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Jean Bricmont

Physicien et essayiste

01/02/1998

Impostures intellectuelles

Jean Bricmont, coauteur avec Alan Sokal du livre Impostures intellectuelles paru aux éditions Odile Jacob a accepté de venir à l’Assemblée générale de l’Union rationaliste nous parler de son ouvrage. Nous reproduisons ici quelques extraits de la discussion.

Jean Bricmont : L’essentiel de la parodie publiée par Alan Sokal 1 porte sur ce que l’on appelle le relativisme cognitif. L’introduction de cette parodie est tout à fait remarquable et mérite d’être citée : ” Beaucoup de scientifiques, et en particulier de physiciens, continuent à rejeter l’idée que les disciplines pratiquant la critique sociale ou culturelle puissent avoir un impact autre que marginal sur leur recherche. Ils acceptent encore moins l’idée que les fondements mêmes de leur vision du monde doivent être revus à la lumière de telles critiques. Au contraire, ils s’accrochent au dogme imposé par la longue hégémonie des Lumières sur la pensée occidentale, qui peut brièvement être résumée ainsi : il existe un monde extérieur à notre conscience, dont les propriétés sont indépendantes de tout individu et même de l’humanité tout entière ; ces propriétés sont encodées dans des lois physiques “éternelles” ; et les êtres humains peuvent obtenir de ces lois une connaissance fiable, bien qu’imparfaite et sujette à révision, en suivant les procédures “objectives” et les contraintes épistémologiques de la (soi-disant) méthode scientifique. “

Évidemment, les arguments donnés plus loin dans la parodie pour dire pourquoi ce dogme doit être rejeté, sont des arguments que nous réfutons. Ceci constitue un premier objectif de notre livre. La seconde cible du livre, et peut-être celle qui fait son impact, est la désinvolture avec laquelle les sciences sont traitées par un certain nombre d’auteurs qui invoquent la terminologie scientifique. Beaucoup de choses ont été dites dans la presse à l’occasion de la sortie de notre ouvrage. Certaines mises au point méritent d’être faites à nouveau ici. Nous ne prétendons pas que tout ce que les auteurs que nous mettons en cause disent par ailleurs soit à rejeter. Tous les auteurs critiqués le sont uniquement à propos de l’invocation abusive qu’ils font de tout ce qui est physique et mathématique. Nous avons pris cela comme fil conducteur. Si nous ne discutons pas en profondeur leur philosophie, nous maintenons que ce que nous avons trouvé est un symptôme, ou en tout cas un défi. Étant donné qu’ils peuvent parler avec une telle légèreté de telle ou telle chose, il semble légitime de s’interroger sur la fiabilité de leurs autres écrits. Une de nos motivations est de dénoncer l’argument d’autorité. Nous mettons en question les personnes qui parlent du haut de leur chaire et qui sont capables de dire n’importe quoi et d’impressionner leur auditoire. Maintenant, nous ne disons pas que ce qu’ils disent par ailleurs est mauvais. Cela nous prendrait dix livres et serait beaucoup trop long. De plus, je n’ai pas d’opinion tranchée sur tous ces auteurs. Il faudrait discuter au cas par cas.

Je voudrais aussi répondre à une autre objection qui nous est très souvent adressée, à savoir qu’il s’agirait de métaphores. Or une métaphore a pour but d’éclairer une situation peu familière en la rattachant à une situation plus familière. Pas l’inverse. Même pour les mathématiciens, la notion de jouissance est plus familière probablement que la notion générale d’ensemble compact, et donc le rôle de la métaphore n’est pas très clair, tous les exemples peuvent être traités de la même façon. Alors, de quoi s’agit-il ? Pour le dire brutalement, je pense que cela sert à impressionner la galerie, et nous le disons plus ou moins brutalement dans le livre, et c’est cela que nous dénonçons.

Jean-Claude Pecker : Il n’y a pas une bagarre entre scientifiques et littéraires. Les scientifiques eux-mêmes ont souvent abusé de métaphores, non pas de métaphores éclaircissantes, comme celles auxquelles vous souhaitez vous limiter, mais de métaphores qui portent à confusion. Par exemple, lorsqu’on a parlé de nombres magiques c’était une métaphore abominable. Lorsqu’on a parlé de particules étranges c’était une métaphore très douteuse. Le big-bang est une métaphore qui a conduit à des abus nouveaux. Je pense que nous avons aussi notre responsabilité, nous autres scientifiques, dans l’abus de métaphores à effets pervers.

Jean Bricmont : Je pense que vous avez raison, mais il s’agit d’autre chose dans notre livre. Je suis d’accord que l’on peut critiquer les métaphores faites par les scientifiques, et d’aucuns l’ont fait. Mais le problème est que, malgré tout, je pense qu’une métaphore tend à rallier l’inconnu au connu. Le mot chaos, le mot big-bang, le mot étrange, sont des mots familiers, alors on les utilise pour illustrer une notion technique. Personnellement je n’aime pas le mot chaos, je ne trouve pas qu’il ait été très bien choisi. Mais il n’empêche que le mot chaos est évocateur, et même si je connais la théorie mathématique, et même si je l’enseigne, il me paraît que des mots évocateurs peuvent jouer le rôle de métaphore. Mais c’est tout à fait l’inverse que nous dénonçons. On utilise vis-à-vis d’un public de sciences humaines qui ne connaît pas la physique et les mathématiques, des termes scientifiques techniques, comme le théorème de Gödel, l’axiome du choix, des espaces compacts ou encore des opérateurs commutatifs, comme si c’était des métaphores et comme si le public non scientifique comprenait ces termes. Il y a bien entendu le danger de la métaphore quand elle est utilisée pour éclairer l’inconnu à partir du connu : le connu peut induire une confusion. Et là je suis d’accord avec Jean-Claude Pecker. Mais ce que nous critiquons dans notre livre n’est pas cela. C’est jeter des mots savants à la tête des lecteurs, ce qui est différent.

J’ai écrit un article qui critiquait une partie de la littérature de vulgarisation qui, pour moi, est un grand problème. Aujourd’hui, la littérature de vulgarisation scientifique me semble assez mauvaise. Il y a beaucoup de livres, on n’arrête pas de le répéter, et une bonne partie de la parodie est une parodie des livres de vulgarisation. Il y a cette façon de faire passer la dernière découverte pour une révolution radicale. Il y a cette façon de faire toutes sortes de choses qui me semble abusive, et de confondre les théories les mieux établies et celles les plus spéculatives. J’ai en particulier critiqué les livres de vulgarisation de Prigogine et Stengers avec lesquels, souvent, je ne suis pas d’accord. C’est vrai, nous devons balayer devant notre propre porte mais, et là j’insiste, il y a des différences, un ordre de grandeur, comme on dit en physique, entre les abus que l’on trouve ici et qui sont vraiment extraordinaires, et des confusions venant des scientifiques qui sont, malgré tout, plus subtiles.

Enfin, ce n’est pas un conflit entre scientifiques et littéraires, aussi parce qu’il y a beaucoup de littéraires et de philosophes qui sont d’accord avec nous et le disent. Mais y a des gens en sciences, comme par exemple Vincent Fleury qui a écrit dans Libération, et Jean-Marc Levy-Leblond dans La Recherche qui nous attaquent très violemment. Ce n’est donc vraiment pas un débat de discipline.

Jean-Louis Bureau : Une généralisation devrait permettre de faire le lien entre les sciences humaines et les sciences physiques. En effet, dans les sciences humaines, il y a du relativisme : si j’ai trois bassines d’eau, la première d’eau chaude, la deuxième d’eau froide et la troisième d’eau tiède, si je trempe ma main dans l’eau chaude puis dans l’eau tiède, je dis ” cette eau est froide “, si je trempe la main dans l’eau froide puis dans la même eau tiède, je dis ” cette eau est chaude “. Mais je peux faire une prothèse plus adéquate que ma main pour apprécier la température, c’est un thermomètre. Il trouve pratiquement la même valeur pour l’eau tiède qu’il ait été trempé avant dans l’eau chaude ou dans l’eau froide et la petite différence peut être calculée. De même des hommes ayant eu des empreintes culturelles et des histoires différentes ont des opinions et des comportements différents face à la même situation. Une approche scientifique devrait leur permettre de se comprendre et de passer du personnel à l’universel.

Gabriel Gohau : J’ai deux remarques à faire. La première concerne Thomas Kuhn et la notion de paradigme. Dans la notion de paradigme, et dans l’incommensurabilité des théories, l’élément qui m’a le plus frappé, le plus gêné, quand j’ai lu la première version de son livre 2, c’est que les théories sont accompagnées d’éléments (dans les protocoles, dans les manières dont la preuve doit se faire) qui sont quelquefois un peu arbitraires. Vous n’évoquez pas cette question des éléments irrationnels dans le paradigme.

Jean Bricmont : Nous distinguons quand même le contexte de découverte et le contexte de justification, ce qui est nié par une grande partie de cette école, même si cette distinction n’est pas aussi facile à faire qu’on l’a pensé dans le temps. Toutes sortes de raisons subjectives peuvent conduire à une découverte. Mais ce qui est frappant, si vous lisez les sociologues qui sont vraiment relativistes, c’est de constater qu’ils discutent uniquement des expériences initiales, par exemple en faveur de la relativité, et qu’ils oublient les observations subséquentes qui sont celles qui confirment vraiment la théorie. Leur raisonnement est grosso-modo le suivant : des gens étaient convaincus de la validité de la théorie à une certaine époque, pour des raisons qui n’étaient pas très solides, et à partir de là, leur cadre théorique conditionne leur perception au point qu’ils ne se rendent plus compte que la corroboration de la théorie devient une espèce de tautologie, c’est-à-dire que forcément ils ne vont voir ou chercher dans les expériences que ce qui confirme leurs théories.

Gabriel Gohau : Concernant le problème de l’administration de la preuve, il me semble que Kuhn m’a appris quelque chose. Les preuves sont plus décisives au départ quand les théories sont complètement neuves, parce qu’elles ont à se défendre contre les théories anciennes.

Jean Bricmont : Nous reprenons une distinction, due au philosophe des sciences Tim Maudlin, entre le Kuhn modéré et le Kuhn immodéré. Cela nous semble important. Le Kuhn modéré admet que les débats scientifiques du passé ont été tranchés dans le bon sens, mais il souligne que les preuves disponibles à l’époque étaient moins fortes qu’on ne le pense généralement, et que des considérations non scientifiques sont intervenues. Nous n’avons aucune objection de principe envers ce Kuhn là, et nous laissons aux historiens le soin de voir jusqu’à quel point ces idées sont correctes dans les cas concrets. L’aspect philosophique qui est dangereux chez Kuhn est de dire que des gens ont adhéré à un paradigme pour toutes sortes de raisons extra-scientifiques, et à partir du moment où le paradigme a gagné, que la perception du monde s’en est trouvé modifiée. Ceci aurait alors conditionné leur perception au point que si des expériences contredisaient leur paradigme, ils ne s’en rendraient pas compte.

Evry Schatzman : Je dois dire que lorsque le livre de Kuhn est paru en traduction française au début des années soixante-dix, j’ai voulu le lire et j’ai éprouvé un sentiment d’indignation devant quelqu’un qui ne comprenait pas comment se faisait la recherche scientifique, c’est-à-dire l’approche et la compréhension du réel.

Gabriel Gohau : J’ai une autre question à propos d’un passage de votre livre. Faut-il considérer le fait comme une parcelle de réel, ou comme une construction, une représentation du réel, mais qui n’est pas le réel. Bachelard disait cela, et Bachelard est plutôt de notre côté que du côté des sociologues des sciences. Vous avez une définition du fait que je trouve quand même un peu ” scientiste “, si vous m’autorisez.

Jean Bricmont : Vous insistez sur la distinction qu’il nous faut opérer entre le monde et la connaissance que nous en avons. Nous, nous pensons qu’il y a un monde et que si l’homme n’existait pas… ce monde existerait encore. Il me semble qu’il y a des étoiles qui peuvent exploser sans que personne n’en sache rien. Cela semble du bon sens, mais c’est très important. Nous avons ainsi trouvé, dans un manuel d’épistémologie pour les enseignants de lycée ceci : ” ce qu’on appelle généralement un fait est une interprétation d’une situation que personne à ce moment là du moins, ne veut remettre en question ” or un fait est quelque chose qui se passe en dehors de nous, et qui existe indépendamment de la connaissance que nous en avons, et en particulier indépendamment de tout consensus et de toute interprétation.

Jean-Paul Krivine : La sortie de votre livre a provoqué de nombreuses réactions. Certains vous ont accusé de ” noter des élèves “. D’autres vous ont reproché de vous attaquer à quelque chose de marginal.

Jean Bricmont : C’est vrai que notre livre est un peu sec, et peut-être que la présentation par auteur est désagréable. On aurait sans doute pu organiser le livre par thème, faire un chapitre sur les ensembles, sur le chaos, sur la relativité mélangée. On nous a reproché de ” noter les élèves “. Mais ce n’est pas l’école, simplement parce que les auteurs que nous critiquons ne sont pas obligés d’écrire ce qu’ils écrivent. A l’école on est obligé de remettre sa copie sur un sujet donné, mais eux n’étaient pas obligés de remettre leur copie sur la théorie des ensembles. C’est eux qui ont décidé de parler de cela.

Concernant la prétendue marginalité des sujets que nous évoquons, je dois dire que c’est très compliqué, c’est vrai et c’est faux à la fois. Le livre n’a pas été écrit uniquement pour le public français. Mais quand on me raconte que ce problème du relativisme existe uniquement aux États-Unis, je ne suis pas d’accord. J’ai vu des exemples en Belgique, en France. C’est d’actualité.

Michel Naud : Quel est finalement l’intérêt des auteurs ” post-modernes ” que vous critiquez ? Vous évoquez un contexte politique.

Jean Bricmont : Je pense qu’aux États-Unis c’est très clair mais qu’en France ce n’est pas clair du tout. En France, avec l’effondrement du mouvement d’après 68 et l’effondrement de l’Union soviétique, il y a un grand découragement, une grande dépolitisation. Un certain apolitisme s’est instauré dans le monde intellectuel. Aux États-Unis, la réaction a été de se tourner vers le post-modernisme et des discours extrêmement théoriques, un peu comme il y en a eu en France, après Mai 68. Seulement cela arrive maintenant aux États-Unis, et sous une autre forme. Ce ne sont pas des références à des grands systèmes comme le marxisme ou la psychanalyse, mais c’est plutôt le fait qu’on peut dire n’importe quoi. C’est dans ce contexte là que Sokal a voulu réagir avec son article. Il a voulu dire que si la gauche américaine veut se reconstruire, elle ne doit pas se fonder sur cela. Mais le livre ne parle politique qu’indirectement, par ce biais là. En France, à mon avis, la situation est différente, et on n’a pas embrayé sur la situation française.

Paul Amar : Vous ne définissez pas précisément le post-modernisme.

Jean Bricmont : Il n’y a pas de définition précise. Il est intéressant de noter que les auteurs qui sont dans notre livre ne se réclament presque jamais du post-modernisme en France. Mais ils sont tous lus comme post-modernes et sont des références de base du discours post-moderne aux États-Unis. En France, lorsque j’ai lu Foucault dans les années soixante-dix, je ne voyais jamais cela comme une réaction aux Lumières, parce que dans la pensée française de l’époque, la référence n’était pas les Lumières. La référence était le marxisme, éventuellement la psychanalyse ou la philosophie sartrienne. Les Lumières, en tout cas lorsque j’étais jeune, c’était comme si on parlait de Jules César, c’était quelque chose de tellement loin dans le passé qu’il n’y avait pas de réaction à cela. Mais si vous allez aux États-Unis vous verrez que la référence aux pères fondateurs, à la Constitution américaine, ou aux Lumières est beaucoup plus présente dans tous les discours, y compris dans le discours politique, et par conséquent le post-modernisme aux États-Unis est une réaction explicite face aux Lumières. J’ai vu des réactions post-modernes aux États-Unis, qui sont de l’obscurantisme pur et dur, mais soutenues sur des bases relativistes. Par exemple, la défense de mythes religieux par des gens qui n’y croient pas.

Jean-Claude Pecker : Je voulais dire que le combat que mènent Sokal et Bricmont me rappelle au fond beaucoup celui que nous avons mené et que nous continuons à mener dans le domaine paranormal. Après tout, le débat ” science et conscience “, le colloque de Cordoue et ses inepties qui utilisait la science comme alibi, ressemblent beaucoup au débat entre ceux des philosophes qui utilisent la science ou des mots scientifiques ou des concepts scientifiques comme alibis, ou comme des métaphores vaseuses.

Jean Bricmont : Je voudrais faire une petite remarque : il y a un chapitre que nous n’avons finalement pas inclus, mais qui aurait probablement plu à l’Union rationaliste, c’est ” le relativisme et les pseudosciences “. Je ne voudrais pas rentrer là-dedans, mais on a des citations de Baudrillard venant au secours de Benveniste avec la mémoire de l’eau, en disant que les effets sans cause sont dans la lignée de la science la plus récente 3. Nous avons ainsi toutes sortes de citations où des gens qui sont assez anti-scientifiques viennent subitement au secours des parasciences.

Alain Policar : Pour revenir sur le relativisme épistémique, je crois que ce n’est pas du tout marginal. Il y a déjà quelques années, un philosophe comme Jacques Bouveresse avait dénoncé des choses à peu près semblables dans Rationalité et cynisme. Le point important, c’est le lien entre cet usage des notions scientifiques, de façon fautive ou métaphorique, et le relativisme épistémologique. Ce dernier et le relativisme culturel forment par ailleurs entre eux un ensemble assez cohérent, et ce point là mériterait un autre livre.

Jean Bricmont : L’attitude désinvolte à l’égard de la rigueur scientifique qu’on trouve chez les auteurs que l’on cite a eu un succès en France et s’est répandu dans le monde anglo-saxon. Inversement, le relativisme vient du monde anglo-saxon et a atteint la France. Ces deux démarches sont conceptuellement distinctes, et on peut suivre l’une sans l’autre. Toutefois, elles sont indirectement liées parce que, si on peut faire dire n’importe quoi ou presque au discours scientifique, pourquoi prendre ce dernier au sérieux. Réciproquement, si on admet le relativisme, et cela est très répandu dans le monde anglo-saxon, des commentaires arbitraires sur la théorie scientifique semblent légitimes. Donc, tous ces discours qui relient la science, par exemple la mécanique quantique ou la théorie de la relativité, au contexte socio-culturel dans lequel ils sont nés, ou qui relient des mouvements artistiques et des mouvements scientifiques, tous ces commentaires érudits que vous trouvez là-dessus, sont souvent empreints d’une philosophie relativiste.

Yves Galifret : Vous avez bien fait de consacrer un chapitre à Bergson car il y a actuellement un retour du bergsonisme, et certains jeunes philosophes pour lesquels prendre la défense aujourd’hui de Bergson est le fin du fin, ignorants de la physique ou de la biologie, voudraient nous faire prendre les élucubrations bergsoniennes pour des vues générales en avance sur leur temps.

Jean Bricmont : Je suis content que vous disiez cela. J’ai voulu contraster justement avec ce que disait Jacques Monod il y a vingt-cinq ans, à savoir ” Bergson, c’est dépassé “. J’ai remarqué dans mon université, dans les milieux que je connais en philosophie, de Bergson. J’ai relu ce qu’il racontait, et puis j’ai vu un appendice du livre de Prigogine, Entre temps et éternité, où il répète ce que dit Bergson sur la relativité. Je me suis dit que cela faisait beaucoup, puis j’ai vu que Merleau-Ponty racontait cela aussi, que Jankélévitch également, ou encore Deleuze. Je me suis demandé comment cela était possible. Même si c’est un peu marginal dans notre livre, il nous est apparu utile d’essayer de critiquer cette attitude de philosophes qui croient comprendre les théories scientifiques, disent qu’ils sont en accord avec, et en réalité les contredisent sans s’en rendre compte. Le problème avec Bergson n’est pas qu’il ait une autre théorie qu’Einstein, cela serait très bien et l’expérience trancherait, mais c’est qu’il n’arrête pas de dire qu’il a la même théorie mais qu’il est seulement en désaccord avec ” l’interprétation “. Et ses successeurs font la même chose, et cela me gêne parce que cela encombre le débat. Il vaut mieux avoir une théorie fausse que cette confusion. C’est très honorable, il y a des tas de théories fausses qui sont très intéressantes. C’est évidemment parce qu’on a oublié Metz. Ce pauvre Metz, vous ne trouvez plus son livre 4. Peut-être serait-il bien qu’il soit réimprimé, parce qu’il est polémique et qu’il explique très bien la relativité.

Yves Galifret : Ce qui est dommage, c’est que le travail qu’a fait Metz à l’époque n’a pas eu son correspondant dans le domaine de la psychobiologie, parce que là, il reste quantité d’affirmations de Bergson qui font hausser les épaules aux spécialistes, mais on se contente de hausser les épaules et il n’y a guère que le travail de Bernard Balan qui mette noir sur blanc les déficits bergsoniens 5.

Paul Amar : Si vous voyez un charlatan sur les boulevards qui vous vend des savonnettes ou des peignes, vous dites c’est un charlatan, mais dès que cela atteint un certain niveau intellectuel, on n’arrive plus à découvrir si c’est un charlatan. Il y a beaucoup de gens qui sont des charlatans et qui emploient des discours absolument incompréhensibles. D’autre part, il y a ce problème des Lumières. Quand j’ai découvert le XVIIIe siècle, évidemment je suis devenu un peu idolâtre des Lumières et je n’ai jamais varié depuis. Toutes les attaques contre lui ont glissé sur moi comme sur du marbre. Par contre, je considère que Marx est un héritier des Lumières. Je pense que certains de ces grands esprits qui partent en guerre contre l’esprit général des Lumières sont conscients de ce qu’ils font, mais que beaucoup d’autres ne sont pas conscients d’une entreprise politique de très grande envergure, dont l’expression la plus brutale a été dite par Mgr Lustiger. Mgr Lustiger a dit que c’est la philosophie des Lumières qui a conduit à Auschwitz. Cela, c’est l’extrême, et c’est la grande offensive contre l’esprit des Lumières.

Jean Bricmont : Dans le débat, une personne m’a traité ” d’intégriste de la modernité “. Cette personne a ajouté qu’on ne pouvait pas défendre les Lumières à cause d’Auschwitz. Le nazisme est une réaction contre les Lumières et, paradoxalement, on va nous opposer cela comme un héritage de la modernité. L’héritage du marxisme est plus compliqué. Mais chez les nazis et les fascistes, c’est le rejet explicite des Lumières.

Jean-Paul Krivine : Il y a un passage de votre livre qui me semble important : ” Tous ceux qui possèdent un pouvoir politique ou économique préféreront que la science ou la technologie soit attaquée en tant que telle, car ces attaques contribuent à occulter les rapports de force, qui eux n’ont rien de rationnel, mais sur lesquels leur pouvoir est fondé. “

Jean Bricmont : J’ai toujours envie de dire de façon provocatrice que la science n’est pas l’ennemie du peuple. Ce n’est pas ce à quoi les gens doivent s’attaquer.

Evry Schatzman : Je voudrais remercier Jean Bricmont d’avoir bien voulu venir ici, pour nous c’est un plaisir d’avoir en ce débat. Je crois que nous devons absolument garder le contact avec vous. Cela peut contribuer certainement à la vie de l’Union rationaliste dans les mois et les années qui viennent.

  1. Voir l’article de Martin Gardner dans Les Cahiers rationalistes n° 515. Par ailleurs, le texte intégral, traduit en français, consitue une des annexes du livre Impostures intellectuelles.
  2. La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983 (1962).
  3. Voir par exemple Impostures intellectuelles, p. 138.
  4. La Relativité, Étienne Chiron, 1923.
  5. ” L’œil de la coquille Saint-Jacques, Bergson et les faits scientifiques “, Raison présente, n° 119, 1996.

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