Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

Alan Sokal

Physicien et épistémologue

Les Cahiers Rationalistes, numéro 526 - 01/06/1998

Un débat mal compris

Je suis très heureux d’avoir été invité à ce colloque et mes remarques initiales seront très brèves afin de laisser du temps aux autres invités pour s’exprimer et surtout, permettre une large discussion avec vous.

Deux livres sous une même couverture

Ce qu’il est convenu d’appeler l’« affaire Sokal », et je dois dire que je suis un peu embarrassé de ce que j’ai déclenché, englobe un grand nombre de débats distincts assez faiblement reliés entre eux. Je voudrais ainsi démêler quelques-uns des fils de la discussion. Dans notre livre, et sous la même couverture, il y a en réalité deux livres. Nous dénonçons, en premier lieu, l’abus grossier de termes et de concepts scientifiques de la part de grands intellectuels français, tels que Lacan, Kristeva, Baudrillard, Deleuze ou encore Guattari. Ces auteurs jettent des mots savants à la tête du lecteur. Ils utilisent des termes très techniques, des mathématiques ou de la physique qu’ils comprennent manifestement très mal, et surtout, sans jamais en expliquer la pertinence pour les sujets qu’ils prétendent aborder, comme par exemple la psychanalyse ou la linguistique. Ce sont là les impostures de notre titre et c’est la partie du livre qui a provoqué la plus grande fureur, du moins en France.

Il y a, d’autre part, une partie plus subtile et sans doute plus importante, où nous critiquons une série d’idées que l’on peut regrouper sous le terme générique de « relativisme cognitif » ou « relativisme épistémique ». L’idée est grosso modo la suivante : la vérité ou la fausseté d’une affirmation serait relative à un individu ou à un groupe social et là donc la science moderne ne serait qu’un mythe, une narration ou une construction sociale parmi d’autres. Ici nos cibles sont plutôt américaines et britanniques et si nous critiquons des ambiguïtés de formulation ou des confusions, il n’est pas question d’imposture.

Le lien entre ces deux parties du livre est principalement sociologique et américain : les auteurs français des impostures sont des références de base dans les mêmes milieux académiques américains où le relativisme épistémique est une idée assez répandue. Toutefois, les deux parties du livre sont assez différentes et doivent être analysées séparément.

Plusieurs sens au mot « science »

Beaucoup de débats reliés à ce que l’on appelle maintenant l’« affaire Sokal » existaient depuis bien longtemps. Celui relatif aux sciences, ou à la science, se doit d’être démêlé. Au moins quatre sens du mot science doivent être distingués. La science peut désigner une démarche visant une compréhension rationnelle du monde naturel et social, ou du moins de certains aspects de ce monde. La science peut également désigner un ensemble donné de connaissances, acceptées à un certain moment. Elle désigne aussi une institution sociale, des scientifiques avec ses propres normes et ses liens sociaux et économiques avec la société qui l’entoure. Enfin, la science appliquée et la technologie est la quatrième acception du terme. Malheureusement, quand on parle de science, on omet fréquemment de clarifier de quelle science on parle. Ainsi, des critiques plus ou moins valables de la science entendue dans l’un de ces sens, sont parfois prises ou utilisées comme si elles étaient des arguments valables contre la science entendue dans un autre sens.

Il faut souligner, comme nous l’avons fait dans le livre, que nous sommes tout à fait favorables à des critiques raisonnables de la science dans ses trois dernières acceptions du terme. Prenons un exemple que nous n’abordons pas dans notre livre: le problème de la réconciliation de l’expertise technique avec le contrôle démocratique. C’est une question pour laquelle nous n’avons pas de réponse à proposer. On peut évidemment être tenté de nier l’existence de l’expertise technique, c’est-à-dire de nier la valeur objective des connaissances scientifiques. Mais c’est malheureusement une illusion. Les connaissances scientifiques objectives existent et si, par exemple, les missiles nucléaires sont un danger pour l’humanité, c’est un danger précisément parce que les lois de la physique nucléaire qui sont à la base de leur conception sont objectivement vraies, du moins à un certain niveau d’approximation. Si ces lois-là n’étaient pas vraies, les missiles ne seraient un danger pour personne.

Des idées qui ne sont pas les nôtres

Il y a aussi un grand nombre de malentendus à propos de ce que nous disons. On peut même dire qu’il y a deux « Sokal » et deux « Bricmont ». Il y a le vrai Sokal et le vrai Bricmont correspondant à ce qu’ils ont écrit dans le livre ou dans leurs articles. Mais il y a aussi le Sokal et le Bricmont mythiques : des scientifiques arrogants et ignorants en philosophie ou en histoire. On nous attribue aussi des idées qui ne sont nullement les nôtres et que nous n’avons jamais exprimées et qui sont même parfois le contraire de ce que nous avons clairement écrit. J’ai ainsi vu dans Le Monde des Livres du 13 mars 1998 un débat entre deux historiens. Roger Chartier y évoque l’« affaire » et affirme que : « l’une des cibles principales de Sokal et des physiciens qui le suivent, c’est justement toute forme de sociologie ou d’histoire des sciences qui met l’accent sur la dimension de construction historique du savoir » (p. VII). C’est tout à fait ridicule : dans le chapitre philosophique du livre sur le relativisme cognitif, nous donnons une série d’exemples pris justement dans l’histoire de notre discipline, la physique. Nous montrons que les connaissances des physiciens ont évolué et nous soulignons les complexités de cette évolution. Par exemple, le statut des anomalies de l’orbite de Mercure au XIXe siècle n’était pas très clair. C’est vraiment déformer le sens de notre livre que de soutenir que nous nous opposons à toute histoire ou sociologie des sciences. Nous disons même explicitement le contraire.

Ce sur quoi nous insistons est la distinction entre faits et connaissances. Le comportement de Mercure était ce qu’il était, et ce même avant que les physiciens ne changent d’avis sur les théories proposées. Et nous voulons insister sur la distinction entre ce que la nature fait, indépendamment de nous, et ce que les êtres humains, y compris les scientifiques, font.

Le relativisme cognitif et certaines tendances de la gauche académique américaine

Quand j’ai écrit la parodie pour Social Text, je n’imaginais pas que j’allais écrire deux ans après un livre publié en France et qui allait alimenter le débat de ce côté-ci de l’Atlantique. Il me faut donc distinguer les débats qui sont plutôt américains, ceux qui sont plutôt français et ceux qui sont plus ou moins internationaux. Ainsi, les implications politiques du débat sont une réalité aux États-Unis et moins en France. Le lien sociologique entre le relativisme cognitif et certaines tendances de la gauche académique américaine me surprenait et m’irritait parce que moi aussi je me considère comme étant de gauche. Ma motivation originelle était là. Or, vous le savez bien, nous sommes, la gauche américaine, une minorité infinitésimale, presque dans le sens technique de ce mot en mathématique. J’espère ne pas me faire accuser d’imposture avec cette métaphore mathématique. Et si nous voulons avoir un quelconque effet réel dans notre société, il nous faut commencer à convaincre, sinon une majorité, du moins une partie de nos concitoyens, que nous avons une analyse des réalités sociales, économiques et politiques plus convaincante que les analyses qu’on peut lire partout dans Newsweek ou dans le New York Times. Nous pourrons le faire en établissant notre propos sur des données, des faits et des raisonnements. Il ne suffit pas de dire : mon discours féministe est aussi bon que votre discours sexiste. Non, il faut dire : mon discours féministe est meilleur, et expliquer pourquoi.

Ce lien sociologique est donc bien réel, mais il ne faut cependant pas l’exagérer. Il s’agit d’une partie de la gauche académique américaine, peut-être même pas la majorité de cette gauche. Mais ce lien m’irritait et c’était là la motivation originelle de la parodie. Je comprends bien que ce lien n’existe pas en France.

Le débat en France

Ici le débat est différent. Pascal Bruckner, dans le Nouvel Observateur du 25 septembre dernier, a voulu défendre Baudrillard en insistant sur une distinction entre une démarche ou un style américain, qui s’intéresse surtout aux faits et à l’information, et une démarche française, qui joue plutôt sur l’interprétation et le style. J’ai immédiatement pensé que si j’avais moi-même écrit une telle chose, j’aurais été accusé, et avec raison, de nationalisme affreux, d’insulte contre la pensée française. Mais il faut ici reconnaître que ce que dit Pascal Bruckner n’est pas tout à fait faux. Il y a peut-être dans la vie intellectuelle française depuis un demi-siècle un certain courant qui préfère la rhétorique au raisonnement et le style au contenu. Ce courant va au-delà des auteurs critiqués directement dans Impostures intellectuelles. Ainsi peut-être notre livre aura-t-il lancé un débat utile. J’ai été très impressionné par l’interview de trois étudiants de philosophie à l’Ecole normale supérieure qui est paru dans Le Monde de l’Éducation du mois de janvier. Il me semble que ces trois étudiants ont beaucoup mieux compris les enjeux que bon nombre de leurs professeurs : ils ont remarqué que le point principal de notre livre est précisément d’attaquer cette préférence pour la rhétorique au lieu du raisonnement et de dénoncer l’argument d’autorité. Ils ont, d’autre part, compris le débat sur le relativisme cognitif. Ce colloque s’intitule « l’affaire Sokal… Et après ? » Évidemment on ne peut pas prédire la suite. Mais la réaction de ces trois étudiants est peut-être prometteuse pour l’avenir.

Impostures intellectuelles, Alan Sokal et Jean Bricmont, éd. Odile Jacob.

Venez découvrir

Les Cahiers Rationalistes

Venez découvrir

Raison Présente

Podcast

RECHERCHE PAR THÈME

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *