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Jacques Treiner et Yves Galifret

Émission radio : 01/04/1998

L'affaire Sokal…et après ?

Yves Galifret : Dans notre émission du 25 janvier, nous avons annoncé le colloque que l’Union rationaliste et la revue Raison présente organisent dans la journée du samedi 7 mars sur le thème : ” Une morale contre l’ordre moral “. En d’autres termes, comment concevoir une morale laïque pour notre temps ? Le samedi suivant, 14 mars à 14 heures cette fois, au même lieu, le second colloque, présidé par l’astrophysicien Evry Schatzman, président de l’Union rationaliste, sera consacré à ce que l’on a appelé ” l’affaire Sokal “. Affaire qui a rebondi avec la publication par Alan Sokal et Jean Bricmont, en septembre dernier, de leur ouvrage Impostures intellectuelles. Les deux physiciens, le premier enseigne à l’université de New-York et le second à celle de Louvain, seront présents. Ils auront comme interlocuteurs le philosophe Jacques Bouveresse, professeur au collège de France et le psychologue Marc Richelle, professeur à l’université de Liège. Jean-Claude Pecker de l’Académie des sciences participera au débat. Mais quel débat ? Jacques Treiner, professeur à l’université Pierre et Marie Curie et chercheur à l’Institut de physique nucléaire d’Orsay a publié dans Le Monde, après la sortie d’Impostures intellectuelles un article remarqué qu’il intitulait ” Sokal-Bricmont, non ce n’est pas la guerre “. Il est ici ce matin et, me faisant l’interprète des auditeurs qui n’ont pas forcément suivi l'” affaire ” de près, j’ai envie de lui demander de quelle ” guerre ” ou ” non-guerre ” s’agit-il, qui sont les protagonistes, quels sont les enjeux ?

Jacques Treiner : Il s’agit de la guerre que certains semblent voir entre les intellectuels américains des sciences dures et les intellectuels français ayant des positions reconnues dans les départements de sciences humaines aux USA, ou plus simplement de la guerre entre sciences exactes et sciences humaines.

Tout a commencé avec la publication dans une revue de sociologie des sciences qui s’intitule Social Text, publiée par l’université Duke en Caroline du Nord, d’un article parodique, un canular, qui s’intitulait de façon pompeuse ” Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique ” dans lequel, sous couvert de les flatter, Alan Sokal se moque d’un certain nombre d’intellectuels français et américains, et parmi les Français, Lacan, Deleuze, Baudrillard, Virilio, Luce Irigaray et quelques autres. La revue n’y voit que du feu et publie. Bien sûr, Sokal ne tarde pas a dévoiler la mystification, d’où querelles, colloques, articles dans la New York Review of Books et enfin la parution en hiver dernier, de ce livre écrit avec Jean Bricmont.

L’affaire Sokal comporte en réalité deux aspects : le premier concerne ce qu’on appelle le relativisme. C’est un courant peu développé en France, mais significatif aux USA. Le relativisme, c’est une façon de dissoudre toute valeur universelle, et en particulier la notion de vérité. Évidemment, la ” vérité “, en sciences, il ne faut pas en avoir une vision naïve : ce n’est ni un absolu, ni un même un acquis. C’est un processus spécifique aux sciences, associé à une notion de progrès qu’on ne retrouve d’ailleurs pas dans tous les domaines de la création. Pour prendre un exemple, une statuette magdalénienne n’est pas moins ” vraie “, dans sa beauté, qu’une statue réalisée hier ou qui sera réalisée demain ; en revanche, une théorie scientifique moderne est plus ” vraie ” qu’une théorie élaborée il y a trois siècles.

Le relativisme dissout la notion de vérité dans la pluralité éclatée des points de vue. Il est parfois le produit du radicalisme extrême de courants politiques ou culturels qui ont été brimés. Ainsi, s’agissant de l’histoire des États-Unis, il n’y aurait pas une histoire des noirs, mais une histoire noire en regard d’une histoire blanche ; de même il n’y aurait pas une histoire des femmes, mais une histoire femme en regard d’une histoire homme, une histoire homosexuelle en regard de l’histoire hétérosexuelle etc., et tous ces points de vue seraient à la fois irréconciliables et également légitimes.

Dans cette logique il y a parfois des rencontres inquiétantes : pourquoi ne pas défendre en effet l’idée que le récit de l’évolution des espèces selon le programme darwinien et celui de la création du monde selon la Bible soient aussi acceptables l’un que l’autre ? Nous savons bien du reste que les créationnistes aux USA mènent un combat qu’il leur arrive de gagner.

Y.G. : Dans les années cinquante, un autre type de relativisme sévissait, on ne s’en souvient pas toujours. En biologie par exemple, la génétique était un produit de la science bourgeoise et les théories aberrantes de Lyssenko illustraient la science prolétarienne, on pouvait même se demander si les électrons se comportaient de la même façon à Washington et à Moscou. Et le défaut en miroir a aussi existé : en Mai 68, par exemple, il s’est trouvé des illuminés qui reprochaient à la science et au discours scientifique leur froide objectivité, conduisant à nier l’individu. Chaque époque a ses travers…

J.T. : Les sciences exactes, par leur rapport étroit avec ce qu’il est tout de même bien commode d’appeler la réalité objective, constituent un obstacle au développement d’un relativisme total. Certains se sont donc attelés à la tâche, en affirmant que la science n’est après tout qu’une construction sociale comme une autre, un discours &emdash; celui des scientifiques &emdash;, une convention. Les controverses scientifiques sont alors conçues comme des luttes d’influence entre groupes de pression rivaux, ceux qui l’emportent étant ceux qui sont capables de développer les réseaux d’alliances les plus efficaces, et non ceux dont les conceptions sont les plus ” justes ” au regard de la vérification expérimentale.

En France, un livre comme celui de Bruno Latour, La Science en action, est un livre relativiste, qui dissout délibérément, dans son analyse des controverses scientifiques, toute référence à la nature. Mais il faut remarquer qu’aucune des grandes controverses scientifiques du siècle n’est considérée dans le livre, je veux dire, celles qui ont produit des bouleversements dans nos représentations du monde : Latour se cantonne à des controverses concernant des choix technologiques, soumis, comme on le sait, à toutes sortes de rapports de force et d’influences certes bien réels, mais extra-scientifiques. Ses conceptions, qu’on peut lire régulièrement dans la chronique qu’il tient dans la revue La Recherche, sont intéressantes lorsqu’il s’agit de l’analyse de la position de l’expert dans la Cité, et des querelles entre experts. Mais extrapolées au développement de la recherche fondamentale, elles me paraissent passer totalement à côté de la question.

L’autre aspect de l’affaire Sokal, qui est le sujet principal du livre Impostures Intellectuelles, concerne la frénésie avec laquelle certains auteurs français en sciences humaines, et non des moindres, philosophes, psychanalystes, sociologues etc., ont cherché à acquérir des signes extérieurs de scientificité en empruntant aux sciences dites ” dures “, physique ou mathématique, des mots, des images, des métaphores, des bouts de théories pour leur propre domaine, sans qu’aucun travail critique ne vienne justifier de telles excursions et de tels emprunts. Pis : Sokal et Bricmont montrent, textes à l’appui, que ces auteurs font les contresens les plus grossiers dans le maniement des concepts qu’ils importent dans leur domaine : ainsi des notions de topologie importées en psychanalyse, ou de relativité pour l’urbanisme, etc.

Le livre a suscité plusieurs types de réactions. Certains y ont vu une opération anti-française de la part de l’impérialisme américain. Mais ce serait identifier les œuvres des auteurs en cause avec une ” pensée française ” qui évidemment n’existe pas ! La psychanalyse française, qui n’est rien de plus que ce qui résulte de la pratique des psychanalystes français, ne se réduit évidemment pas à l’œuvre de Lacan. D’autres y voient une offensive des sciences exactes, fragilisées par la diminution des crédits de recherches venant des militaires à la suite de la fin de la guerre froide, pour tondre le mouton des sciences humaines. D’autres encore une volonté hégémonique de contrôle de la pensée. Ils disent : ” Les objets d’étude en sciences humaines sont tellement complexes qu’il faut laisser le langage libre d’opérer toutes les associations, toutes les analogies, tous les emprunts possibles ; l’essentiel est de savoir s’il y a progrès de la connaissance ou pas. “

Il est certain que les langues naturelles font un large usage de figures de style, dont la métaphore est l’une des plus courantes et des plus puissantes. Mais la valeur d’une métaphore tient à ce qu’elle ramène de l’inconnu à du connu. Dans ” Brûler de désir “, il y a la tentative de caractériser la violence d’un sentiment par référence à une expérience sensorielle commune. Mais lorsque Virilio en appelle à la théorie de la relativité pour tenter d’expliciter les rapports temporels nouveaux que la ville moderne institue, il ramène de l’inconnu à du plus inconnu encore ! De quoi s’agit-il alors ? Sokal et Bricmont répondent : il s’agit d’acquérir des positions d’autorité, d’en mettre plein la vue au lecteur.

Sokal et Bricmont ne sont pas les premiers à avoir dénoncé ces supercheries. D’autres l’ont fait de l’intérieur de chaque discipline, comme par exemple François Roustang pour Lacan, Jacques Bouveresse pour la philosophie ou même Jean-François Revel, autrefois, dans son Pourquoi des philosophes ? Sokal et Bricmont le font de l’extérieur, sur des aspects circonscrits des œuvres qu’ils considèrent, et leurs critiques peuvent difficilement être disqualifiées. Du reste, elles ne le sont pas, les réactions portant sur l’opportunité des critiques…

Bien sûr, ils ne prétendent pas substituer des conceptions alternatives aux baudruches qu’ils dégonflent. Ceci explique en partie la violence des réactions qu’ils ont suscitées : hormis deux chapitres où les auteurs précisent leurs conceptions sur l’épistémologie des sciences, en cherchant chez Popper ou Kuhn certaines racines du relativisme cognitif, c’est un livre qui se contente essentiellement de dénoncer. Sokal et Bricmont sont des physiciens théoriciens qui élaborent surtout dans leur domaine propre et on leur souhaite d’y être productifs. Pour autant faut-il se taire lorsque l’on voit proposer à de jeunes étudiants de travailler sur des textes rendus difficiles par une panoplie d’obstacles placés là comme à dessein : complexité outrancière du langage, fausse érudition etc. ? Pourquoi ne pas dire, quand c’est avéré, qu’il ne s’agit que de décors de carton qu’on peut parfois balayer d’un revers de main ?

Certains craignent que les polémiques récentes ne se soldent par une espèce de repli frileux de chaque discipline sur elle-même, les sciences exactes interdisant en quelque sorte aux autres disciplines de venir observer ce qui se passe dans ses laboratoires. Cette crainte est à mon avis non fondée.

Ce qui est en cause, c’est un certain réductionnisme ” sociologiste ” qui prétend révéler ce qui est au cœur de l’activité scientifique en promettant un regard d’anthropologue dans les couloirs des institutions de recherches. Pour prendre une image, qui penserait un instant que la connaissance des faits et gestes de Mozart, de ses amitiés, de ses conflits, de ses humeurs les plus secrètes &emdash; si l’on pouvait y avoir accès &emdash; révélerait quoi que ce soit de profond concernant sa musique ? En revanche, s’il s’agit de déterminer comment est fabriqué le dernier tube à la mode, une bonne connaissance des maisons de production et de leurs relations est certainement très utile…

Y.G. :Merci Jacques Treiner, ce que vous nous dites montre très clairement l’intérêt et je dirai même l’utilité de notre colloque.

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