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Jean-Jacques Salomon et Évry Schatzman

Émission radio : 01/06/1997

L'affaire Sokal

U.R. : Notre émission d’aujourd’hui est consacrée à ce qu’il est convenu de nommer depuis quelques mois l’affaire Sokal, du nom d’Alan Sokal, professeur de physique à l’Université de New York. Évry Schatzman, membre de l’Académie des sciences et Président de l’Union rationaliste s’entretient avec Jean-Jacques Salomon, professeur au Conservatoire national des arts et métiers et directeur du Centre science, technologie et société.

Évry Schatzman : Vous avez écrit, dans le Monde, un remarquable article sur l’affaire Sokal, à l’occasion de la publication par Sokal dans Social Text d’un texte très provoquant. Pouvez-vous nous résumer l’origine de cette affaire ?

Jean-Jacques Salomon : L’origine, elle, est très simple. Sokal, physicien, propose un article à la revue américaine Social Text, une revue de sociologie qui s’intéresse en particulier à la sociologie de la science. Ce texte est présenté comme une analyse de ce qui peut être un renouvellement épistémologique de la théorie des quanta, un texte d’une vingtaine de pages et que très honnêtement, le moindre lecteur cultivé français aurait immédiatement identifié comme une vaste plaisanterie, un canular comme on dirait en français, car dès la deuxième page, le texte prétendait renouveler la théorie des quanta sur la base de citations nombreuses venant d’auteurs français, les uns philosophes, les autres sociologues et qui, effectivement abusaient d’un usage fort peu légitime et surtout peu sérieux, de concepts scientifiques circulant dans les sciences de la nature. Le texte a été accepté par la revue, probablement parce qu’il était signé d’un physicien, ce qui lui donnait une autorité, une ” légitimité scientifique ” entre guillemets. Or tout de suite après, Sokal, a montré, dans une conférence de presse, que c’était un canular et qu’au fond, cette revue de sociologie était prête à publier tout et n’importe quoi, d’où le scandale. Cela, c’est le premier aspect de l’affaire Sokal.

É. S. : Mais ce qui apparaît très étonnant, dans le contenu de cette affaire, c’est que la notion de réalité et de vérité scientifique par rapport à ce que nous pensons comme scientifique est totalement absente.

J.-J. S. : Bien sûr, mais il faut voir qu’aux États-Unis, vous avez tout un courant de pensée, très important dans beaucoup de départements d’universités américaines, qui tend à prendre pour argent comptant l’idée que tout est équivalent, toute forme de démonstration est équivalente à une autre et qui, par conséquent, fait circuler une sorte de relativisme à l’égard de l’institution scientifique et de ses démonstrations. C’est sans doute en partie à cela que Sokal en avait : montrer que l’on ne peut pas dire tout et n’importe quoi et qu’il y a de la part des sciences humaines un usage abusif du recours aux concepts scientifiques, dans le cadre des universités américaines, avec une grande influence d’un certain nombre de nos bons auteurs français, qui d’ailleurs se défendent fort bien, mais dont les références scientifiques sont pour le moins souvent abusives.

É. S. : Il y a eu des rebonds en Amérique sur le texte de Sokal et sur sa dénonciation de son texte.

J.-P. S. : Cela a donné lieu à toute une série de débats dans les universités, dans les revues spécialisées et cela continue encore aujourd’hui, au sein d’internet. En France, alors que très peu des auteurs avaient en mains dans sa totalité l’article de Sokal, dont je répète que c’était un grand éclat de rire, la réaction fut tout à fait étrange, parce que certains des sociologues qui avaient été ” mouchés ” par Sokal dans les citations qu’il avait faites de leurs travaux, réagissaient en expliquant que ce vilain physicien avait trouvé matière à disqualifier la culture française, parce que les physiciens américains, privés de la guerre froide, étaient désormais démunis du soutien du Pentagone. Cela était peu sérieux, et, c’est le premier aspect. Le deuxième aspect, tout de même plus important, c’est que si aux États-Unis le relativisme a une racine beaucoup plus profonde qu’en France, il y a dans notre pays une forme de sociologie de la science qui a tendance à considérer que tout est équivalent, qu’au départ d’une découverte on peut trouver symétriquement ceux qui trouvent et ceux qui n’ont pas trouvé. Je crois qu’il est bon de dénoncer le relativisme auquel ce type d’approche peut conduire.

É. S. : Il est certain qu’il y a une attitude devant les énoncés scientifiques qui correspond à cette notion. On peut écrire un article se rapportant à un problème scientifique ou même spécifiquement physique et puis s’apercevoir qu’on s’est trompé. On publie un autre article pour expliquer que c’est le contraire de ce qu’on avait écrit qui est la vérité et ça peut tout de même être la voie pour accéder à cette vérité. Mais, évidemment, si on l’étend un petit peu cela veut dire que tout texte scientifique, vrai ou faux, est également valable. Est-ce qu’il y a en France des représentants de ce genre de point de vue ?

J-J. S. : Vous avez un courant de sociologie de la science inspiré en grande partie par ce qu’on a appelé ” le programme dur ” venant de l’École d’Édimbourg qui, effectivement, tend à réduire les processus de la découverte scientifique à des dimensions d’ordre politique ou stratégique, à savoir que le processus par lequel on passe à la découverte d’un phénomène ou à une vérité ou à une démonstration, serait entièrement conditionné par l’environnement social, politique, par les batailles de pouvoir entre chercheurs, et se réduirait à cela. Cette sociologie, elle existe bien sûr, elle a ses courants en France, en particulier à l’École des mines : d’un côté, elle tend à réduire l’activité scientifique à ce qui la conditionne et de l’autre, elle tend à nier la manière dont, pour rendre compte du développement des concepts, on pourrait se passer de toute approche épistémologique. L’histoire des sciences se réduirait en quelque sorte à la manière dont la société peut conditionner l’institution scientifique ou à des batailles de pouvoir entre chercheurs, ce qui est absurde, dans son extrême.

É. S. : Mais est-ce que cette attitude d’une catégorie des intellectuels, a son origine dans certains défauts de l’enseignement des sciences ?

J-J. S. : Peut-être, d’une part et peut-être aussi dans certains défauts de l’enseignement des sciences humaines en France. Je veux dire qu’il y a quand même de bons professeurs qui sont capables de citer des scientifiques sans vraiment pratiquer la discipline dont ils s’inspirent. De mon temps, quand j’étais étudiant, j’ai eu de remarquables professeurs de philosophie qui invoquaient les théorèmes de Gödel ou de Frege, comme s’ils possédaient le domaine, alors que chacun savait qu’ils ne le possédaient absolument pas. Mais il y a un autre aspect tout de même dans cette affaire Sokal que je voudrais évoquer : autant je crois qu’il faut dénoncer la réaction d’indignation de certains des sociologues français qui ont été ” mouchés “, autant je crains que ce qui a été au point de départ un canular de la part d’un très bon physicien, ne devienne un procès, sur un terrain qui n’est pas celui des scientifiques, du domaine et des méthodes et éventuellement des conclusions propres aux sciences humaines. Je dirais qu’il y a un risque dont il faut se défendre et que Lévy-Leblond, dans un article qui n’a pas été publié par le Monde, a essayé de mettre en relief. Il n’est pas évident que les physiciens soient légitimement les mieux en mesure de dire le droit sur le terrain des sciences sociales, car s’ils ont parfaitement raison de dénoncer les emprunts injustifiés et absurdes et même ridicules qui ont été commis par certains et qui le sont encore aujourd’hui, ce n’est pas une raison pour qu’une forme de positivisme s’empare du terrain des sciences sociales pour réduire l’approche de la psychologie, de la psychanalyse, de l’histoire ou de la sociologie à ce qui pourrait être le domaine purement et strictement quantitatif des sciences de la nature. Là je crois qu’il y a un risque qui serait l’envers de l’offensive à laquelle Sokal a, au départ, donné un aspect merveilleusement rabelaisien.

É. S. : De toute façon, il y a des domaines de la connaissance où ce que l’on pratique dans les sciences de la nature, c’est-à-dire la recherche de lois de la nature ne s’applique pas, où ce ne sont pas du tout les mêmes méthodes.

J-J. S. : Vous avez parfaitement raison, le positivisme consisterait précisément à postuler que ces méthodes s’appliquent à tous les autres domaines. Or nous savons bien qu’il y a des démarches différentes et qu’au fond il y a différentes formes, non pas de rationalité mais de méthodes d’approches rationnelles. Nous sommes bien d’accord.

É. S. : Et quelles perspectives voyez-vous pour la suite de cette histoire ?

J-J. S. : D’un côté, cela menace de disqualifier tout de même certains auteurs, dans le domaine des sciences humaines qui empruntent les structures du langage scientifique pour avoir l’air d’être, entre guillemets, ” des scientifiques ” et qui ont eu tort de jouer à cela. Les spécialistes des sciences sociales sont des spécialistes de disciplines qui se défendent sur leur terrain, mais qui n’ont pas à s’inspirer totalement des sciences de la nature. D’autre part, le risque est aussi qu’à force de penser que l’on ne peut pas traiter sous la forme des méthodes des sciences de la nature ce qui appartient aux sciences humaines, ce qui est de l’ordre de la psychologie et de la psychanalyse, de l’histoire et des relations de pouvoir en général, alors on risque un excès inverse. De ce point de vue, le titre de cet article de Lévy-Leblond qui n’a pas été publié par le Monde, et qui j’y insiste, aurait dû l’être, est ” La paille et la poutre “. Je veux dire par là, que les physiciens peuvent aussi se voir reprocher d’avoir utilisé abusivement des concepts issus des sciences humaines ou des ouvrages littéraires pour définir le progrès de leurs propres processus et découvertes : quand on parle de charme ou de quark, cela vient tout simplement de James Joyce, de Ulysse. Ce sont de bonnes plaisanteries mais il y a, à partir de là un recours à un langage qui, lui aussi, quelle que soit la forme du canular, peut être sujet à controverse et à reproche. J’ajouterai que le principe d’incertitude – qui d’ailleurs a été mal nommé comme étant celui de l’incertitude, il ne s’agissait pas du tout de cela dans le langage d’Heisenberg – a donné lieu à des débats philosophiques peu sérieux entre physiciens sur le libre-arbitre ou la liberté. De sorte que s’il faut se méfier de la dénonciation du travail de Sokal et des reproches auxquels il a donné lieu de la part de certains auteurs français, il convient aussi de distinguer cela de ce qui pourrait être une forme de terrorisme de la part des sciences de la nature à l’égard du terrain propre des sciences humaines.

É. S. : Je vous posais tout à l’heure la question sur le rôle de l’enseignement des sciences par rapport à ces attitudes, parce que ce qui apparaît actuellement aussi bien aux États-Unis qu’en France, c’est que la grande majorité de la population n’a pas eu un enseignement scientifique qui corresponde à l’état de nos connaissances et en particulier à cette notion, spécialement dans les sciences ” dures “, que, lorsqu’on donne un énoncé, cela se rapporte à une réalité.

J-J. S. : Oui, vous avez raison, il y a un drame de la formation scientifique qui affecte aussi bien la diffusion des sciences de la nature que celle des sciences humaines, à savoir qu’on croit qu’on peut tout ramener à la maîtrise des mathématiques en tant que telles. Alors qu’on voit bien que le rapport à la physique passe quand même par d’autres formes de pédagogie, il en est de même lorsqu’il s’agit des sciences humaines.

É. S. : Merci Jean-Jacques Salomon d’avoir accepté de nous donner vos appréciations et vos opinions sur cette affaire Sokal.

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