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Michel Paty

 Physicien et historien

01/11/2005

Einstein 1905 : la théorie de la relativité restreinte comme création scientifique

Ce texte est basé sur la conférence donnée, sous l’égide de l’Union rationaliste, à la Mairie du 13e arrondissement de Paris, le mardi 1er mars 2005. Nous le présentons en deux parties :
           1. La question philosophique de la création scientifique.
           2. La relativité au sens d’Einstein : une analyse de cas de création en physique (à paraître dans cahier de janvier).

La physique du xxe siècle a pris, dans sa plus grande partie, une forme très différente de ce qu’elle était au xixe siècle. Ce fut par l’effet de découvertes parmi lesquelles celles effectuées par Albert Einstein à partir de 1905 (son ” année admirable “, ou ” année d’or “) représentent des moments particulièrement forts, établissant une part importante des cadres de pensée de la nouvelle physique contemporaine. Mais en même temps que leur portée objective, les premières recherches d’Einstein nous permettent d’entrevoir plusieurs aspects du processus de ” création scientifique ” tel qu’il s’effectue dans la pensée d’un sujet individuel, et en particulier d’éclairer celui, central, de son rapport à la rationalité, sous-jacent à la possibilité de sa communication et de son objectivation. Nous
présenterons à ce propos quelques réflexions plus générales sur l'” invention ” et la ” création ” scientifiques comme problème posé à la philosophie de la connaissance.

  La question philosophique de la création scientifique

Prenons, par exemple, les théories de la relativité d’Einstein : la théorie de la relativité restreinte, obtenue en 1905 (mais ” ruminée ” pendant près de dix ans), et la théorie de la relativité générale, dont la première idée lui vint en 1907, exprimée dans sa forme achevée en 1915. La seconde peut être vue comme un prolongement ou une radicalisation de la première. Les deux sont aujourd’hui pleinement incorporées à l’ensemble des connaissances de la physique. Mais il n’en fut pas ainsi au début, dans la période qui suivit leur apparition, car elles apportaient des éléments de nouveauté, voire d’étrangeté, par rapport à la compréhension antérieure de cette science.

Le surgissement de cette nouveauté dans les conceptions physiques n’était pas prévisible auparavant ; de même, nous ignorons aujourd’hui les chemins de notre science future. C’est que les changements dans les sciences ne suivent pas un simple déroulement logique qui aurait déjà été contenu en puissance dans les prémisses, c’est-à-dire dans les connaissances antérieures. Et cependant, ils correspondent à la mise en place de représentations rationnelles. Entre les diverses étapes de ces connaissances rationnelles, il y a comme une sorte de saut, une discontinuité de la précédente à la suivante. C’est le saut de l‘invention, de la création.

Il peut paraître paradoxal de parler d’invention, et même de création, à propos de science, et notamment à propos de la physique, puisque celle-ci est censée décrire le monde tel qu’il est, certes avec les moyens de nos possibilités de représentation, c’est-à-dire la pensée symbolique qui a pour siège le cerveau. Et cette création, en tout état de cause, doit être d’un genre particulier, puisqu’il lui faut se confronter en permanence à ce qui est, qui nous apparaît sous les formes de ce qui nous est donné, connu par les sens et par l’expérience. Mais, de toutes façons, en quelque sorte, les représentations du monde ” tel qu’il est ” ne se trouvaient pas à l’origine dans notre cerveau. Elle s’y sont formées par l’enseignement et par la compréhension individuelle et, au départ pour chaque nouvelle étape, par l’invention de quelque chose qui n’était écrit nulle part. Le rôle de la création dans la formation des connaissances scientifiques n’a pas toujours été évident dans l’histoire des idées, et l’on peut même dire que la conscience en est très récente : elle date à peu près du début du xxe siècle.

L’idée d’invention et de création scientifique

L’évolution des sciences elles-mêmes au cours du xixe siècle, notamment celles auxquelles je m’en tiendrai ici, les mathématiques et la physique (cette dernière, élargie à la chimie et l’astronomie), a grandement contribué à la prise de conscience de l’invention et de la création dans l’activité scientifique. On y voit les mathématiques, conçues de plus en plus indépendamment de la ” nature “, y développer des géométries qui paraissaient contredire l'” évidence ” de l’expérience commune (les géométries non-euclidiennes), formaliser des disciplines abstraites comme l’algèbre (plus abstraite que la géométrie), et introduire des notions tout intellectuelles et d’objet plus général comme celle de groupes de transformation avec leurs propriétés d’invariance ou de symétrie.

La physique se développe alors également, dans ses divers domaines (optique, électricité, magnétisme, thermodynamique), à travers l’élaboration de théories de plus en plus mathématisées, analytiques et algébriques, avec, en particulier, l’utilisation systématique du calcul différentiel et intégral, encore appelé ” analyse “, et notamment des équations aux dérivées partielles pour traiter les problèmes des milieux continus. Elle laisse voir avec sans cesse plus d’évidence la distance entre les données de l’expérience immédiate et l’abstraction de la théorie formalisée, faisant appel à des concepts d’expression mathématique abstraits comme le champ, l’énergie, le potentiel, l’état (d’un système) et l’entropie, et le caractère de construction de ces théories est plus visible qu’avec les formulations antérieures. On prend également conscience de ce que les concepts de la physique, à commencer par ceux de la mécanique classique, longtemps pris pour des absolus et considérés comme ” naturels “, sont modifiables et susceptibles d’évolution : c’est qu’ils sont élaborés et même, littéralement, construits par la pensée.

Ces constructions sont considérées par quelques penseurs, assez rares à vrai dire de la fin du xixe et du xxe siècles, mathématiciens, physiciens, philosophes, parmi lesquels Poincaré et Einstein, comme des ” libres créations par la pensée “, à partir du donné de l’expérience, mais soumises à des contraintes : elles sont orientées, pour ce qui est de la physique, vers une représentation descriptive et explicative des phénomènes de la nature ; et, dans le cas des mathématiques, vers la consistance interne des systèmes d’objets construits et de leurs contenus propres.

C’est, d’une manière générale, la contradiction apparente entre invention ou création, d’une part, et objectivité, d’autre part, qui a retenu les philosophes du xxe siècle dans leur grande majorité de considérer la création scientifique parmi les problèmes de la philosophie de la connaissance (et même les en a délibérément fait rejeter). Ils la renvoyaient (comme, par exemple, Karl Popper [1]) à un moment irrationnel, relevant de la psychologie, et la philosophie ne devait porter, à leurs yeux, que sur les connaissances une fois formulées, sur la logique de leurs propositions, non sur le mouvement de la pensée qui les fait naître. La distinction (faite par Hans Reichenbach [2]) entre un ” contexte de découverte “, et un ” contexte de justification “, ce dernier étant considéré comme seul digne de l’attention de la philosophie, resta largement acceptée jusque récemment dans la foulée du positivisme logique et de la philosophie d’inspiration analytique. Pour que les propositions scientifiques puissent être étudiées par la philosophie de la connaissance, il fallait, au mieux, les ” reconstruire rationnellement ” (selon la proposition d’Imre Lakatos [3]), après leur découverte et une fois stabilisées et acceptées, ce qui revenait à les considérer comme fort peu rationnelles dans leur surgissement.

C’est ainsi que la philosophie de la connaissance contemporaine, dans la lignée de l’empirisme et du positivisme logiques qui ont fleuri au xxe siècle, a évacué l’invention et la création scientifiques comme des moments irrationnels, nécessaires certes, mais incontrôlables et passagers. Le thème de la création scientifique fut ainsi abandonné à un no man’s land philosophique, sans prendre en compte la rationalité qui guide de fait les processus de la pensée, comme les chercheurs le savent bien par leur propre pratique, d’où n’est évidemment pas absente l’argumentation rationnelle. Diverses doctrines s’en emparèrent, de l’histoire sociologique à ” paradigmes ” de Thomas Kuhn [4] à la ” conception anarchiste de la connaissance ” de Paul Feyerabend [5] et aux ” relativismes post-modernes ” associés à des études se voulant ” socio-anthropologiques ” de pratiques scientifiques sans égards pour les contenus de pensée correspondants [6].

Mais le thème de la découverte et de l’invention scientifique semble heureusement être l’objet d’un intérêt nouveau, il est vrai encore ténu ; du moins ne paraît-il plus susciter les foudres comme avant. Encore faut-il dissiper l’ambiguïté qui s’attache souvent à lui, dans une sous-estimation de sa part rationnelle, puisqu’il ramène sur le devant de la scène le sujet qui est le lieu singulier où les connaissances se forment et se transforment : ce lieu est considéré comme en amont de leur caractérisation objective et donc comme assez peu sûr de ce côte-là tant que la sanction collective n’en a pas été donnée. Et cependant, tout se passe dans le sujet, dans les sujets, en amont comme en aval, et la pensée – toute pensée -, pour être exprimée et reçue, a besoin de ces lieux singuliers, que ce soit pour la création de nouvelles idées ou plus généralement pour l’intelligibilité des connaissances déjà données. L’intelligibilité renvoie au rationnel, et la création d’idées nouvelles n’est, en vérité, que la réponse obtenue (par le travail de sa pensée) par un sujet transcendantal ou rationnel à sa demande d’intelligibilité lorsque les connaissances admises la laissent insatisfaite.

          Objectivité et subjectivité

À cet égard, l’objectivité de la connaissance (c’est-à-dire son adéquation à son objet conçu comme extérieur à elle) ne saurait être opposée à la subjectivité, qui est le lieu de cette connaissance, et qui en est la condition de constitution ; mais en retour, une pensée qui veut concevoir le monde ne peut se vouloir fermée dans les limites de sa conscience, et pose l’objet en dehors d’elle-même, en formulant l’exigence d’objectivité correspondante. Les deux caractères, que la connaissance scientifique distingue et oppose depuis sa constitution par un choix de perspective, la subjectivité et l’objectivité (le sujet de la connaissance et l’objet de cette connaissance), ne sont pas deux entités contraires (au sens de mutuellement exclusives), puisqu’elles ont été définies réciproquement dans une relation dynamique. La connaissance résulte de cette interaction dynamique entre les deux ou, si l’on veut, de ce rapport dialectique entre elles.

Après cet essai de mise en situation de la question qui nous occupe (une philosophie de la création scientifique est-elle possible ?, voire, a-t-elle un sens ?), nous allons revenir maintenant à la théorie de la relativité d’Einstein. Cette dénomination au singulier désigne en fait deux théories découvertes successivement, qui constituent, chacune pour sa part et selon des modalités spécifiques, d’une véritable invention et création scientifique au sens propre. En quoi pouvons-nous dire qu’il s’agit d’invention, de création ? Et de quelle manière est-il possible d’en suivre le processus dans la pensée du créateur scientifique ?

Il serait, bien entendu, illusoire de prétendre pouvoir rendre compte de la genèse de ces idées dans toute sa complexité : les aspects psychologiques, en particulier, nous en demeureront inaccessibles, du moins ceux qui ne se laissent pas cerner de manière explicite et qui ont à voir avec les processus internes, au niveau cérébral et psychique, sous-jacents au travail sur les idées elles-mêmes. Mais il est cependant possible de suivre, au niveau des idées formulées
explicitement, c’est-à-dire des concepts physiques et de leur agencement théorique, des éléments significatifs du travail de la pensée qui a mené à ces découvertes.

Suivre ces éléments, c’est discerner en eux, dans leur enchaînement, l’opération d’un raisonnement. Mais la question préliminaire, qui a dissuadé longtemps les philosophes de s’intéresser au processus créateur de la pensée, parce qu’ils en croyaient la réponse forcément négative, est de savoir si la marche d’une pensée créatrice peut être rationnelle, quand on constate qu’elle fait, à un moment ou à un autre, le saut de l’invention d’une radicale nouveauté ? Et cependant, nous devons bien concevoir ce saut, et cette nouveauté, sans l’opposer à l’attitude rationnelle, ne serait-ce que parce que son effet, la connaissance nouvelle, est promise à une saisie rationnelle dès qu’elle se trouve admise, saisie rationnelle que l’on constate évidemment, même si elle s’entoure de bouleversements et de ré-évaluations des connaissances antérieures. Nous devons donc dépasser l’antagonisme apparent entre la rationalité et l’invention créatrice : non pas pour ramener (et réduire) la seconde à la première, mais pour comprendre ce qu’enseigne la seconde (l’invention, la création) dans son rapport à la première (la rationalité). Disons tout de suite que l’invention créatrice en sciences part de la rationalité, s’appuie sur elle, et la retrouve au terme, dans son résultat, avec un champ d’application ou d’action élargi.

La situation de la théorie électromagnétique peu avant 1905

Pour comprendre la nature des réflexions d’Einstein qui l’ont conduit à formuler la théorie de la relativité restreinte (nom donné après coup, plusieurs années après), il nous faut brosser un bref tableau de la situation de la physique à l’époque, notamment concernant la théorie électromagnétique et les questions qu’elle soulevait à côté des avancées considérables qu’elle avait occasionnées.

La lumière était conçue depuis Maxwell comme une onde électromagnétique, produite par les oscillations dans le temps d’un champ électromagnétique ; les champs électrique et magnétique étaient supposés portés par un milieu physique emplissant l’espace, l’éther, identifié à celui qu’avait introduit Fresnel au début du xixe siècle (l’éther optique) comme support des vibrations lumineuses et lieu de leur propagation. Depuis Fresnel, la question était posée de savoir si, et comment, le mouvement affectait les phénomènes optiques et leurs lois. La question était également posée pour la théorie électromagnétique de Maxwell, et H. A. Lorentz avait adapté la théorie de Maxwell en faisant des électrons les sources des champs électrique et magnétique, et en considérant que l’éther est un milieu absolument immobile, recouvrant l’espace absolu (qui était celui de la mécanique classique, édifiée à la suite de Newton). Un aspect important de la théorie de Lorentz, proposée en 1895, était (outre son explication de l’effet Zeeman sur le dédoublement des raies lumineuses dans un champ magnétique) qu’elle retrouvait par voie déductive une propriété de la lumière que Fresnel avait proposée de manière hypothétique, exprimée en termes du ” coefficient de Fresnel “, ou encore d'” hypothèse de Fresnel de l’entraînement partiel de l’éther par les corps en mouvement dans leur entourage “. Cette propriété portait sur une modification de la vitesse de la
lumière dans les corps réfringents, de telle sorte que les lois de la réfraction n’étaient pas modifiées par le mouvement (par exemple, celui de la Terre dans son périple annuel).

Le résultat n’épuisait pas les problèmes de la théorie électromagnétique en rapport au mouvement, que nous n’évoquerons pas ici en détail. Disons simplement que ces problèmes étaient à l’ordre du jour à cette époque-là (le tournant du siècle et ses premières années). De nombreux scientifiques, entre les plus reconnus, étaient aux prises avec ces questions, qui étaient parmi les principales de la physique de l’époque. Diverses façons de voir et de formuler ces problèmes étaient proposées, chacun de ces points de vue différents étant alors a priori tous autant légitimes les uns que les autres.
Légitimes, c’est-à-dire rationnels : les uns et les autres préféraient concevoir telle hypothèse (un éther immobile, en suivant H. A. Lorentz, ou en mouvement complètement entraîné par les corps, en suivant H. Hertz), ou donner plus ou moins de poids à l’un ou l’autre des résultats expérimentaux connus, etc. Autrement dit, à ce stade de la connaissance en physique, les jeux n’étaient pas faits, et les formulations possibles des problèmes n’étaient pas uniques.

Nous allons maintenant tenter de suivre le travail de pensée qui fut celui d’Einstein en élaborant la théorie connue comme théorie de la relativité restreinte, nom qui lui fut donné ultérieurement, quand apparut son importance du point de vue du rôle du principe de relativité. Initialement, sa théorie apparaissait comme une modification de la théorie de l’électrodynamique en vigueur, celle de Maxwell-Lorentz, ce qui correspondait au projet initial de son auteur, comme en témoigne le titre sous lequel elle fut publiée, en 1905 : ” Sur l’électrodynamique des corps en mouvement “. Il était clair pourtant, dès cette publication, que le principe de relativité [7] y tenait le premier rôle, puisque l’essentiel du travail théorique y consistait à transformer la théorie électromagnétique pour la soumettre à ce principe. L’opération décisive dans cette transformation fut l’étape intermédiaire, avant de considérer la dynamique, de transformer la cinématique, c’est-à-dire la théorie générale de l’espace, du temps et des vitesses (et aussi de l’énergie, ce qui apparaîtrait un peu plus tard), pour la mettre en conformité avec un principe de relativité conçu d’une manière élargie, valide non seulement pour la mécanique mais aussi pour l’optique et l’électromagnétisme. La formulation nouvelle (relativiste) de la dynamique s’ensuivait directement. Cet état de choses est exprimé dans la structuration même de l’article d’Einstein, qui reflète celle du travail de sa pensée, divisé en trois partie : une introduction, qui porte notamment sur le pourquoi de l’importance a priori du principe de relativité pour les phénomènes considérés ; une partie cinématique, et une partie dynamique.

Tel est le cadre du travail de pensée d’Einstein dans son approche de l’électrodynamique. Il diffère des autres approches contemporaines, que nous allons brièvement évoquer et notamment de celles de Lorentz et de Poincaré.

Chacun de ces grands chercheurs se proposait, de même qu’Einstein, une meilleure intelligibilité des phénomènes électromagnétiques, qui impliquait une modification théorique, mais ils la concevaient dans des termes différents. L’exigence d’intelligibilité dans des pensées singulières se présente à chacun sous des modalités qui lui sont propres, et il est possible de suivre celles-ci jusqu’à leur aboutissement dans la solution qu’ils obtiennent, différente dans chaque cas, et notamment par sa signification conceptuelle et théorique.

          Mérites, démérites, idéologies et polémiques

          La tentation de ramener ces œuvres de création à une norme commune, constatée fréquemment dans les présentations ou tentatives de reconstruction qui en sont faites ultérieurement, omet de prendre en considération ce caractère. La norme n’est pas dans le travail inventif de la pensée, mais dans les critères qui sont retenus après coup. En raison d’un ensemble de circonstances, la voie d’Einstein, que nous allons évoquer, a été plus volontiers retenue que les concurrentes, notamment parce qu’elle devait conduire à une autre extension remarquable du principe de relativité, pour tous les mouvements accélérés quelconques, avec la théorie de la relativité générale. C’est pourquoi le mérite des résultats obtenus en 1905 a été en général accordé au seul Einstein, ce qui n’est juste qu’en partie, puisque cela plaçait dans l’ombre les contributions importantes obtenues par Lorentz et par Poincaré en même temps que lui. Toutefois, pour les contemporains, ces travaux étaient autant considérés, et ils influèrent sur les modalités d’assimilation ultérieure de la théorie de la relativité restreinte : on a retenu les noms des équations de transformation de Lorentz, des groupes de Lorentz et de Poincaré, la formulation de la variable temps comme une quatrième coordonnée, due à Poincaré et incorporée par le mathématicien Hermann Minkowski dans sa théorie de l’espace-temps à quatre dimensions, formulée à partir de la théorie d’Einstein de l’espace et du temps relativistes. À l’inverse, d’autres (plus rares), plus sensibles à l’économie des formulations mathématiques, tel Edmund Whittaker dans les années 1950, accordèrent tout à l’approche de Poincaré, très sobre dans son travail sur le détail des implications quant aux concepts physiques, et rien à Einstein pour la théorie de la relativité restreinte.

L’idéologie eut aussi sa part dans les jugements sur les travaux des uns et des autres. Il se peut que l’élimination de Poincaré par A. Sommerfeld du premier recueil par lui édité sur Le principe de relativité en 1913, et de ses éditions postérieures augmentées, ait eu pour raison initiale une tentation de nationalisme germanique. Assurément, la vindicte ultérieure des ” physiciens nazis “, Philip Lenard en tête, contre Einstein et ses théories avait pour motivation un antisémitisme affiché, qui condamnait la ” physique juive ” dans son ensemble. Il est plus étonnant d’assister aujourd’hui à une tentative déterminée et violemment agressive de démolition en règle d’Einstein et de son travail sur la relativité de la part d’un groupe de néophytes venus tardivement à l'” histoire des sciences “, si l’on peut appeler ainsi ce qu’ils en font : collages de citations non analysées, inventions pures et simples d’intentions ou d’actions agencées en mauvais roman d’espionnage et en obsession de complot. Complot contre qui ? mais contre ” notre Poincaré national “, qui aurait été détroussé d’une invention qu’il aurait été le seul à pouvoir faire : ceci d’ailleurs contre toute vraisemblance, car Poincaré jouissait d’un prestige immense, y compris chez les savants allemands. (Ce que nous avons suggéré sous toute réserve comme une possibilité à propos de Sommerfeld ne saurait être étendu à la communauté des savants allemands de l’époque.) Ces nouveaux historiens, révisionnistes et justiciers, ne viennent-ils pas, en effet, de découvrir les textes de Poincaré qu’ils ignoraient jusqu’ici (alors qu’ils sont pris en compte dans les études historiques depuis une bonne trentaine d’années ; et déjà Wolfgang Pauli, en 1921, rendait dûment justice à la contribution du savant français dans son article encyclopédique bien connu sur la relativité). En voulant, au mépris de toute analyse sérieuse des textes, faire d’Einstein (sans doute surtout parce qu’il était Juif) un plagiaire des idées de Poincaré (annexé bien malgré lui, qui était un esprit universel, à leur nationalisme hargneux), ils manifestent en particulier la plus totale incompréhension de ce qu’est la pensée scientifique, faisant comme s’il n’y avait eu qu’une seule façon d’aborder le problème. Il est impossible de prétendre sérieusement que la théorie de Poincaré, qui est une magnifique formulation de l’électrodynamique relativiste classique, serait une théorie de la relativité, comme ces thuriféraires mal inspirés le prétendent. Mais c’en est assez sur ces entreprises détestables, fausses et calomniatrices (elles devraient être poursuivies en justice si les morts pouvaient se défendre) qui ne révèlent que la triste médiocrité de leurs auteurs.

En tout cas un peu de réflexion sur ce qu’est le travail scientifique, comme pensée de l’intelligible et création, permet de différencier la voie propre de chacun, et la cohérence de sa perspective, ce qui interdit de mêler en un ragoût hétérogène (comme ces piètres auteurs le font) ces pensées dans leur surgissement. Ce n’est qu’après coup, lorsque ces œuvres seront reçues, que l’assimilation qui en sera faite les transformera – et que la théorie de la relativité dans la direction conçue par Einstein se verra modifiée par l’adjonction d’éléments dus aux autres contributions, contemporaines ou postérieures.

1. K. Popper, La logique de la découverte scientifique, Payot, Paris, 1973 ; La connaissance objective, Complexe, Bruxelles, 1978.
2. H. Reichenbach, Experience and prediction, University of Chicago Press, Chicago, 1938.
3. I. Lakatos, The methodology of scientific research programmes. (Philosophical papers, vol. 1), Edited by John Worrall and Gregory Currie, Cambridge University Press, Cambridge, 1978.
4. T. Kuhn, La Structure des Révolutions Scientifiques, Flammarion, Paris, 1972.
5. P. Feyerabend, Contre la méthode, esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance, Seuil, Paris, 1979.
6. Voir le ” programme fort ” en sociologie des sciences, avec des auteurs comme S. Shaeffer, M. Shapin…, les ” études de laboratoire ” de B. Latour, etc. Mais cela n’est qu’une tendance, à volonté dominatrice, de la sociologie des sciences (la réduction au ” tout sociologique “). Il existe d’autres approches, plus sensibles à l’irréductibilité du fait scientifique, comme celle du ” champ scientifique ” dans la lignée de Pierre Bourdieu, qui laissent toute sa place à la considération des aspects rationnels et à la réflexion épistémologique. Voir P. Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Raison d’Agir, Paris, 2001.
7. Pour les systèmes d’inertie, c’est-à-dire en mouvement rectiligne et uniforme.

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