoup de science hasardée… “

C’est dire que Renan, père de ce que Le Dantec (semble-t-il) fut le premier à appeler le ” scientisme “, avait en fait une vision très ouverte, assez proche de la nôtre, malgré la permanente tentation de la foi. On considéra souvent comme les pères du scientisme une sorte de triumvirat Taine-Berthelot-Renan. Or l’on voit que Renan se démarque d’un positivisme strict. Taine était peut-être plus proche de l’idéalisme hégélien que du positivisme. C’est Berthelot, l’ami d’un demi-siècle de la vie de Renan, qui se sentait au fond, lui, plus proche de Comte quand il écrivait, dans sa correspondance avec Renan (Corr. entre MM. Renan et Berthelot, préface, p.2.) : ” Nos conceptions fondamentales étaient assez différentes. Si nous étions tous deux également dévoués à la science et à la libre pensée, Renan, en raison de ses origines bretonnes et de son éducation ecclésiastique et contemplative, tournée vers le passé, avait moins de goût pour la démocratie, pour la Révolution française, et surtout pour cette transformation à la fois rationnelle, industrielle et socialiste, dans laquelle est engagée la civilisation moderne. “

Mais regardons autour de ce Renan solitaire et fragile. L’époque était favorable, de toutes façons, à l’épanouissement de la science. Le grand public voyait dans les mille applications quotidiennes, et bienfaisantes, de la science, un très fort argument. Et ce public alors ne doutait guère.

Les années passent donc. La science accumule en effet dans les laboratoires des découvertes dont les incidences sur la vie humaine, pharmacologie, santé, longévité, sur les conditions des activités humaines, transports, communications, alimentation sont en effet, de prime abord, bénéfiques pour tous.

Les adeptes de la position dure de Berthelot ont naturellement abondé. Et c’est là sans doute qu’il faut voir l’une des sources des attaques contre la science. Rappelons-nous qu’à la même époque, un Jules Verne d’un côté, avec ensuite la littérature de science-fiction physico-chimique qui s’est développée durant ce siècle, ou un Le Dantec à l’opposé, avec des références différentes – il était biologiste – allaient très loin dans leur enthousiasme, et développaient, comme Berthelot, une attitude de confiance absolue en l’avenir de la science, et de ses bienfaits pour l’humanité. L’idée d’un progrès de la condition humaine, lié au progrès de la science, s’imposait. C’est une idée aux résonances économiques, politiques et sociales. Mais cette ampleur même lui attirait nécessairement des réactions très négatives.

Réactions anciennes et modernes contre le progrès technique

Au XIXe siècle, les écrivains comme Mary Shelley, ou plus tard Wells, dans L’île du docteur Moreau, ou, dans une autre gamme, Alfred de Vigny, s’inquiétaient justement des aspects sociaux des applications de la science. Jules Verne lui-même parfois… Le thème éternel d’Adam et Eve chassés du Paradis, ou celui de Prométhée enchaîné et puni, le mythe de la boite de Pandore, ou celui de la chute d’Icare, avaient préfiguré le Schultze de Verne, et les Tournesol, ou Folamour d’aujourd’hui… comme cent autres savants fous ou démoniaques. La science, de par ses applications mal contrôlées, aboutit à des désordres sociaux. Ceci était connu longtemps avant la Seconde guerre mondiale, et le débat déjà largement ouvert.

Bien des alarmes s’éveillent aussi du côté de l’Église, qui voit ses dogmes s’effondrer peu à peu, de Copernic à Darwin, et qui tente d’en rattraper quelques-uns au passage (voir Big Bang, devenu fiat lux dans la paraphrase de Pie XII). Il y en a aussi du côté du public : On s’inquiète des aliments en conserve, voire pasteurisés, ou lyophilisés, etc. On s’alarme de la nocivité des pollutions industrielles. on s’affole de la sophistication croissante des armes de mort et de destruction. Et cela dès le début de notre XXe siècle. Critique du dehors en somme, qui unit dans un même rejet science pure et science appliquée.

La science tombait aussi sur une autre sorte de critique, de l’intérieur pourrait-on dire. La reconnaissance de l’importance du monde réel, et donc, au premier rang, du monde sensible, paradoxalement, cette attitude avait abouti parfois à ce que l’on reconnaisse comme illicite toute sortie de la ” caverne ” platonicienne, sortie qui semblait relever d’une intuition hasardeuse, plutôt que de la méthode scientifique. On était dans la caverne – je parle bien sûr de celle de la république de Platon – on y voyait les ombres, on en tirait tout ce qu’on pouvait. L’extérieur restait le sujet de spéculations acceptables certes, mais spéculations néanmoins, au nombre desquelles on dit que Berthelot rangeait la théorie atomique de Dalton, qui n’avait pour lui aucune valeur. Ce refus de dépasser le directement observable fut la source d’une évidente stérilité dans certains domaines, et d’une critique souvent acerbe des plus positivistes des scientifiques, Berthelot par exemple. Et sans aucun doute était-il juste de savoir s’y opposer, de savoir sortir de la caverne.

Le XXe siècle, dans ses grandes lignes, n’a pas donné tort aux inquiets. Deux guerres mondiales sont survenues. En France même, mais je le crains, en beaucoup d’autres pays, les nostalgiques des profondeurs médiévales ont profité de ce déchirement pour remettre en question la science et les scientifiques. 

L’avenir de la science, au temps de la Révolution nationale

Un pas douloureux est franchi en 1940. En France. C’est la ” Révolution nationale “. Pétain est au pouvoir, avec sa cohorte de faux dévots. On prend sa revanche de tout ce qui fut républicain, sa vengeance de tous les affronts naguère subis du fait de la IIIe République honnie. Que de défaites pour cette réaction obstinée ! Et quelles défaites !… Le comte de Chambord évanoui comme bulle de savon ; le Maréchal de Mac Mahon noyé dans son ” que d’eau ! que d’eau ! ” ; le brav’ Général Boulanger autodétruit sur une tombe… Et comme autant de camouflets, c’est Dreyfus réhabilité, ce sont, hier encore, Irène Joliot ou Jean Perrin, premiers secrétaires d’État à la Recherche scientifique de notre pays, aux temps honnis du Front populaire.

On va se venger aussi de la science, qu’on ne comprend plus guère, et que le nouveau régime de Vichy n’a jamais aidé.

En 1941 donc, un curieux livre est publié. Ce libelle consacre des chapitres au scientisme et à la science, qu’il associe plus ou moins inexorablement, en un mariage douteux. Et l’on règle ses comptes. C’est un livre collectif, qui a pour auteurs le R.P. Sertillanges, Daniel-Rops, André Thérive, Pierre Charmet, Pierre Devaux. Louis de Broglie servait d’alibi. Certains des ces braves gens sont entrés en résistance, nettement plus tard, avec le vent. Ce livre se veut d’emblée une revanche sur Renan. Je dis bien sur Renan, le tendre, le romantique, penché sur la foi de son passé. Car, modestement, ce livre s’intitule : L’Avenir de la science (Plon, 1941). Il s’appuie bien sûr sur de grands aînés, Brunetière par exemple ; ou Henri Bergson, plus proche de nous, excellent alibi en cette période où chaque collabo avait son juif, Henri Bergson qui – c’est le révérend père Sertillanges qui l’affirme – ” a assené le coup de grâce ” au scientisme, sans doute dans Durée et simultanéité, qui, on le sait, dut être retiré de la vente, en raison de ses erreurs.

Je pourrais citer de très longs passages de L’Avenir de la science, celui de 1941, curieux livre-clef, souvent fort subtil dans sa dialectique. Je me bornerai à deux ou trois. Le premier met directement en cause l’Union rationaliste, l’une des causes de la défaite de 1940 (!), mais il brosse aussi une intéressante histoire :

” Pendant la période 1900 à 1940, la tradition ainsi inaugurée se continue chez quelques savants de haute classe… (ici je résume un peu) : Painlevé, rendant hommage à Berthelot (1907)…Jean Perrin, dans l’avant-propos de ses Atomes (1936), Paul Langevin surtout, dans La Valeur humaine de la science (1934)…Ce mouvement scientiste a gagné des publications étrangères à la science. Dans la Nouvelle Revue Française, Jean Rostand… Les Nouvelles littéraires de 1930 à 1935 environ (ont présenté) une étonnante page scientifique dirigée par M. Marcel Boll…dont le ton n’a rien à envier à celui de Berthelot… Vers 1935, les signes de la vitalité scientiste se multipliaient. Ce sont l’œuvre d’un Albert Bayet, auteur d’une Morale de la science parue en 1931,… la création d’une Union rationaliste, d’un Cercle Descartes, très influents. Mais le plus important à cet égard fut l’activité intellectuelle des partis communisants, les Maisons de la culture, les groupes et revues marxistes, qui en s’appuyant sur la philosophie scientiste, ont contribué à en vulgariser les idées etc., etc., ” (Raymond Charmet, ” Le mythe moderne de la Science “, p. 94-95).

Le plus important article de l’ouvrage est peut être celui du R.P. Sertillanges (” Science et scientisme “, p. 37-76), bien documenté, souvent correct, toujours subtil… Il est d’une prudence bien claire ” La science est grande. Le scientisme, à son ombre est petit ” dit-il. Cette phrase termine le premier chapitre de l’article : ” Origines et raisons du scientisme “. Le second chapitre : ” Place de la science dans la civilisation ” ramène les choses vers la motivation profonde de l’ouvrage. S’appuyant sur les ouvrages comme L’homme cet inconnu, d’Alexis Carrel, il affirme que ” ce serait bien mal servir le spirituel que de l’écarter de la science. La science comme la pitié, au dire de Saint-Paul, est “utile à tout” “.

Curieux assemblage, qui préfigure des tentations plus modernes ! Et plus loin (p.70) :

” Dès lors qu’elle s’adresse aux faits, la science se tient proche de la matière : car tout fait constaté est d’abord un fait matériel ; il n’y a pas d’exception, même pour l’âme, même pour l’intelligence, et c’est la force de la science de tenir ce poste initial. Mais si elle veut tout borner là, et si elle veut tout pousser dans ce sens-là, elle va tout fausser, tout dévoyer, tout désorienter, tout détruire de ce qu’elle a créé, et elle va engouffrer la civilisation entière dans un entonnoir, par rétrécissement progressif des visées et des activités humaines. Car les espaces stellaires eux-mêmes sont petits au regard du monde spirituel qui les enclôt, qui les met à leur rang, bien loin de la spiritualité que l’âme représente et que Dieu couronne.

A la limite de ce mouvement, la science devient la forme suprême de la barbarie, j’entends la barbarie cultivée, la barbarie systématisée, la barbarie armée, et d’autant plus nuisible au genre humain qu’elle est devenue plus puissante. On ne force la vapeur sans danger que si l’on a le rail. On ne peut conserver la civilisation si l’on développe sans contrepoids toutes les forces qui peuvent la détruire. Mettre en branle l’infatigable engin des forces naturelles, c’est bien ; mais à la condition que cela ne serve pas à nous briser. “

C’est bien la science qui est ici l’accusée, non le scientisme. Et c’est l’application aux armes de guerre qui sert d’argument massue… On devine ce qui suit. Le chapitre, et l’article se terminent ainsi : ” Le but de la vie, le sens de la vie : voilà ce que la science ignorera toujours, et il n’y a pas d’espoir de guider une civilisation dans cette ignorance ” et, tout à fait à la fin : ” Le monde attend son âme. Elle existe et on dirait que le monde ne le sait pas. Il faut qu’on le lui apprenne. Ce n’est pas du scientisme que viendra la leçon. ” 

Contre la science (suite)

Ce livre date de 1941. Sous couvert de scientisme, en fait c’est la science qui y est attaquée. Mais les pétainistes de 1941 ont eu, eux, dans le dénigrement de la science, des héritiers fort subtils. D’autant que, il est vrai, les applications militaires et industrielles de la science nous ont offert depuis lors des Hiroshima, ou des Tchernobyl, voire des Seveso…

Nous devrions nous souvenir par exemple de l’éclatant succès public du Matin des Magiciens, de Bergier et Pauwels, et de l’entreprise Planète, qui attaquait les ” rationalistes en habit noir “, et qui donna à l’Union rationaliste l’occasion de publier un Crépuscule des Magiciens, réplique cinglante, mais peut-être un peu superficielle, aux amalgames étranges de Pauwels et Bergier. Eux sont morts. Mais sait-on qu’on réédite une anthologie des meilleurs articles de Planète, et qu’on nous promet sa renaissance ?

Nous devrions nous souvenir aussi du Colloque trop fameux de Cordoue, ” Science et conscience “, où la physique moderne donna lieu à de bizarres théories qui frôlaient le mysticisme, et qui niaient la causalité. D’ailleurs, à peu près en même temps et sous le même titre, la secte de la Méditation transcendantale publiait, parfois avec les mêmes auteurs, les actes d’un colloque portant à peu près le même nom.

Et certaines tendances écologistes rejettent le progrès scientifique, à cause sans doute de Tchernobyl, et d’autres pollutions connues, mettant déjà la science au centre d’un débat de société. J’y reviendrai. Pour l’instant restons dans la perspective du débat soulevé par le canular de Sokal.

J’ai cité en introduction de mon exposé, Kuhn, Latour, ou Derrida. J’aurais pu en citer bien d’autres. Le fait est que dès l’instant où l’on considère toute vérité scientifique comme provisoire, on légitime toute nouvelle idée farfelue, qu’il s’agisse d’une théorie cosmologique non relativiste, ou de la visite des extraterrestres parmi nous. Au mieux, ces problèmes relèvent de la psychologie ou de la sociologie, pas des sciences de la nature. Et en relativisant les connaissances scientifiques, on leur refuse ce pouvoir cumulatif, créatif, qui fait que nous construisons sans cesse avec les pierres mêmes qui nous restent des édifices antérieurs. Il y a continuité entre Aristote, Archimède, Ptolémée, Averroès, Oresme, Copernic, Kepler, Newton et Einstein… Une évolution avec des phases un peu plus rapides. Mais les seuls à avoir été condamnés à mort par cette évolution l’ont été par les Églises, Michel Servet, Giordano Bruno, et d’autres. Ce n’est pas la science qui guillotine. La Révolution française était une révolution. Il n’y a pas de ” révolution scientifique ” ; une évolution ; un progrès, lent ou rapide, mais, sans aucun doute, continu.

Très récentes sont les attitudes aussi de Jean-Marc Lévy-Leblond, qui emboîte le pas à Bruno Latour, et qui suit peu ou prou le quasi-négationnisme de Feyerabend (Contre la méthode), et de tant d’autres. Bien entendu, ils critiquent, de cette tribune ambiguë qu’est devenue La Recherche, les ouvrages de Sokal et Bricmont. Le débat se prolonge. Dans La paille des philosophes et la poutre des physiciens, Lévy-Leblond formule des critiques, d’ailleurs justifiées, contre les physiciens qui, il est vrai, abusent de métaphores tirées du langage courant, relativité, incertitude, chaos, ou encore particules charmées, attracteurs étranges, big bang, trous noirs, etc. Mais les abus des écrivains sont autres, comme Sokal le souligne dans sa réponse à Lévy-Leblond, et il n’y a pas de symétrie : pour lui, le ” relativisme cognitif ” est en vérité un amalgame flou d’idées mal formulées, qui roule sans cesse sur d’artificielles symétries ; et la sociologie moderne des sciences, telle que défendue par l’école d’Édimbourg, lui semble injustifiable, tout comme l’étaient jadis les sophismes de Protagoras.

Ces néo-sophistes n’ont pas tort sans doute de critiquer le manque d’ouverture de certains chercheurs ; ils ont tort de confondre ces cas individuels, et la démarche collective des sciences de la nature, qui est fondée sur l’idée d’une réalité objective, dont nous ne connaissons qu’une partie et dont nous essayons d’en connaître plus. Un exemple typique d’une ” leçon de philosophie ” inacceptable pour nous, est donné dans un très récent numéro de la revue La Recherche. Bruno Latour y évoque les recherches entreprises sur la momie de Ramsès II. Sous l’apparence d’une subtile ouverture à toutes les interprétations, Latour laisse entendre que l’on peut penser, qu’il est permis de penser, que, le bacille de Koch n’ayant été découvert qu’en 1882, on ne peut pas dire que Ramsès II soit mort de la tuberculose, ” le bacille de Koch n’ayant pas avant Koch de réelle existence “. … ” C’est donc un anachronisme de dire que Ramsès II est mort de la tuberculose… “. En quelque sorte c’est une vieille thèse : celle de l’observateur qui crée l’observation, donc le réel. Idée chère actuellement à certains adeptes de la physique quantique de l’École de Copenhague, et que pour ma part, j’ai du mal à accepter, même à l’échelle microscopique. Tout cela rappelle fâcheusement l’idéalisme de Berkeley, selon lequel il est aberrant d’attribuer aux objets naturels une existence réelle lorsqu’ils ne sont pas perçus par la pensée. Encore Berkeley a-t-il parfois récusé, je crois, un solipsisme intégral, tel celui du sophiste Protagoras, qui estimait, dit-on, comme vraie toute idée concevable, une assertion, et son contraire. Pour citer le Cratyle de Platon, il disait : ” Telles les choses me paraissent, telles elles sont pour moi, telles elles te paraissent, telles elles sont pour toi. ” Dans le Protagoras du même Platon, Socrate pousse Protagoras à dire qu’il est le premier à savoir tirer salaire de son enseignement du relativisme politique.

On relèvera aussi, et je limiterai là mes exemples contemporains, un second article de Lévy-Leblond dans cette même revue (hélas !) La Recherche, concernant l’ouvrage de Sokal et Bricmont, qu’il taxe de ” blocage positiviste et scientiste “, et où il évoque le ” revolver épistémologique ” de l’un et la ressemblance de l’autre avec Monsieur Homais, sous le titre ” Le cow-boy et l’apothicaire “. Lévy-Leblond justifie les écrivains dont nous parlons, en invoquant la complexité du champ qu’ils labourent, combien plus subtil que celui, étroit, limité, du monde de la physique. Complexité de l’âme humaine ? Certes. Mais le monde réel, connu et encore inconnu, est aussi très complexe. Autant de neurones dans un homme que d’étoiles dans la Galaxie. Mais il y a des milliards de galaxies, comme il y a des milliards d’hommes. Encore neurones et animaux, hommes ou autres, sont-ils aussi un objet d’étude rationnelle, non le champ complexe dont parle Lévy-Leblond, sans bien en délimiter le domaine. J’aimerais que l’illusion de la complexité découverte ne camoufle pas le vide de la récolte, et l’inefficacité des laboureurs. Mais le problème ne peut se limiter à ce débat.

Les auteurs dont nous relevons ici la dangereuse pensée écrivent bien. Ces sophistes nous impressionnent, d’une certaine façon. Et il faut bien reconnaître que l’attitude scientifique a été surtout, face aux attaques, de courber le dos. Et de se défendre mollement : ” Nous, des scientistes ? Jamais ! ” 

Pour la science

J’ai scrupule à citer ma leçon inaugurale au Collège de France, qui date de 1964. Je le fais cependant car elle reflète ma pensée d’alors, ma pensée d’aujourd’hui, dans la ligne de celle de Renan. Et j’y dénonce les mêmes ennemis. Alors, je n’avais lu ni Kuhn, ni Latour, ni les autres. Je me cite :

” Le rôle (de la théorie scientifique) sera de justifier, le cas échéant, (les hypothèses les plus hétérodoxes) ou de les rejeter, de ne pas confondre le très improbable presque impossible avec le possible et même le probable, de ne jamais se satisfaire d’un qualitatif séduisant ou irritant, mais d’arriver à le transformer en un quantitatif sans passion. La science devient tous les jours plus complexe… plus mathématique, plus difficile, moins accessible au non-spécialiste ; quelques magiciens candides, ou bien de faux prophètes plus ou moins retors, en profitent pour semer des idées sans consistance ; peu importe que ce qu’ils appellent des théories soient oublieuses de la majeure partie des faits, pourvu qu’on puisse dire qu’elles soient révolutionnaires et qu’elles détruisent un prétendu ordre officiel établi… Qui donc s’en apercevra ? Qui discernera l’improbable du possible ? Les seuls qui en soient capables sont ceux-là même dont nos alchimistes récusent le jugement, applaudis par ceux qui se vexent de ne point comprendre le difficile cheminement de la science. Plus ce cheminement est difficile, plus le danger est grand… “

Je ne dirais guère autre chose aujourd’hui. Sans doute étendrai-je mes critiques ou celles de Renan, que je citais d’ailleurs longuement dans la suite de ce texte, à la philosophie de salon, ” énervée dans sa forme “, parée souvent des plumes de la science, et de ses mots, ” philosophie de revues demi-scientifiques, demi-mondaines “. Demi-mondaines !

Pierre Auger, dans ses Dialogues avec moi-même entre Auger-science et Auger-culture, nous présente de curieuses antithèses, peut-être plus proches de nous que les distorsions des néo-sophistes.

Auger-S dit : ” Dans la science, c’est la nature qui commande. L’homme se penche sur la nature, avec sa “méthode” pour simplement la découvrir, pour expliquer du visible compliqué par de l’invisible simple. “

Auger-C répond : ” Pour la culture, c’est l’homme qui commande et utilise la nature pour y créer une œuvre, en imposant sa vision du monde tout imprégnée d’émotion et de symbole. Le symbole peut être décrit comme un objet extérieur éveillant un sentiment, une émotion, un état d’âme émergés de l’esprit humain sur lequel ils viennent en quelque sorte se cristalliser. “

Et Auger-S rétorque : ” Différence complète avec l’hypothèse, celle-ci étant une production intellectuelle voulue. Tout ce qui se rattache à l’émotion survient au contraire sans volonté consciente. L’expression de modèle pensé implique en outre une structure rationnelle, un bâti cohérent absents de la pensée symbolique. Le scientifique traque l’émotion ou le symbole partout où il les voit émerger. “

Je m’arrête ici de citer. Ce que nous voyons émerger dans les écrits des scientifiques, c’est un nouveau discours de la méthode, qui n’exclut pas la réflexion intime, mais qui place la science à sa place juste, celle d’un effort coordonné de description cohérent de la nature observée. Axiome bien simple : le monde réel existe. Il y a une vérité scientifique : c’est celle qui rend compte des observations du monde réel, que ces observations soient d’ailleurs universelles, et reproductibles, ou que, hautement subjectives, et rares, elles ne donnent d’indications que sur l’observateur. Il me semble clair que toute œuvre visant à souligner le caractère fragile, ou dogmatique, de la connaissance scientifique se trompe de cible. La connaissance scientifique est cumulative. Parfois, elle hésite sur la route à suivre. Parfois, elle commence par se tromper. Parfois des scientifiques sont responsables d’erreurs ou de dogmes. Et l’on apprend alors des choses sur la façon de fonctionner du cerveau scientifique. Mais la science, elle, progresse, plus ou moins régulièrement. C’est même ce qui la caractérise le plus simplement, par opposition aux œuvres d’art, ou aux créations littéraires. 

Et demain ? Pourquoi ce débat aujourd’hui ?

La science, sans conteste, a des applications difficiles à accepter. Ceci dit, elle est le seul moyen de connaissance du monde réel, et de maîtrise du monde réel. Il existe dans notre monde un seul véritable facteur de changement, moteur initial et dangereux : la démographie inégalitaire. La science résout certains des problèmes posés ; elle en fabrique d’autres, par certaines de ses applications ; et je pense ne pas me tromper en disant que seule la science, avec sa méthode rationnelle, est capable à terme d’apporter à ces nouveaux problèmes des solutions réalistes. Ce n’est ni la méditation, ni la prière, ni aucun recours mystique qui le permettra. Ces ” solutions ” ne sont que des fuites.

Ceci dit, toutes ces raisons réelles de redouter certains aspects des applications de la science, d’un côté, et d’un autre côté les attaques spiritualistes ou religieuses visant à ce que l’humanité trouve des solutions à ses problèmes dans quelque transcendance, cette convergence contre la science est, de plus en plus, sur la place publique. C’est un enjeu politique. C’est un enjeu de société, qui dépasse singulièrement le débat instauré par le canular de Sokal, mais dont Sokal aura été un révélateur, ne serait-ce que par les réactions qu’il a suscitées. Si l’on se bat contre la prolifération des fausses sciences de toute nature, des sectes variées, c’est dans la mesure même où il nous semble que ces déviances font partie du même débat. Il s’agit en fait d’une bataille pour la lucidité contre ce que je n’hésiterai pas à nommer l’obscurantisme, dut ce mot m’attirer les foudres de certains.

La bataille pour la lucidité passe d’abord par l’école, puis par les centres de culture scientifique et technique, le palais de la Découverte, la Cité des sciences et de l’industrie de la Villette, les nombreux planétariums implantés en France, comme ailleurs, mais aussi la littérature de vulgarisation, revues ou livres, si insuffisante quantitativement et souvent qualitativement, mais aussi les médias audiovisuels, franchement au-dessous de toute raison… etc. Cette bataille exige évidemment une méthodologie. Il ne s’agit pas seulement de montrer les beautés de la nature, et de faire surgir des émotions du monde réel. Il s’agit aussi de le faire comprendre, dans le cadre d’un schéma logique. Dans cet ordre d’idées, les obstacles sont nombreux et se présentent comme un défi à vaincre. La physique, quoiqu’en dise Lévy-Leblond, n’est pas un petit pré carré tout simple, et les sciences de la vie non plus. La difficulté croissante des sciences, leur caractère souvent abstrait rendent la communication difficile. Et le plus souvent, nous manipulons, par force, des boites noires. Quelque chose y entre, quelque chose en sort, et à l’intérieur tout cela se débrouille. L’exemple de l’usage généralisé de l’ordinateur est typique : tous savent s’en servir dès le berceau ; combien comprennent, même à la retraite – et je parle pour moi ! – comment ça marche ?

Le but de l’enseignement scientifique est précisément de faire comprendre comment ça marche. Le propos de la science appliquée est de faire que cela marche. La science pure, qui nous parle d’électrons, ou de semi-conducteurs, de relativité ou de mécanique quantique, d’ADN, ou de virus, est le substrat nécessaire pour que cela marche. Elle est aussi le nécessaire moyen de faire comprendre aux uns les applications que développent les autres.

Et ceci, on le voit bien, est un problème politique. Et l’on songe à la charge anti-scientifique du régime de Pétain. La place de la science dans la société et dans l’enseignement, le rôle maïeutique et explicatif de l’enseignement et de la science sont pour moi des enjeux de société, des enjeux politiques. C’est tout le sens profond, je crois de ce débat.

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