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Monique Chemillier-Gendreau

Juriste, professeure émérite de droit public et de science politique à l’université Paris-Diderot

26/09/2005

Quelle organisation mondiale pour la société contemporaine ?

 Il est important de discuter des enjeux de la réforme de l’ONU et cela ne devrait pas nous préoccuper seulement pendant les quelques jours où il y a un sommet, sous le prétexte que quelques chefs d’État ont fait un voyage et vont se serrer la main. Cet événement médiatisé est l’écume des choses et n’a pas beaucoup d’intérêt. On en a beaucoup parlé dans tous les médias pendant la très courte période du sommet, et puis tout cela est retombé.
Or nous sommes devant un problème infiniment grave, très profond et très difficile, qui devrait mobiliser les forces sociales et les intellectuels de toutes sortes, les groupes militants, les partis politiques, dans le monde entier. Si nous parlons, en effet, de la réforme de l’ONU, c’est que nous sommes arrivés à un point intolérable de non-adaptation de l’institution aux besoins du monde moderne. Et, comme vous le savez, le sommet récent a été un échec. Nous repartons donc à zéro.
Pour traiter ce sujet difficile, je vais revenir à ce que l’on a voulu faire en 1945. Dans quelles circonstances est née l’Organisation des Nations Unies ? Quels étaient les objectifs ? Et quels ont été ses résultats ? Il y avait de très bonnes choses dans la Charte. Si on devait faire une ONU bis ( ce qui est mon idée actuelle, car je crois qu’on ne trouvera pas de solution avec la Charte telle qu’elle est), il faudrait reprendre un certain nombre d’éléments excellents qui sont dans cette Charte, mais il faudrait surtout analyser les ” nœuds “, pour ne pas dire les vices du système, qui ont fait que cette Charte n’a, à l’évidence, pas accompli les missions qui étaient les siennes. Partant de là, je montrerai ensuite comment, en soixante ans, le monde a changé d’une manière extrêmement rapide et profonde de telle sorte qu’indépendamment des difficultés originelles, nous avons besoin aujourd’hui d’autre chose. Et nous verrons, pour finir, ce qu’on pourrait imaginer comme réforme en réponse aux objectifs préalablement définis, en se demandant où se situent les blocages. Et il nous faudra aller jusqu’aux mécanismes du droit international, qui eux-mêmes ne sont plus adaptés à la société internationale.
          Il est bon de partir de l’état des lieux et de ce qui s’est passé à l’occasion du projet de réforme qui a échoué. Il y a à peu près un an Kofi Anan avait demandé à un groupe d’experts de faire des propositions. Ce groupe qui comprenait dix-sept ou dix-huit personnalités (la France était représentée par Robert Badinter) a fait un assez bon travail d’analyse. Mais au niveau des propositions, aucun accord n’a été possible et plusieurs formules ont été mises sur la table. Kofi Anan a publié au mois de mars son rapport qui pose les principes d’une réforme. Mais ce rapport, à mes yeux très faible, ne traite pas les vrais problèmes. En vérité, préparé de cette manière, le sommet ne pouvait rien donner, indépendamment du contexte et des tensions politiques que nous connaissons actuellement autour de quelques grandes puissances, sans parler des myriades d’États moyens ou faibles qui poursuivent chacun leurs propres ambitions. En fait, tout se joue sur un enjeu, qui est la présence au Conseil de Sécurité, mais il s’agit de l’arbre qui cache la forêt.

Le projet originel

Revenons aux circonstances dans lesquelles est créée l’ONU en 1945 : quel contexte et quel schéma ? Les plus anciens d’entre nous ont ce contexte en mémoire. Pendant la guerre Staline, Churchill et Roosevelt s’étaient réunis plusieurs fois, à la grande amertume de de Gaulle qui n’en était pas, pour ébaucher le schéma d’une organisation qui ferait suite à la conclusion de la paix. La société internationale d’alors venait de cinq siècles d’histoire, mais on pouvait penser qu’elle était à un tournant décisif. Ces siècles d’histoire sont ceux de la montée en puissance de la société européenne sortant de ce qu’on a appelé le Moyen Âge et passant d’une configuration impériale à une autre configuration. Cette nouvelle configuration est véritablement visible en Europe au 15e siècle ; elle est théorisée par Jean Bodin en France et Machiavel en Italie : on s’installe dans l’État souverain. Les princes se dégagent du pouvoir impérial et marquent leur indépendance par rapport au Pape (même s’ils restent des Princes très chrétiens). Se construit ainsi une Europe dans laquelle vont cohabiter des souverainetés.
Il y a là un paradoxe dont nous ne sommes pas sortis : une souveraineté est un pouvoir au-dessus duquel il n’y a rien, sauf Dieu éventuellement, et au-delà duquel il n’y a rien, parce qu’une souveraineté est un pouvoir qui a vocation à s’étendre. Telle était l’origine de la souveraineté très logiquement théorisée chez les Romains pour qui il n’y avait pas de frontières. Les légions romaines marquaient des pauses dans leurs conquêtes, mais ne renonçaient jamais à les poursuivre. Aussi, quand, au 15e siècle, on fige la souveraineté dans des frontières, on se définit sur un paradoxe qui, à mon avis, arrive à son terme dans les convulsions que nous voyons sous nos yeux. Le paradoxe, c’est qu’on est souverain, et donc il n’y a rien au-dessus, mais il y a d’autres souverainetés, donc, il y a un autre pouvoir au-delà. Il va falloir définir des frontières et avoir un vis-à-vis, plusieurs vis-à-vis, et vivre avec. Tous les Princes sont souverains. Cela donne la théorie des fonctions régaliennes, et dans les fonctions régaliennes il y a le droit de faire la guerre, et la guerre de conquête, le droit de lever une armée qui va avec le précédent, le droit de battre monnaie, le droit de lever des impôts, le droit de dire le droit, le droit d’octroyer sa nationalité. Il n’y a que le Prince, ou ses représentants, qui détienne ces fonctions régaliennes. Ainsi se définit la souveraineté jusqu’à nos jours. Évidemment le droit de faire la guerre entraînait des guerres, et il y en eut de terribles. La guerre de trente ans a été si meurtrière qu’en 1648, dans les traités de Westphalie, on pose les principes de l’équilibre européen. Mais c’était un principe uniquement politique. Napoléon repart à la conquête de l’Europe. La Sainte-Alliance se forme, et on va de guerre en guerre jusqu’au 20° siècle avec les deux guerres mondiales. Il y a alors la tentative de la SDN, mais elle se solde par un échec et c’est la guerre de 1939/45.

En 1945 on pense avoir trouvé la formule magique qui permettra de régler les choses, et le contrat paradoxal (c’est un traité, donc un contrat) qui est au cœur de la Charte est que la Charte reconnaît la souveraineté des États, elle est même fondée sur un principe de base qui est l’égalité souveraine de ses membres (article 2). Mais la souveraineté invoquée va être entamée, car on enlève à ses souverains le droit de faire la guerre. C’est un contrat, donc un engagement par lequel les États vont signer qu’ils renoncent au droit de recourir à la force (toujours dans l’article 2), mais ils ne vont pas y renoncer sans une monnaie d’échange. Quelle est-elle ? C’est que les États gardent le droit d’avoir une armée parce qu’il peuvent être amenés à l’utiliser en cas de légitime défense. La guerre est interdite, mais s’il y a un transgresseur, la victime de la transgression peut se défendre. Mais la légitime défense est très encadrée (article 51). Le Conseil de Sécurité est défini comme un organe permanent. Les ambassadeurs qui représentent les membres du Conseil (cinq permanents et dix non permanents) doivent résider à New York ; ils sont prêts à se réunir jour et nuit s’ils apprennent qu’il y a une transgression, une menace, une agression contre la paix dans tel ou tel endroit. Il faut prendre des mesures, et le Conseil de sécurité qui a le pouvoir d’assurer la sécurité collective vient se substituer à la légitime défense. L’idée de sécurité collective est celle d’une recherche d’objectivité. Si les États ont un différend entre eux, ils doivent le soumettre au Conseil de sécurité. Celui-ci va d’abord qualifier la situation, c’est-à-dire désigner l’agresseur ou dire s’il y a une véritable menace pour la paix ou encore s’il y a déjà rupture de la paix. Une fois que la qualification a été effectuée, le Conseil a le choix entre des mesures de médiation, conciliation, etc., des sanctions économiques, et il peut passer à des sanctions militaires. Dans ce schéma, pour qu’il y ait des sanctions militaires il fallait que le Conseil aient des moyens militaires. Et il y a dans la Charte un article 43 selon lequel les États passeront un accord spécial ou des accords spéciaux de manière à mettre à la disposition du Conseil les forces armées, l’assistance, les facilités nécessaires au maintien de la paix et de la sécurité internationale. L’idée était donc qu’il y aurait des contingents mis à la disposition du Conseil d’une manière permanente, qui auraient été entraînés collectivement et qui auraient été placés sous l’autorité d’un comité d’état-major également collectif, pour le cas où le Conseil de Sécurité aurait besoin d’intervenir. Sur le papier tout cela est très bien. Or tout cela n’a pas fonctionné car il y avait une difficulté majeure, à savoir la volonté de puissance et d’hégémonie contenue dans la Charte en rupture avec les termes d’égalité souveraine. En effet au moment où la Charte dit égalité souveraine entre les États, elle rompt l’égalité à l’intérieur du Conseil de Sécurité puisqu’il y a des membres permanents et d’autres qui ne le sont pas. L’expression très belle de sécurité collective en est rendue vaine.

En effet, les cinq membres permanents du Conseil sont les vainqueurs de la seconde guerre mondiale qui, dans l’euphorie de la victoire, se sont considérés comme vertueux, se sont donné à eux-mêmes un brevet de vertu définitive : nous avons triomphé du nazisme, du fascisme, nous sommes des pays démocratiques, nous avons trouvé la pierre philosophale de la vertu politique et nous allons gérer le monde à partir de là. Donc les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, l’URSS bien sûr, compte tenu de son rôle dans la guerre et dans la défaite de Hitler, et la Chine, qui sur le front oriental avait contribué à la défaite du Japon, se donnent les postes de membres permanents. C’est une insulte à la démocratie, mais personne n’a été indigné Insulte à la démocratie car dans quel système décide-t-on que les représentants des administrés, quels qu’ils soient, seront là pour toujours et qu’il n’y a pas de réforme possible sans leur accord ? L’on a supposé que ces États resteraient vertueux, comme si un État pouvait être vertueux en soi et définitivement. On suppose aussi que leur puissance serait utile, mais la puissance est quelque chose qui évolue. D’ailleurs les choses ont changé très vite, et dès que le Japon et l’Allemagne sont redevenus des grandes puissances et que de nouveaux puissants sont apparus, tous les États ont commencé à lorgner sur cette liste d’États permanents en trouvant qu’elle n’était pas adéquate. Mais le système était verrouillé par le droit de veto (aucune décision ne pouvait être prise sans que l’accord des cinq membres permanents), y compris pour toute réforme de l’Organisation. On a donc très vite constaté le blocage du système.

À peine la Charte était-elle signée que nous entrions dans la guerre froide, dans ses pires manifestations avec le maccarthysme. À partir de ce moment, il était totalement exclu qu’il y ait des contingents militaires mis en commun sous un état-major commun car la rivalité militaire était une rivalité suraiguë Mettre des troupes en commun, c’est partager des secrets militaires, de la technologie. C’était évidemment impossible. Donc l’article 43 n’a jamais été appliqué, et la sécurité collective s’est retrouvée dans une impasse dès 1950 avec la guerre de Corée. Les Nations Unies ont été saisies, et l’URSS a joué la chaise vide. Les autres membres permanents ont alors décidé que l’abstention ne valait pas veto. C’est ainsi que Mac Arthur part en Corée avec des troupes américaines, et quelques contingents canadiens pour donner une image un peu internationale, en violation absolue du texte de la Charte qui dit que les décisions du Conseil sont prises par un vote affirmatif de neuf de ses membres dans lesquels sont comprises les voix de tous les membres permanents – texte qu’il est tout de même difficile d’utiliser pour dire que l’abstention ne vaut pas veto. L’Union Soviétique se rend compte alors qu’elle a fait une erreur tactique et elle revient au Conseil. L’URSS revenue met son veto et le Conseil de Sécurité est bloqué alors que les opérations militaires ont commencé. C’est alors que Dean Acheson, secrétaire d’État américain, fait prendre une résolution portant le numéro 377 à l’Assemblée Générale, qui dit que quand le Conseil est bloqué par un de ses membres, l’Assemblée Générale peut se saisir. C’était une interprétation de la Charte qui se défendait, et je pense pour ma part qu’il vaut mieux remettre le pouvoir à l’Assemblée Générale qui est plus démocratique que de rester devant un Conseil de Sécurité paralysé Mais qu’était l’Assemblée Générale en 1950 ? C’était dans l’ensemble une assemblée d’États liés aux États-Unis. Cette Assemblée générale n’était pas celle d’aujourd’hui. Les États-Unis pouvaient donc à partir de là mener le jeu et c’est dans ce contexte qu’on termine les opérations en Corée.

Venons-en aux objectifs. Le but était la paix. L’architecture du système international était alors fondée sur le principe de spécialité des organisations internationales qui s’oppose à la généralité des compétences qui n’appartient qu’à l’État. Donc les États ont la généralité des compétences par le principe de souveraineté et les organisations internationales ont des compétences spéciales qui leur sont déléguées par les États. Mais, autant c’est compréhensible pour l’UNESCO, pour l’OMS, pour l’OIT, parce qu’on voit bien que là les compétences sont la culture, la santé, le travail, autant pour les Nations Unies dire qu’elles ont une compétence spéciale qui est le maintien de la paix est peu adapté car le maintien de la paix n’est pas vraiment une compétence spéciale. Le maintien de la paix suppose que l’on prenne en charge la question du développement, la question des droits de l’homme, la démocratie. Et, petit à petit, au cours des soixante années écoulées, les Nations Unies ont été confrontées à l’élargissement de leurs compétences sans en avoir les moyens. Du point de vue administratif, les Nations Unies sont très peu de choses ; c’est moins que l’administration d’une grande ville américaine. On a toujours l’impression d’un monstre bureaucratique. Les Nations Unies sont peut-être inefficaces, mais leur administration n’est pas pléthorique par rapport à leurs objectifs.
Il y a donc différents niveaux d’inadéquation de l’Organisation à ses buts. Le mécanisme du Conseil a d’abord mis en échec le principe du désarmement contenu dans la Charte à l’article 26. Cet article dit que, pour assurer le maintien de la paix, le Conseil de Sécurité fera en sorte de ne détourner vers le désarmement que le minimum des ressources humaines et économiques du monde. Le minimum. Or qu’a fait le Conseil ? Comme il était composé de cinq membres permanents qui étaient les cinq puissances nucléaires et des pays surindustrialisés, la militarisation du monde n’a cessé de croître. Quand on veut maintenir la paix, il faut baisser le niveau d’armement ; ces pays n’ont œuvré que pour la course aux armements.

Autre élément très important : l’égalité souveraine proclamée ne pouvait cacher le principe véritable qui était un principe d’hégémonie, celle des grandes puissances. Mais les grandes puissances de l’époque étaient divisées sur un problème capital qui était le colonialisme. L’URSS, les États-Unis et même la Chine n’étaient pas des puissances coloniales. La France et l’Angleterre l’étaient. Et en 1945 la France et l’Angleterre n’avaient aucune envie de renoncer à leurs colonies et elles avaient fait introduire dans le Charte le chapitre 11 qui reconnaissait sans le contester le système colonial. Les États-Unis étaient assez favorables à la décolonisation ; ils y avaient intérêt , car cela ouvrait un champ nouveau à leur expansion non coloniale. L’URSS était favorable à la décolonisation. La Chine a joué très fortement, surtout à partir de l’époque maoïste, la carte du Tiers Monde et de la libération des peuples. Il y a donc eu un mouvement qui a fait qu’un certain nombre d’États membres de l’ONU, avec, en plus, ceux des États latino-américains qui étaient issus d’une décolonisation plus ancienne, mais aussi les États arabes qui sont entrés assez vite à l’ONU, ont constitué une majorité à l’Assemblée Générale pour dire : il y a dans les principes de la Charte, à l’article 1, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et ils en ont fait une base, un tremplin de bataille, jusqu’au moment où le chapitre 11 est tombé en désuétude. Et en 1960 est votée la grande résolution 1514, qui condamne le colonialisme, suivie d’une série d’autres résolutions, pendant toute la décennie 60 et même la décennie 70, qui vont dans le même sens. Les Nations Unies ont beaucoup œuvré à la décolonisation et c’est le point positif de leur bilan. Elles ont véritablement contribué d’une manière très active à la décolonisation, notamment avec le Comité de décolonisation qui a été particulièrement utile pour les colonies portugaises, le Portugal s’obstinant à répéter, alors que la France et l’Angleterre avaient ” lâché ” leurs colonies, qu’il n’avait pas de colonies, qu’il s’agissait de provinces d’outre-mer, qu’elles avaient été libérées en même temps que la mère patrie et qu’il n’y avait pas de problème colonial au Portugal.

Un monde profondément transformé

En examinant ces circonstances d’origine, l’architecture des Nations Unies à ce moment et cette première évolution, on constate aujourd’hui – quarante-cinq ans plus tard – que le monde a profondément changé dans des quantités de domaines, et que cette Charte, qui avait ses mauvais mais aussi ses bons côtés, n’est plus du tout adaptée. Il faudrait une révision drastique, quitte à reprendre certains éléments (je pense au mécanisme de sécurité collective), mais dans un autre contexte.
Pourquoi la Charte n’est-elle plus adaptée ? La décolonisation a modifié complètement la situation à l’Assemblée Générale. Dans les premières années suivant la décolonisation il y a eu une très grande activité des pays nouveaux. Les juristes de droit international suivaient avec passion les avancées du droit international que ces pays tentaient d’obtenir. Ces pays avaient la majorité, et les grandes puissances craignaient cette majorité, qu’on appelait majorité ” automatique “. Les puissances occidentales ont tenté de disqualifier ce qui était voté à l’Assemblée Générale en décidant, ce qui ne va pas de soi quand on lit la Charte, que les résolutions de l’Assemblée Générale n’auraient pas de valeur contraignante contrairement à celles du Conseil de Sécurité, cela pour affaiblir le corpus de textes que les pays du Tiers Monde étaient en train de construire. Dans cette même période, les pays en voie de développement ont cru à leur souveraineté économique. C’est un épisode très important, parce qu’on n’a pas fini d’en comprendre véritablement le sens. Ces pays ont cru qu’en nationalisant le pétrole, le fer, etc., en écartant les investisseurs étrangers, ils auraient leur souveraineté économique après avoir eu leur souveraineté politique. Mais ce n’est pas du tout ce qui s’est passé, parce que ces pays n’étaient pas préparés. Ils n’avaient pas la maîtrise de la technologie, ils n’avaient pas les cadres et les spécialistes nécessaires. Les grandes puissances ont eu beau jeu de les priver de débouchés. Aussi, très vite, on a vu la plupart de ces pays revenir vers les pays occidentaux, en réclamant ces investissements internationaux qu’ils avaient d’abord chassés. Ils leur ont proposé des conditions fiscales exceptionnelles, un grand laxisme en matière d’environnement ou de droit du travail. Cette politique n’a pas donné de meilleurs résultats. Au milieu des années 70, avec le choc pétrolier, il y a eu un tournant au cours duquel la vitalité des pays en voie de développement, leur existence comme bloc identifiable et ayant une politique, a basculé. Ils sont entrés dans des systèmes de clientèles avec les pays occidentaux. On a vu se reformer les vieilles alliances de l’époque coloniale ; les ambassadeurs sont allés dans les capitales des anciens colonisateurs réclamer un peu de trésorerie pour les fins de mois, pour payer la garde présidentielle et éviter ainsi les troubles militaires.

Derrière les événements majeurs qui sont survenus depuis la création des Nations Unies, le plus marquant a été la chute du mur de Berlin et la disparition de l’URSS en tant que telle. Mais ce qui me paraît plus important et plus difficile à analyser, c’est le passage d’une société internationale à une société duale. Jusqu’à ce moment on considérait que chaque État avait, avec la souveraineté, la maîtrise des activités sur son territoire, l’exclusivité des compétences. Chaque État gérait ce qui se passait chez lui, et il en allait de même pour l’État voisin. Il n’y avait de relations internationales qu’à travers des conventions entre les États. C’était l’ancien schéma. Il est vrai que bien avant le 20e siècle il y avait déjà bien des choses que les États ne contrôlaient pas, et les peuples n’ont pas attendu le 20e siècle pour vivre la mondialisation, mais longtemps elle s’est faite d’une manière souterraine, et ce n’est qu’au 20e siècle qu’elle est devenue vraiment visible. Cette société duale à laquelle nous aboutissons comprend pour partie des relations internationales et, en même temps, des relations transnationales. Les États continuent de passer des traités entre eux, et ils ont encore une relative maîtrise apparente des activités produites sur leur territoire. Mais les relations transnationales qui ont explosé sont en grande partie des relations mafieuses qui échappent au droit. Elles mélangent des relations légales (le tourisme est un énorme mouvement transnational qui ne se fait pas toujours en contradiction avec le droit) et une quantité énorme de trafics et de relations totalement mafieuses (trafics d’armes, de drogues de personnes, d’enfants, de femmes, de main d’œuvre étrangère, etc.) qu’aucun État ne contrôle. Même les grands États développés.
Les Nations Unies ne répondent plus à rien de tout cela. Elles sont tombées dans une espèce d’atonie parce qu’elles ont été désertées par la politique. Dans les années 60 il y avait des batailles politiques à l’Assemblée Générale ; il y avait des enjeux politiques. Quand le groupe des 77 présentait une résolution, on se comptait dans les couloirs pour savoir qui allait la voter et qui ne la voterait pas. Les enjeux étaient des enjeux de politique mondiale. Allait-on vers ce qu’on a appelé, rappelez-vous, le nouvel ordre économique mondial, ou cela allait-il échouer ? Aujourd’hui il n’y a plus l’ombre d’une question politique à l’Assemblée Générale. Tout est préparé dans les coulisses. Les grandes puissances, quand elles ont besoin de faire passer quelque chose, vont récolter dans les capitales des petits pays, moyennant monnaie d’échange, les voix qui pourraient leur manquer.

Cette situation fait que nous sommes maintenant devant une nécessité urgente, absolument, qui est d’avancer un peu vers la définition d’un bien commun mondial. Les États, notamment dans les zones les plus touchées par les catastrophes, ne sont plus en mesure d’assurer le bonheur de leurs peuples. Pour prendre un exemple, celui de la situation de la République démocratique du Congo, notamment dans la partie est, où des violations massives des droits humains se produisent, le gouvernement est dans l’impossibilité de faire face à la situation, donc d’assurer la sécurité de son peuple, sans parler de son développement. C’est donc à une autre échelle qu’il faut poser la question du bien commun. C’est une nouvelle pensée de l’organisation internationale qu’il faut avoir.

Quelle réforme ?

Or les réformes proposées par Kofi Anan sont indigentes. Un paragraphe de son rapport dit qu’il faut démocratiser le Conseil. Cela semble vouloir dire que le Conseil n’est pas démocratique. Mais si on le démocratise, il faut aller jusqu’au bout. Or l’on propose seulement un petit toilettage, en ajoutant quelques membres permanents dont on se demande si on va tout de suite leur donner le droit de veto. Il y a deux formules dans ce rapport. L’une est de ne pas donner le droit de veto tout de suite aux nouveaux membres permanents qui devraient attendre quinze ans avant de l’obtenir. Proposition peu acceptable : parmi les candidats, il y a l’Allemagne, le Brésil, l’Inde… L’autre formule est d’introduire des semi permanents pour réaliser une espèce de compromis. Cela n’est pas plus viable. Il faudra complètement remettre à plat la question de l’hégémonie : accepte-t-on de poser le problème d’une démocratie entre les nations ? La démocratie suppose qu’il y a un principe véritable d’égalité, et non l’hégémonie des cinq permanents. Ces peuples qui existent actuellement dans leurs différences historiques, qu’on appelle des nations, qui sont organisés en États (lesquels ne sont plus souverains), il faut les organiser entre eux. Ce que proposait Kofi Anan ne va pas dans ce sens.
Pour le reste, le rapport d’experts du mois de novembre et le rapport de Kofi Anan n’étaient pas mauvais dans l’analyse de la situation ; ils montraient bien les périls. C’était les propositions qui étaient dérisoires. Sur la question des droits de l’homme, on passait d’un comité qui existe actuellement et qui fonctionne mal, à une commission qu’on voulait plus éthique mais qui ne se donnait pas les moyens de son action. De plus, Kofi Anan proposait une commission de ” consolidation ” de la paix ; quand un État est détruit (la Bosnie, l’Afghanistan, l’Irak, la Somalie, le Libéria, la Sierra Leone, le Cambodge, etc.) par trop de guerres et de déréliction sociale, l’idée est celle d’un mécanisme collectif pour consolider la paix. Mais si on ne met pas fin aux causes qui détruisent les peuples et les États, cette démarche n’a pas de sens. Les réformes devraient être beaucoup plus radicales. Nous devons repenser les objectifs. On ne peut pas penser la paix, la sécurité collective, sans penser le droit commun. Nous sommes devant des périls très graves, très pressants, très avancés déjà : les changements climatiques, le SIDA, les grippes aviaires et autres formes de maladies qui circulent, les trafics d’armes, de drogues, les déstructurations économiques… La situation est extrêmement grave et il est urgent de travailler à la définition du bien commun. L’eau et sa distribution sur la terre est aussi un problème urgent. Alors que la panique nous saisit quand on nous dit que dans vingt ans il n’y aura plus de pétrole, la question de l’eau nous laisse insensibles, et imprudents, parce que nos pays occidentaux ne se sentent pas concernés. Ces conditions et ces menaces font que nous avons besoin d’une organisation qui pense la paix à l’intérieur du bien commun.
          Alors, quelle organisation ? J’ai imaginé qu’on pourrait avoir un Conseil de Sécurité, composé de quinze membres ou plus, mais élus tous les trois ou quatre ans (pour qu’il soit possible d’élaborer une politique), à tour de rôle parmi tous les membres de l’Assemblée Générale. On doublerait ce conseil d’un autre conseil chargé de la prévention des guerres et des conflits, c’est-à-dire de la définition et de la mise en œuvre du bien commun. De même on aurait deux assemblées : l’Assemblée Générale composée des représentants des États, et une seconde assemblée. Il y a longtemps que court l’idée qu’il faudrait donner une représentation à la société civile. Mais il est très difficile de la prendre en considération dans une seconde assemblée car, bien que très investie dans les problèmes du monde, elle est faite de groupes auto-légitimés. Les ONG correspondent à l’irruption de personnes qui défendent un champ particulier d’intérêts. Ces intérêts peuvent être valables, mais ils ne peuvent correspondre à une représentation générale de la société mondiale. Aussi, pour le moment, puisque l’occident a imposé peu à peu dans le monde entier le modèle parlementaire comme la mesure de la démocratie, la seconde assemblée pourrait, dans une phase qui ne serait sûrement pas définitive, être constituée de parlementaires des différents États membres. Naturellement il faudrait une grille de répartition adaptée parce que si l’assemblée est constituée à la proportionnelle des habitants, la Chine et l’Inde auront tôt fait d’être les dirigeants mondiaux de demain. Il faudrait par exemple que les micro-Etats se regroupent pour avoir une représentation commune. Les juristes sauraient trouver un système acceptable de représentation qui passerait par les Parlements. Cette seconde assemblée serait chargée d’élaborer des normes dans le domaine du bien commun. Il faudrait, dans une réforme, convenir immédiatement que ces normes seraient obligatoires.

Deux assemblées et deux conseils : c’est la réforme institutionnelle que je propose. Mais dans cette réforme des Nations Unies, et la société civile n’est pas assez mobilisée sur cette question, il faut arriver à un système judiciaire mondial opérationnel, que nous n’avons pas. L’opinion publique est mal informée actuellement du fonctionnement de la Cour Internationale de Justice de La Haye, qui est la Cour dépendant de l’ONU chargée de trancher les litiges entre les États. Elle ne sait pas que cette juridiction n’a pas de compétence obligatoire. Pour que la Cour puisse juger une affaire, il faut que les deux États concernés soient d’accord pour lui soumettre leur différend. Les États ne sont pas obligés d’aller devant la Cour. Il y a une clause qu’on appelle : ” clause facultative de juridiction obligatoire “. Cela veut dire que les États la signent s’ils le veulent et c’est une fois qu’ils l’ont signée que la juridiction de la Cour est obligatoire. L’URSS et la Chine n’ont jamais signé cette clause, bien que ces deux États aient un juge à la Cour. Les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne avaient signé la clause à la création de l’ONU. La France s’est retirée de la clause en 1974 alors que la Nouvelle-Zélande voulait régler devant la Cour la question des responsabilités pour les essais nucléaires dans le Pacifique. Et quand les États-Unis ont été condamnés au profit du Nicaragua en 1986, ils se sont retirés de cette clause. Ainsi, actuellement, des cinq membres permanents il n’y a que la Grande-Bretagne qui reconnaisse la juridiction de La Haye. Il y a donc besoin d’une réforme pour rendre la justice obligatoire, celle de la Cour de La Haye, comme celle de la nouvelle Cour Pénale Internationale. Les États-Unis ont fait des pressions diplomatiques sur de nombreux pays pour obtenir que ces pays qui ont adhéré au statut de la Cour pénale et qui reconnaissent donc sa compétence, signent un accord avec les États-Unis pour dire que, s’il y avait sur leur sol des citoyens américains qui relèvent de la Cour, ils s’engageaient à ne pas les déférer à la nouvelle juridiction. Les pays qui ont accepté cela ont reconnu la Cour et en même temps ils ont limité le champ de ses compétences.
Je voudrais en venir aux droits de l’homme. La Charte en fait un objectif central, et la Déclaration universelle de 1948 est un beau texte, mais il n’est pas contraignant. Aussi dans les deux premières décennies de leur existence, les Nations Unies ont œuvré pour qu’il existe des traités sur les droits de l’homme qui soient plus contraignants. Ce sont les deux Pactes. Si un extra-terrestre sachant lire prenait connaissance de ces Pactes, il se dirait que notre planète n’est pas la terre mais le paradis. En effet, ces pactes affirment tous les droits : le droit au logement, le droit au revenu, le droit à la dignité, le droit à la défense, etc. Mais ces droits ne sont pas justiciables ; on n’a pas créé la Cour Mondiale des Droits de l’homme devant laquelle on pourrait porter les violations. Nous avons une juridiction de ce type en Europe. Les Européens se sont dotés de ce mécanisme pour eux-mêmes : une Cour européenne devant laquelle un individu peut se pourvoir si son État lui a refusé la reconnaissance de droits qu’il réclame. Ce mécanisme, qui est celui de la Cour de Strasbourg, est une véritable avancée. Par rapport au principe de souveraineté, par rapport au pouvoir de l’État, par rapport à l’état d’exception que les États favorisent si souvent quand quelque chose ne va pas, nous avons, nous les Européens, des garanties. Mais nous n’avons pas partagé cela avec le reste du monde. Les grandes puissances européennes n’ont jamais proposé une Cour mondiale des droits de l’homme, sans doute parce qu’elles sont complices des violations des droits de l’homme dans les pays du Tiers Monde, soit par le soutien à des dictateurs, soit par des politiques économiques, pétrolières, d’exploitation des diamants et autres dans lesquelles les populations sont victimes dans leurs droits élémentaires. Il y a là une carence formidable.

Il y a une autre raison plus technique et plus difficile, dans laquelle il faut entrer pour comprendre l’échec du système international et des droits de l’homme. C’est que nous sommes dans un système contractuel. La Charte est un traité entre États, c’est-à-dire un contrat. Qu’y a-t-il au-dessus ? Rien. Si un État ne respecte pas un traité qu’il a pourtant signé, il n’y a pas de recours. Et si deux États passent entre eux un traité dont l’objet est scandaleux ? Nous n’avons pas de solution. C’est une carence très grave. En droit interne, si deux individus passent un contrat prévoyant un acte criminel, ce contrat est nul parce qu’il y a une loi au-dessus du contrat. On ne peut pas contracter n’importe quoi. Il y a une hiérarchie entre les textes. La Constitution est supérieure à la loi ; la loi est supérieure au règlement ; et l’ensemble est supérieur au contrat. Je ne peux pas déroger à l’ordre juridique. En droit international, l’ordre juridique est un ordre contractuel. Ce n’est donc pas un ordre juridique. Il est à géométrie variable. Il n’est pas universel, puisque tout dépend de la ratification et de la signature des États, qui peuvent signer un traité puis s’en retirer.

Je finirai par un exemple qui montre bien qu’il va falloir changer de système. C’est un cas peu connu. Les États-Unis pratiquent la peine de mort. Trois fois, en quinze ans à peu près, avec le Paraguay, puis avec l’Allemagne, et enfin avec le Mexique, les États-Unis se sont trouvés confrontés à la situation suivante : ils avaient condamné à mort, chez eux, des citoyens de ces trois États. Normalement la convention sur les relations diplomatiques et consulaires, signée par les États-Unis, prévoit que lorsqu’un État condamne un citoyen d’un autre État, il doit prévenir les services consulaires de l’État de la personne en question. Les États-Unis ne l’avaient pas fait. Dans cette convention sur le droit diplomatique et consulaire, il y a un protocole annexe qui dispose que, en cas de difficulté dans l’application de cette convention, les États s’engagent à aller devant la Cour internationale de justice. Donc le Paraguay, apprenant que son citoyen était sur le point d’être condamné, saisit la Cour de La Haye, qui prend une ordonnance d’urgence (ce qu’on appelle une mesure conservatoire), pour dire aux États-Unis de ne pas exécuter le condamné, de refaire la procédure, de prévenir le consul. Les États-Unis exécutent le Paraguayen. La Cour constate donc que ses arrêts ne sont pas respectés. Quelques années après, l’Allemagne apprend, très tardivement, trois jours avant l’exécution je crois, qu’elle avait un national dans les prisons américaines. Elle saisit la Cour de La Haye qui se réunit précipitamment et prend une ordonnance pour enjoindre les États-Unis de ne pas exécuter. Les États-Unis exécutent, et l’ordonnance de la Cour n’a servi à rien. Le cas des Mexicains est un cas plus récent. Certains d’ailleurs ont été exécutés et d’autres pas, parce que l’application de la peine de mort aux USA dépend des gouverneurs. Certains ont respecté ce que disait la Cour de La Haye, pas les autres. Mais les États-Unis, excédés d’être condamnés par la Cour internationale de justice, se sont retirés du protocole annexe, de telle sorte que la juridiction de la Cour ne l’est concerne plus.

Pour conclure, je voudrais insister sur le fait que l’on ne peut pas parler de la réforme des Nations Unies si on ne parle pas en même temps de la conception du droit international. Nous n’avançons pas parce qu’il n’y a pas d’intérêt des citoyens du monde pour cette question. Les citoyens continuent de revendiquer leurs droits et de vivre leur vie politique dans les cadres nationaux. Cela a peut-être bougé un peu en Europe, mais sûrement pas dans le reste du monde. Les individus se pensent comme citoyens nationaux. C’est une confusion très grave. Sous la Révolution française, quand on a repensé la citoyenneté, c’était véritablement en la détachant de la nationalité, pour en faire autre chose. La nationalité, c’est le lien que nous avons avec un État, ce n’est pas un lien de liberté. Je suis né (e) là, de parents de cette nationalité-là, j’ai donc cette nationalité, qui m’a été donnée par le hasard de la naissance. Cela s’appelle le destin. La citoyenneté est tout à fait autre chose. C’est un acte de volonté qui conduit à entrer dans l’espace public avec la volonté d’y participer à la définition du bien commun et des manières de le promouvoir. C’est un acte personnel, un acte de liberté, qui ne doit pas être lié à la nationalité. D’où l’aberration qu’il y a à refuser le droit de vote aux personnes qui vivent ici depuis longtemps, mais qui n’ont pas la nationalité française. C’est leur refuser la citoyenneté parce qu’ils n’ont pas la nationalité. Nous sommes à un tournant où une réforme institutionnelle des Nations Unies est nécessaire, mais à condition de reprendre les choses de plus loin et de repenser les cadres de la vie sociale dans le monde d’aujourd’hui qui, qu’on le veuille ou non, est désormais une vie internationale.

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