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Vincent Borel

01/04/1998

Europe et laïcité

Aujourd’hui, quiconque s’interroge sur l’actualité et le devenir de la laïcité ne peut faire l’impasse sur le fait européen. La France est en effet engagée dans un processus, sans doute irréversible, d’intégration européenne. La question laïque doit donc être désormais posée à ce double niveau géographique et politique. [1]

Il est sans doute temps de le faire, car l’Union européenne se trouve à un tournant de son histoire, avec la perspective de son élargissement aux pays d’Europe centrale et orientale ainsi que les négociations de la conférence intergouvernementale visant à approfondir les compétences communautaires et à rationaliser son processus décisionnel.

Tout au long du débat autour de la ratification par la France du traité sur l’Union européenne, en septembre 1992, on a pu être frappé par le fait suivant : ceux qui revendiquaient leur attachement à la laïcité étaient tous hostiles au traité alors que ceux qui le défendaient n’évoquaient jamais la laïcité dans leurs interventions.

Il est donc légitime de s’interroger :

  • L’Europe est-elle nécessairement anti-laïque ?
  • La laïcité peut-elle être l’avenir de l’Europe ?

Proposer quelques éléments de réponse à ces deux questions nécessite de dresser un état des lieux de la laïcité en Europe avant de lancer des pistes de réflexion sur son avenir.

I. État des lieux : la laïcité en Europe

Le ” vieux continent ” est composé d’États-nations qui s’efforcent, tant bien que mal, de s’organiser afin d’éviter de retomber dans leurs déchirements passés et de se renforcer mutuellement dans la compétition occasionnée par la mondialisation économique et culturelle.

Pour avoir une idée claire de la situation de la laïcité en Europe, on ne peut pas faire l’impasse sur le fait national. Il a donc paru utile de présenter les différents systèmes politiques des pays qui composent l’Union européenne avant de s’intéresser aux institutions européennes en elles-mêmes.

A. Les systèmes politiques des Quinze

Les États-membres de l’Union européenne ont choisi des systèmes institutionnels très divers. A leur sujet, on ne peut qu’être frappé de l’indiscutable faiblesse laïque. Seuls deux pays ont inscrit la laïcité dans leur constitution : la France et le Portugal. Les treize autres États, s’ils reconnaissent la liberté de conscience, accordent tous une place à la religion dans leurs institutions publiques.

Nous allons présenter les différents modes de relations entre l’État, la société et les religions. Chaque situation nationale est originale, qui découle d’une histoire propre et d’un rapport particulier à la religion dominante. Pour faciliter l’analyse, les systèmes politiques des Quinze ont été schématiquement regroupés en trois catégories : la ” religion civile “, le pluralisme et la laïcité.

Le modèle de la ” religion civile “

Cette forme d’organisation sociétale, dont l’exemple le plus achevé est celui des États-Unis d’Amérique, consiste dans la reconnaissance par l’État d’une religion particulière comme fondement de la morale nécessaire au lien social.

En Europe, nombre de pays l’ont adoptée, chacun autour du culte majoritaire en son sein. Je pense qu’il n’est pas la peine de préciser que le christianisme est la seule tradition qui remplisse ce rôle, sur notre continent ; que ce soit dans sa forme catholique — orthodoxe en Grèce, romaine en Italie, en Espagne, en Irlande et au Luxembourg — ou protestante (au Royaume-Uni et dans l’ensemble des pays nordiques). Nous verrons que l’Allemagne présente une situation originale en raison de l’absence de domination claire d’un pôle sur l’autre.

Les pays catholiques, d’abord.

La Constitution grecque s’ouvre sur l’invocation de la ” Trinité sainte, consubstantielle et indivisible “. Son article 3 reconnaît le catholicisme orthodoxe comme religion dominante et le définit précisément comme rattaché à ” la grande Église de Constantinople “. Personne morale de droit public, l’Église orthodoxe est aujourd’hui un département du ministère de l’Éducation nationale et des religions. De plus, toutes les cérémonies politiques nationales intègrent une référence religieuse.

La liberté de conscience, bien que reconnue en droit, est très réduite dans les faits puisque le prosélytisme pour tous les autres cultes est interdit. Les contrevenants sont passibles de peines de prison. Soixante témoins de Jéhovah ont d’ailleurs été condamnés entre 1984 et 1994.

En Irlande aussi, la Constitution évoque la ” Très Sainte Trinité ” et le ” Divin Seigneur Jésus-Christ “. Malgré une officielle séparation de l’État et de l’Église catholique, celle-ci bénéficie donc de privilèges certains : sa fonction de service public est reconnue et elle gère la plupart des hôpitaux. A cela, il convient d’ajouter la domination absolue de l’Église sur l’éducation : elle dirige près de 90 % des établissements scolaires, participe à la formation ainsi qu’au contrôle des enseignants, et assure une instruction religieuse de type catéchèse.

Plus globalement, la législation irlandaise est explicitement placée sous influence catholique : la famille, le contrôle parental de l’éducation et la propriété privée sont l’objet d’une protection spéciale sur la base de la ” loi naturelle “.

En Espagne, la constitution affirme le principe de la séparation des Églises et de l’État et reconnaît, en plus de la liberté de conscience pour chacun, le droit à l’expression publique pour toutes les communautés religieuses.

L’Église catholique bénéficie cependant toujours de privilèges exorbitant du droit commun, notamment d’un financement public. Elle détient également le monopole de l’enseignement religieux à l’école ainsi que des aumôneries dans les casernes et les hôpitaux.

En Italie, avec le ” nouveau concordat “, voté en 1984, la rupture entre l’Église et l’État reste bien timide. Les principes du catholicisme sont toujours considérés comme faisant ” partie du patrimoine historique du peuple italien ” et le délit de blasphème demeure. De plus, les mariages religieux chrétiens — et eux seuls — ont valeur civile.

Au grand-duché de Luxembourg aussi, la Constitution revendique l’influence sociale du judéo-christianisme : un concordat régit les rapports entre l’État et les Églises chrétiennes, dont les clercs sont rémunérés par l’État. La religion juive, reconnue elle aussi, ressort également du droit public, sans pour autant bénéficier de financement étatique. Les autres communautés n’ont aucune existence juridique.

L’inégalité prévaut en fait au bénéfice de l’Église catholique, dont le culte rassemble près de 90 % de la population. En effet, sa place est prépondérante dans la vie sociale et politique. L’évêché est d’ailleurs propriétaire du principal quotidien national. Au niveau scolaire, la loi charge l’enseignement de préparer les enfants à ” la pratique de toutes les vertus chrétiennes, civiques et sociales “.

Venons-en à présent aux pays protestants.

Au Royaume-Uni si la liberté de conscience est reconnue, le monarque en est privé, qui est le ” gouverneur suprême ” de l’Église anglicane. De même, si l’État ne finance aucun culte, l’Église d’Angleterre dispose d’une représentation propre au Parlement : les deux archevêques et les vingt-quatre évêques sont membres de droit de la Chambre des lords.

Au niveau scolaire, l’enseignement religieux doit être ” essentiellement chrétien ” dans les écoles publiques, qui représentent les deux tiers des établissements. Les écoles privées, quant à elles, totalement confessionnelles, sont chrétiennes à 97 %.

Les autorités reconnaissent cependant la place des minorités ethniques et religieuses et négocient au cas par cas des aménagements avec les principales communautés. Le mariage juif, par exemple comme les mariages chrétiens, n’a pas besoin d’un officier d’État civil pour être enregistré.

Il n’existe pas de religion d’État en Finlande, mais une place prépondérante est accordée à l’Église évangélique luthérienne. Chaque culte reconnu est régi selon une loi propre alliant financement public et nomination par les pouvoirs publics aux postes du clergé. Il est en outre institutionnellement reconnu à tout citoyen le droit de n’adhérer à aucune communauté religieuse ou de quitter celle à laquelle il appartenait.

En Suède, l’Église évangélique luthérienne est Église d’État et le monarque, ” représentant unificateur et symbole de la Nation dans son ensemble “, doit professer son dogme. La liberté de conscience n’est définie par la constitution que comme la liberté de pratiquer sa religion. Cette survivance du passé doit être nuancée par le fait que l’enseignement religieux dans les écoles publiques, s’il ne concerne que la religion officielle, n’est pas imposée aux enfants qui ne professent pas ce culte.

De plus, la question de la séparation de l’Église et de l’État est posée depuis longtemps. A ce jour, il n’y a pas encore d’unanimité politique à ce sujet et les dispositions énoncées ci-dessus sont considérées comme transitoires depuis la révision constitutionnelle de 1989.

Au Danemark aussi, l’Église luthérienne est Église nationale. Sa direction est assurée au nom du roi par le ministre des Affaires ecclésiastiques et l’État pourvoit à son financement via un impôt particulier. Les pasteurs sont donc des fonctionnaires qui assurent des missions de service public, notamment la gestion de l’état civil. De plus, le monarque doit obligatoirement professer le dogme luthérien, ce qui n’est plus le cas pour le reste de la population depuis un siècle et demi que la liberté de conscience est garantie.

Actuellement, le système danois évolue vers le modèle pluraliste puisque nombre d’autres communautés religieuses sont reconnues, même si elles ne bénéficient pas de financement public. C’est le cas des catholiques, des réformés, des baptistes, des méthodistes, des orthodoxes, des juifs, des témoins de Jéhovah, des mormons, des bahaïs, des sikhs et de l’Armée du Salut. La reconnaissance par l’État leur donne le droit de célébrer certains actes religieux ayant valeur civile, le mariage par exemple.

La situation est plus complexe en Allemagne, où aucune religion ne l’emporte nettement sur toutes les autres : les Allemands se partagent de façon à peu près équitable entre protestants et catholiques. Prudemment, l’État n’a pas choisi. Cela a débouché sur un biconfessionnalisme unique en son genre. Ce qui ne pose pas de problème majeur au niveau du pacte social puisque la base morale est sensiblement la même pour tous les cultes se revendiquant du christianisme.

Le préambule de la loi fondamentale — rédigée au sortir de la Seconde guerre mondiale — stipule que la Constitution a été élaborée avec la conscience de la responsabilité du peuple allemand devant Dieu. Le serment d’entrée en fonction du président se termine d’ailleurs par l’exclamation : ” que Dieu me vienne en aide “. Il s’agit évidemment là du Dieu des chrétiens et de lui seul.

Les Églises protestante et catholique, considérées comme des ” corporations de droit public “, sont donc financées par un prélèvement fiscal obligatoire. Dès lors, il ne faut pas être surpris d’apprendre que ces Églises, énormes puissances économiques, sont le second employeur du pays, derrière l’État.

Le modèle du ” pluralisme “

Le pluralisme consiste dans la reconnaissance par l’État des principales familles de pensée — religieuses et non religieuses — et par une structuration de la société civile autour de celles-ci. C’est le modèle de relations entre État, religions et société civile qu’ont choisi la Belgique et les Pays-Bas ainsi que, dans une moindre mesure, l’Autriche.

La Belgique peut être considérée comme l’exemple type du système pluraliste : les mouvances socio-religieuses ou socio-idéologiques ont tendance à former des ” piliers ” qui structurent la vie sociale et à poursuivre un développement séparé autour de leurs écoles, de leurs hôpitaux, de leurs syndicats, de leurs partis politiques, de leurs journaux…

De fait, la Constitution établit un pluralisme institutionnel des familles de pensée organisées. L’État finance donc les six cultes reconnus (catholicisme, protestantisme, anglicanisme, orthodoxie, judaïsme et islam) ainsi que, depuis 1981, la ” communauté philosophique laïque “. C’est autour de ce modus vivendi que les catholiques ont accepté de renoncer au privilège de la religion d’État et que les anticléricaux ont choisi de ne plus combattre l’influence sociale de l’Église mais de renforcer la leur.

La visibilité sociale des humanistes belges est très importante puisqu’ils peuvent légalement procéder à des baptêmes, des ” communions ” (la fête de la jeunesse), des mariages ou des enterrements et qu’ils disposent ” d’aumôniers ” dans les prisons et l’armée, ainsi que de plusieurs hôpitaux et d’une université, à Bruxelles.

En Autriche, les principales religions sont reconnues par l’État, qui finance leurs établissements scolaires conventionnés. Il laisse en outre à chacune le soin d’assurer dans les écoles l’enseignement religieux la concernant, ce droit étant constitutionnellement reconnu. Un consensus national a été trouvé sur ce point, qui ne pourrait être modifié qu’à l’occasion d’un vote rassemblant les deux tiers du Parlement.

Il importe toutefois de signaler que la constitution autrichienne stipule expressément qu’il n’existe aucune obligation de participation à un acte ou une cérémonie religieuse. Le serment présidentiel, par exemple, ne fait pas référence à un Dieu quelconque même si celui qui le prête a tout loisir d’y rajouter la formule religieuse de son choix.

Aux Pays-Bas, la situation est encore plus ambiguë, à mi chemin entre la ” pilarisation ” belge et la laïcité à la française. Depuis la réforme constitutionnelle de 1983, la Constitution ne fait plus aucune référence à quelque religion que ce soit et l’État ne reconnaît aucun culte. Il n’en finance pas moins les écoles privées confessionnelles en leur laissant toute latitude quant aux programmes et au choix des enseignants. De même, il reconnaît les missions de service public remplies par les Églises et les finance pour ce faire. C’est surtout le cas dans les domaines de la santé, du logement et de l’éducation : 70 % des écoles hollandaises sont privées.

Signalons toutefois que la profonde sécularisation de la société hollandaise a conduit la population à utiliser ces institutions, à l’origine communautaires, de façon plus consumériste qu’idéologique. La ségrégation n’est pas — ou n’est plus — de mise.

Le modèle laïque

La laïcité institutionnelle consiste à ne reconnaître aucun culte tout en assurant à chacun la liberté d’exister. Elle consacre le passage dans la sphère privée des croyances et des pratiques religieuses pour faire du domaine public le lieu — philosophiquement neutralisé — commun à tous les citoyens.

L’idéal-type de ce système est évidemment la France, dont la constitution stipule, en son article 2, qu’elle est une ” République laïque qui respecte toutes les croyances “. Notre régime particulier étant bien connu de chacun, je ne le détaillerai pas.

Rappelons uniquement que l’État ne reconnaît ni ne finance aucun culte mais que les dispositions des lois de 1905 ne sont pas en vigueur dans quatre de nos départements : le Bas-Rhin, le Haut-Rhin et la Moselle, qui restent soumis au concordat de 1801, et la Guyane, où le clergé catholique est rémunéré sur fonds publics.

Au Portugal, la Constitution de 1989 énonce que ” la liberté de conscience, de religion et de culte est inviolable. Les Églises et les communautés religieuses sont séparées de l’État. “

Cependant, le concordat de 1940, signé par Pie XII et Salazar, n’a toujours pas été dénoncé, ce qui provoque une situation avantageuse pour l’Église catholique. Considérée comme une personne de droit international — donc exemptée d’impôt —, elle est susceptible d’intervenir à ce titre à l’intérieur du pays, seule religion dans ce cas.

B. Les institutions européennes

Depuis la chute du mur de Berlin, l’Europe n’est plus composée de deux blocs antagonistes. Les institutions de dialogue intergouvernemental réunissant l’ensemble des pays européens ont donc trouvé un second souffle. Pour autant, l’ancienne Europe de l’Ouest dispose toujours, avec l’Union européenne, d’une structure intégrée qui lui est propre. Cela forme deux entités bien distinctes, même si elles ne sont pas dépourvues de passerelles.

L’Europe non communautaire

Pourquoi s’intéresser à des organisations de rencontres et de discussions telles que le Conseil de l’Europe et la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, me direz-vous ? Il est vrai qu’elles sont purement consultatives et spécialisées sur les questions de défense et de droits de l’homme. Il est tout aussi vrai qu’elles n’engagent les pays membres qu’à condition que les traités rédigés soient ratifiés par les Parlements nationaux. Certes. Mais elles rassemblent respectivement trente deux et cinquante-deux pays et préfigurent sans nul doute la ” grande Europe ” en cours d’élaboration. Surtout, elles ne sont pas sans incidences sur certains aspects touchant à la laïcité.

Il faut savoir que ces deux organismes sont particulièrement sourcilleux sur la question des minorités. Les événements récents dans les Balkans n’y sont pas pour rien.

Résultat : une convention du Conseil de l’Europe, adoptée en décembre 1994, demande à ses membres de respecter non seulement l’identité ethnique, religieuse, culturelle ou linguistique des personnes appartenant à une minorité nationale mais également de créer les conditions propres à leur permettre d’exprimer et de développer cette identité, ainsi qu’à créer les conditions nécessaires à la participation de ces personnes à la vie culturelle, sociale, économique et politique.

Gênée aux entournures, la France n’a pas encore ratifié cette convention. Il est vrai que cela déboucherait sur l’obligation pour la République de contribuer au développement de mouvements que nous appelons — nous — régionalistes tels que les Corses, les Basques, les Antillais, les Kanaks, voire les Bretons. Une véritable révolution pour un État ” un et indivisible ” dont le Conseil constitutionnel a refusé aux Corses l’appellation de ” peuple ” !

Dans un tout autre ordre d’idées, un arrêt — peu connu — de la Cour européenne des Droits de l’homme de 1976 donnait raison à des parents qui refusaient de laisser leurs enfants aller en cours d’éducation sexuelle.

Or, il existe actuellement un fort mouvement visant à faire contrôler directement par la Cour de justice des communautés européennes les droits reconnus par la Convention européenne des Droits de l’homme et les libertés fondamentales énoncées par la charte du Conseil de l’Europe. Il serait alors impossible à la France de ne plus accepter la lecture extensive qu’ont ses partenaires européens de la liberté de conscience.

L’Union européenne

L’Union européenne est une structure originale mêlant coopération intergouvernementale et intégration communautaire. C’est de cette seconde logique que ressort le droit européen. Supérieur au droit national, il est harmonisé par une Cour de Justice dont les décisions sont sans appel.

Toutefois, les compétences communautaires ne sont pas générales. En particulier, elles ne touchent pas à l’organisation des pouvoirs publics, aux relations Églises-États, à la protection sociale ou à l’éducation.

Le principe de subsidiarité, affirmé par le traité de Maastricht, prévoit en outre que l’Union respecte l’identité nationale de ses États-membres et les droits fondamentaux résultant de leurs traditions constitutionnelles. L’exemple des écoles européennes qui fonctionnent sur fonds communautaires le montre bien : celles basées en France ne dispensent pas de cours de religion et d’humanisme alors que toutes les autres fonctionnent sur le mode belge. Même si nous sommes isolés, notre identité, jusqu’ici, a bien été préservée.

Pour le moment, donc, la laïcité reste une question nationale ; l’Union européenne est neutre en la matière. Si elle s’en saisit un jour, le droit européen s’imposera à nous et la France devra se plier. Il faut donc s’y intéresser avant que la question ne se pose.

On a vu que la laïcité n’était pas, loin s’en faut, le système institutionnel ” naturel ” qui s’impose aux Européens et que l’Union européenne ne s’était pas encore appropriée ce sujet.

A mon sens, elle ne pourra pas éviter longtemps encore de se poser la question du lien social et rester bancale sur le seul pied économique. Tout édifice nécessite un ciment pour être solide. Les constructions humaines plus que toute autre. Il faut donner du sens à l’intégration européenne. Le tout est de savoir lequel.

II. Tentative de prospective

L’Europe est diverse et plurielle, tant au niveau religieux qu’en matière institutionnelle. La question qui se pose aux citoyens européens que nous sommes est donc la suivante : comment l’enrichir de ses différences et ne pas la faire pâtir de ses divisions ?

Deux réponses s’offrent à nous, deux modèles se proposent pour organiser l’intégration à venir de notre continent : l’Europe des communautés et l’Europe laïque.

A. Le communautarisme

Avant de présenter les thèses communautaristes, il est nécessaire de rappeler l’évolution intellectuelle de l’Église catholique, qui les prône aujourd’hui. Elle me semble éclairante des non-dits qui sous-tendent cette approche.

L’Église catholique fut longtemps suspectée de promouvoir une Europe vaticane, notamment en raison du rôle qu’ont joué les démocrates chrétiens dans les débuts de la construction communautaire. Les Schuman, Adenauer, De Gasperi et autres Bidault semblent avoir apposé un sceau catholique au bas des premiers traités. En effet, la démocratie-chrétienne des années 1950 était très liée au Vatican. Le pape Pie XII notamment, celui-là même qui bénit les armées d’Hitler, appelait régulièrement à voter pour le MRP, en France. Il reçut aussi les principaux hommes publics catholiques pour les inciter à multiplier leurs efforts en vue d’une Europe politique.

Trois idées-force dominèrent son magistère.

  1. L’enseignement du Christ doit régir l’ensemble de la vie sociale.
  2. Le Vatican — et à sa tête, le pape — est le dépositaire officiel de son message.
  3. L’Europe doit être vaticane car elle doit être un instrument politique aux mains de l’Église pour l’aider à remplir sa mission civilisatrice.

On se croyait débarrassé de ce cléricalisme depuis le concile Vatican II de 1965. De fait, dans les années 1980, le pape Jean-Paul II, tout en réaffirmant la mission publique de l’Église catholique, a beaucoup travaillé sur le dialogue œcuménique entre chrétiens. Mon hypothèse est que cela avait en grande partie pour but d’élargir les soutiens de son Église dans sa lutte pour la domination des consciences européennes.

Jean-Paul II a toujours eu une position très claire et très offensive sur la question européenne. Attribuant la crise morale qu’il croit pouvoir diagnostiquer chez les Européens à une crise de civilisation, il préconise pour la guérir de réenraciner l’Europe dans ses valeurs chrétiennes. Au désenchantement politique et idéologique, le pape propose une réponse à base de réenchantement religieux de la société européenne.

Rien moins que fonder l’unité de l’Europe sur une tradition religieuse particulière, le christianisme.

Cela était évidemment inacceptable pour tous les non-chrétiens. De même, les laïques ne pouvaient pas plus accepter une Europe chrétienne qu’une Europe vaticane.

Le lobbying catholique a intégré cette donnée, qui s’efforce désormais de voir reconnaître les rôles ” des Églises et des autres communautés religieuses dans l’identité et les cultures des États-membres ainsi que dans l’héritage culturel commun des peuples européens ” [2]. Considérant la société européenne comme un marché spirituel concurrentiel, l’Église catholique se contenterait volontiers de pouvoir tirer profit de sa situation dominante pour renforcer son emprise sociale. D’où sa lutte acharnée contre les sectes, de nouveaux concurrents qu’elle entend combattre comme tels, et le dialogue interreligieux — du type des rencontres d’Assise — où sont conviés tous les partenaires partie prenante de l’oligopole spirituel contemporain.

Si plus personne ne parle d’Europe chrétienne, la laïcité n’a pas encore gagné la partie… Nombre de pays européens, on l’a dit, fonctionnent selon un système dit ” pluraliste “. Devant la diversification des confessions pratiquées et la diffusion du scepticisme religieux, la plupart de ceux qui recourent plus ou moins ouvertement à une religion civile sont également conduits à accepter une plus grande visibilité sociale de toutes les familles philosophiques. Chaque communauté ethnique, culturelle ou religieuse y est reconnue — de fait ou de droit — par l’État et celui-ci se limite de plus en plus à faciliter la coexistence des groupes qui le composent, si possible sans trop de tensions.

Dans la plupart des pays anglo-saxons, déjà, ce sont les communautés qui forment l’unité de base de la société. Ces communautés sont organisées de façon autonome avec leurs propres écoles, leurs propres lieux de socialisation et, souvent, leurs propres groupes de pression, voire leurs propres représentants politiques. Dès lors, les communautés ont des revendications particulières et les défendent au nom de leurs spécificité. Accepter cela, c’est accepter de voir l’Europe transformée en un vaste champ ouvert à la compétition et à l’affrontement entre des groupements luttant pour défendre leurs particularismes. On est bien loin de la tradition républicaine de recherche de l’intérêt général…

Les tenants de ce modèle communautariste en font une alternative à la laïcité constitutionnelle, dans la perspective d’une intégration politique européenne plus poussée. Leur constat est que l’Europe est spirituellement diverse. Leur solution est l’institutionnalisation de cette diversité en donnant aux communautés les moyens légaux et financiers nécessaires à leur structuration et à leur développement.

B. Le combat laïque

Pour les laïques, et vous aurez compris que je me classe parmi eux, la laïcité a vocation à organiser toute société humaine. Elle est la condition même de la vie sociale.

Pour l’essentiel, l’idée laïque est associée à un double mouvement émancipateur : celui de la pensée libre s’affranchissant des croyances obligatoires et celui d’une société se libérant des contraintes politiques cléricales.

La laïcité recouvre donc deux aspects : c’est à la fois une morale et un système institutionnel, dont nous verrons qu’il peut apporter beaucoup à l’Europe.

Éthique personnelle et art de vivre en société, la morale laïque se fonde sur un socle de trois valeurs essentielles qui sont la liberté absolue de conscience, la tolérance réciproque et la solidarité.

La laïcité est d’abord liberté. Elle consiste à accepter toutes les croyances et à permettre toutes les pratiques religieuses. Pour autant, sa première mission demeure l’émancipation des consciences, c’est-à-dire l’indépendance d’esprit de chaque être humain. Elle n’est pas hostile aux religions mais souhaite libérer la pensée des contraintes dogmatiques. Pour un laïque, c’est la raison qui doit fonder le raisonnement. C’est par elle que le lien peut être établi entre des personnes aux choix philosophiques différents, dans le respect de l’intégrité de chacun. C’est donc elle qui doit fonder l’enseignement scolaire.

Si la liberté de conscience doit être absolue, le respect des autres et de soi-même doit être organisé. C’est ainsi que la laïcité s’appuie sur la tolérance réciproque. Cette tolérance n’est pas synonyme de laxisme. Pour la sauvegarde de l’harmonie sociale, l’acceptation des différences doit aller de pair avec le refus de l’intolérance. L’intégrisme, le racisme et toutes les formes de fascisme étant par nature incompatibles avec les valeurs humanistes qui fondent la société laïque leur expression ne saurait être tolérée.

Troisième élément constitutif de la laïcité, le principe de solidarité. Opposée à la charité, d’origine chrétienne, la solidarité laïque est fondée sur l’exigence de justice sociale et d’égalité des chances.

Pour mettre cet idéal en pratique, la laïcité doit aussi intégrer tout un dispositif civique et social. Pour être laïque, un État doit comporter au moins les trois aspects suivants : la séparation des Églises et de l’État, l’égalité de tous les citoyens devant la loi, la recherche de l’intérêt général.

Un régime laïque doit d’abord assurer une stricte séparation entre l’État et les Églises. Si une totale liberté individuelle de pratique et d’expression religieuses doit être assurée, la vie civique et sociale, elle, doit être préservée de toute influence confessionnelle. Les clergés et les prêtres de quelque religion que ce soit ne peuvent bénéficier d’aucun statut particulier ni intervenir ès qualités dans le débat politique du pays.

La sphère publique, celle de la vie civique et sociale, ne doit prendre en compte que des individus égaux en droits. Les communautés culturelles, ethniques, philosophiques ou religieuses ne peuvent en aucun cas prétendre à la reconnaissance publique ni développer des revendications particularistes. La loi doit être la même pour tous, et on sait trop bien que le droit à la différence débouche inévitablement sur la différence des droits.

L’intérêt général est le but poursuivi par tout État laïque. C’est à son avènement que doit viser la mise en place de toute politique publique. Dans cette optique, les services publics représentent un outil primordial. L’accès doit y être, de droit et de fait, permis à tous dans les mêmes conditions et pour une même qualité.

Fonder un État sur une croyance est, en soi, intolérable. Cela l’est d’autant plus pour l’Europe, dont le soi-disant christianisme masque une pluralité de situations régionales. Le nord du continent est dominé par les protestants, mais ils sont divisés entre luthériens, calvinistes et anglicans. Les catholiques sont majoritaires au sud, catholiques romains dans les pays latins, orthodoxes en Grèce. Sans parler des musulmans, des israélites ou des agnostiques (qui représentent environ 25 % de la population européenne). L’Europe, c’est la Yougoslavie mais en plus grand. Elle est constituée d’une pluralité de spécificités. Il faut donc être très prudent quant à la place que l’on accorde aux communautés culturelles dans nos législations.

Quand on est laïque, on ne reconnaît pas les communautés, on ne prend que les individus, par-delà leurs appartenances ethniques ou philosophiques. Quand on est laïque, on respecte et on défend les droits des individus mais on estime que les communautés, en tant que telles, n’ont pas à avoir de revendications.

Attachés à ce que l’on appelle en Europe la ” laïcité à la française “, non parce qu’ils sont Français mais parce qu’ils sont laïques, les laïques français souhaitent que l’Union européenne s’inspire de ce modèle dans son organisation sociale et politique.

Ce concept de laïcité, intraduisible dans la plupart des langues européennes, ne peut prétendre s’imposer du jour au lendemain. Il faudra beaucoup travailler, beaucoup se battre pour le faire triompher. En effet, c’est avant tout parce que les laïques ne sont pas suffisamment organisés et revendicatifs au niveau européen que l’idée d’Europe laïque ne parvient pas à avancer. De fait, il existe une fédération humaniste européenne qui rassemble tous les mouvements laïques pro-européens du continent, mais cette association est dominée par les groupes laïques d’Europe du Nord, ceux-là même qui se considèrent comme une communauté à part entière et qui conçoivent le combat laïque comme une lutte pour accroître leur autonomie en tant que communauté.

Si les laïques français et européens sont proches quant à leur conception philosophique de la laïcité en tant que morale de tolérance et qu’éthique de responsabilité, les laïques français sont encore minoritaires quand ils affirment que cette conception universelle de ce que doivent être les rapports entre les hommes doit déboucher sur une organisation institutionnelle. Or, la séparation des pouvoirs temporels et spirituels, notamment, me semble être un principe indispensable à respecter pour que l’Union européenne en gestation soit viable en dépit de sa diversité.

Il faut d’abord convaincre les instances humanistes européennes du bien fondé des revendications de laïcité constitutionnelle, avant de faire front ensemble sur la scène publique européenne pour défendre une conception républicaine de l’Europe politique de demain.

Un préalable serait, à mon sens, l’inscription de la laïcité dans les principes généraux du droit communautaire. Cela passerait aussi par une charte européenne des services publics ainsi que la prise en compte des préoccupations éducatives et sociales dans les traités européens. En effet, tout ce qui vient en discussion au niveau européen est susceptible de débat, donc de compromis. Au contraire, les plus grands reculs pourraient découler du repli craintif et des abandons de souveraineté techniques, basés sur le non-dit.

L’Europe n’est pas anti-laïque par essence. Elle est une construction encore largement vide de sens. Si le marché économique européen existe, la société européenne, elle, est à bâtir, et elle va l’être. Les laïques français doivent donc être présents pour que, quand la question se posera, l’organisation politique et sociale de l’Union repose sur des bases républicaines et non sur des bases communautaires. Pour moi en effet, la laïcité n’est pas un combat d’arrière garde, c’est une solution au pluralisme culturel, ethnique et religieux de nos sociétés modernes.

Il ne suffit pas de dire que la Communauté européenne est vaticane pour qu’elle disparaisse ; il ne suffit pas d’affirmer notre attachement à la laïcité pour que le modèle qui la porte s’impose. Les seuls combats que l’on est sûr de perdre sont ceux que l’on ne mène pas. Il faut se battre pour l’Europe laïque. L’Europe le mérite, la laïcité aussi.

  1. Communication à la section de Rouen de l’Union rationaliste, 11 juin 1997.
  2. Lettre à toutes les chancelleries, 22 mars 1996.

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