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Pierre Attali

01/05/2005

La graphologie : maigre bilan

La graphologie jouit d’une large audience en France, mais également en Belgique et en Suisse et l’Allemagne a aussi ses graphologues, comme l’Angleterre, le Canada et les États-Unis. Alors que la majorité du public manifeste une certaine méfiance à l’égard des pratiques médicales non reconnues par la faculté, il semble que la pratique graphologique soit largement acceptée.

Les ambitions de la graphologie

Puisqu’il n’y a pas deux écritures strictement semblables, puisque chacun a la sienne, n’est-il pas naturel de penser que notre graphie nous représente, qu’elle est une expression de notre personnalité ? Et les graphologues se font fort de nous révéler tout ce que leur “ science”  leur permet de découvrir de la psychologie d’un individu à partir d’un échantillon de son écriture. Ainsi peut-on lire, dans l’édition 1990 d’une encyclopédie pourtant réputée sérieuse, un article “ Graphologie ” dont l’auteur, qui est présenté comme “ professeur de graphologie ”, voit dans une page des Carnets d’Albert Camus : “ Réceptivité sensorielle fulgurante associée à une pensée de haut niveau, exigeante, massive dans sa logique où parfois fuse l’irrationnel. La solitude est immense, dans un monde pourtant savouré et célébré : la tendresse côtoie le non-sens et se noie ”.

La dame professeur de graphologie, qui prétend faire œuvre de science, ne nous explique pas par quelle méthode elle est parvenue à ce flamboyant portrait, mais, la teneur du texte révélant le nom de l’auteur, il est difficile de ne pas penser que ce … détail a pu avoir quelque influence sur son diagnostic.

Il serait facile de multiplier de tels exemples et l’on ne s’en soucierait guère si la graphologie n’était qu’un divertissement de salon, mais tel n’est pas le cas et il y a tout lieu de s’inquiéter lorsque le même graphologue affirme comme une évidence que les applications de la graphologie intéressent des domaines aussi variés que “ la psychiatrie, la neurologie, la psychanalyse, la vie professionnelle et le secteur judiciaire… ”.. Notons que dans ce secteur on confond trop souvent la graphologie avec l’expertise en écriture à laquelle on demande non pas de disserter sur la psychologie du scripteur mais de savoir, à partir de caractéristiques objectives, authentifier un manuscrit, (on se souvient qu’Alphonse Bertillon, l’homme de l’Identité judiciaire, violemment anti-dreyfusard, s’autoproclamant abusivement expert en écriture, affirma que le “ bordereau”  était incontestablement de la main du capitaine Dreyfus).

Alors que les ouvrages, traités, manuels, enseignant la manière de découvrir la personnalité dans l’écriture sont nombreux et à la portée d’un large public il faut, pour consulter des articles critiques, aller les chercher dans des revues spécialisées de psychologie.

Fort heureusement — pour les anglophones — sous le titre The Write Stuff, Evaluation of graphology – The study of handwriting analysis  (Buffalo, New York, Prometheus Books, 1992, 500 p.), les frères Bary L. Beyerstein, psychophysiologiste, et Dale F. Beyerstein, philosophe, ont réuni 18 articles dont l’ensemble fait très sérieusement le tour de la question. On compte parmi les autres auteurs une majorité de psychologues, ce qui est normal, mais également deux juristes et, afin que le lecteur puisse juger sur pièces, trois graphologues.

Les origines de la graphologie contemporaine

On s’accorde en général sur le fait que la graphologie d’aujourd’hui a son origine dans l’activité d’un cercle d’ecclésiastiques parmi lesquels l’archevêque de Cambrai, l’évêque d’Amiens et l’abbé Louis Flandrin, chanoine de Notre Dame de Paris, qui se réunissaient vers 1830 et dont un des disciples, l’abbé Michon (1806-1881) créa le terme de graphologie et fonda, en 1871, la Société de graphologie. Faut-il attribuer à cette origine française l’absence de tout ouvrage critique de quelque importance paru dans notre langue.  Si tel est le cas, le charme est aujourd’hui rompu car le psychologue Michel Huteau, qui nous avait donné en 2002 une excellente étude de l’œuvre du psychiatre Édouard Toulouse (1865-1947) (commentée dans Raison présente n° 145 p.91-101), s’est fort opportunément attaqué au problème de la graphologie. Dans son ouvrage Écriture et Personnalité. Approche critique de la graphologie (Paris, Dunod, 2004, 260 p.), il soumet le discours des graphologues et leur manière de procéder à une analyse critique dont la conclusion n’est pas en leur faveur.

Au terme d’un classique rappel historique, Huteau en arrive à l’abbé Michon qui était persuadé être l’auteur d’une découverte fondamentale puisque, écrivait-il, la graphologie photographie l’âme. Il soutenait qu’il existe une stricte correspondance entre les signes graphiques et les traits psychologiques, un trait psychologique se manifestant toujours par le même signe, et Michon voyait dans cette fixité “ le point capital de la graphologie ”. Il ne comptait pas moins de 129 signes associés chacun à un trait psychologique et, pour atténuer la rigidité d’un tel système, il introduisait une certaine flexibilité avec l’addition de deux correctifs, le premier concernant ce qu’il appelle les signes négatifs, l’absence d’un signe lié à tel trait signifiant l’absence de ce trait et le second introduisant la notion de résultante, un trait psychologique pouvant être lié non pas à un signe unique mais à une combinaison de signes.

Avec Michon, le mouvement graphologique était lancé et le grand animateur, de la fin du XIXe siècle à la seconde guerre mondiale, fut Jean Crépieux-Jamin (1858-1940) qui, aujourd’hui encore, demeure la référence principale des graphologues français. En Allemagne, la graphologie a connu un développement sensiblement différent avec Ludwig Klages.

Crépieux-Jamin rejette la correspondance stricte entre signe graphique et trait psychologique. Pour lui, il n’y a pas de signe fixe et un même signe peut avoir des significations différentes. Il continue néanmoins de les inventorier et il organise ses 175 signes en sept configurations qu’il nomme espèces (direction, continuité, forme…). Mais, alors que la pratique de Michon était très analytique, Crépieux-Jamin enseigne que l’échantillon d’écriture doit être d’abord appréhendé comme un tout et c’est cette impression initiale qui orientera l’interprétation des signes. La première phase de la description de l’analyse de l’écriture consiste à se faire une impression générale. Elle va peser lourdement sur la suite des opérations. Il faut “ retenir ce qui s’impose à première vue ” et estimer en particulier “ l’harmonie de l’écriture [qui] est faite de ses proportions heureuses, de sa clarté, de l’accord entre toutes ses parties. Les tracés simples, sobres et aisés précisent toute sa valeur ”.

C’est donc l’intuition du graphologue qui domine toute sa démarche, intuition fondée sur une psychologie du sens commun et la croyance selon laquelle “ tout état psychique tend à s’exprimer au-dehors par des correspondances analogiques ”. Ces correspondances problématiques, décrétées arbitrairement et au demeurant souvent simplettes — il suffirait donc que je fasse le O bien rond pour être équilibré, disait à peu près Jules Renard — sont présentées pompeusement comme la manifestation d’un mystérieux principe fondamental, le symbolisme. Et, pour couronner le tout, Crépieux-Jamin proclame : “ La graphologie n’est pas un art, c’est une science d’observation qui a ses bases, ses lois, sa méthode aussi raisonnée qu’une autre. ”

La graphologie : une psychologie de moralistes

Mais il y a de cela un siècle, qu’en est-il aujourd’hui ? Michel Huteau nous dit qu’en France la grande majorité des graphologues se réfère toujours à Crépieux-Jamin. La graphologie y est enseignée dans des institutions privées qui dispensent un enseignement purement empirique et dont les diplômes ne sont pas reconnus par l’État. Paradoxalement la psychologie est quasiment absente de cet enseignement qui accorde peu de place au débat théorique, guère plus que quelques heures sur Freud et Jung. Alors que l’on prétend, à travers l’écriture, analyser la personnalité, on ignore totalement un siècle de recherches, de théories, de controverses sur les concepts et les méthodes, en un mot les progrès de l’étude objective de la personnalité et bien sûr de ses approches cognitives.

La psychologie des graphologues est donc restée une psychologie du sens commun agrémentée de celles des notions psychanalytiques qui sont maintenant familières au grand public (complexe, narcissisme, oralité, etc.). Elle reste fortement évaluative : son objectif est de dire ce que les individus valent, bien plus que ce qu’ils sont, c’est une psychologie de moralistes plus qu’une psychologie de psychologues. La plupart des graphologues français continuent de valoriser l’harmonie qui, pour Crépieux-Jamin, “ domine toute la graphologie ”, car elle est, par excellence le signe de la supériorité. Affirmation dogmatique parfaitement gratuite et estimation de cette harmonie fondée essentiellement sur l’intuition du graphologue.

Les exigences de la méthode scientifique, l’évaluation de la prévisibilité et de la reproductibilité fondée sur un usage rigoureux des méthodes statistiques sont donc ignorées de la théorie comme de la pratique graphologiques et on ne peut rien en attendre de sérieux. On doit cependant se demander si, de la même façon qu’il peut arriver que l’on découvre dans la pharmacopée des chamanes tels végétaux qui sont objectivement efficaces, il n’y a pas, dans le savoir des graphologues, des éléments ayant une part de validité.

La question de l’évaluation

Les travaux proposant d’estimer cette validité en mesurant la liaison des signes graphologiques et du jugement des graphologues avec la personnalité portent le plus souvent sur de petits effectifs et ne sont pas toujours très rigoureux quant à la conduite des contrôles statistiques ou à l’interprétation de leurs résultats. Dans ces conditions, il est difficile d’aboutir à une conclusion valable.

Il existe cependant des méthodes proposées au cours des années 70 par divers auteurs américains qui permettent de tirer parti de tels ensembles de résultats. Plutôt que d’attribuer la diversité des résultats à la diversité des situations et de se résigner à l’incertitude, ils font l’hypothèse qu’une grande part de la variabilité est la conséquence de différences dans des variables statistiques comme la taille de l’échantillon (par exemple le nombre de cas utilisés) et la fidélité des estimations (par exemple l’accord entre les estimations répétées par un même observateur). Dans la mesure où les données disponibles le permettent, ils entreprennent donc le traitement statistique de l’ensemble des estimations obtenues dans divers travaux. Cette procédure, que l’on a appelée méta-analyse, est applicable dans bien des domaines comme l’évaluation de l’efficacité d’un médicament ou du bien fondé d’une stratégie économique. Appliquée à la graphologie par Geoffrey Dean, cité par Michel Huteau, elle a permis de traiter un ensemble de 107 études effectuées de 1905 à 1991. Au cours de ces études plus de 6000 échantillons d’écriture ont été examinés par quelque 200 graphologues et 600 non graphologues et l’on a abouti à un coefficient de corrélation (minimum 0 maximum 1) extrêmement faible, 0,12, entre la prédiction du graphologue et par exemple la réussite professionnelle.

Dans The Write Stuff on trouvera un article dans lequel G. Dean fournit le relevé des études qui ont fait l’objet de l’analyse et explique, avec le minimum de technique statistique comment on procède. Étendue à plus de 200 études la méta-analyse confirme la maigre corrélation de 0,12.

Dans un second article écrit en collaboration avec trois psychologues, G. Dean fait l’inventaire des erreurs de jugement ou de raisonnement, tant des graphologues que de leur public, qui peuvent conduire Thomas Edison (1847-1931), par exemple, à déclarer : “ Je n’ai jamais su que j’avais un talent d’inventeur jusqu’à ce qu’un graphologue me l’apprenne. J’étais étranger à moi-même jusque-là ”. Edgar Allen Poe (1809-1849), dès le début de la graphologie, proclamait : “ On ne rit plus de la graphologie… elle a acquis la majesté d’une science et cette science compte parmi les plus importantes ”.

Dans son ouvrage, Michel Huteau pose la question : pourquoi croit-on si facilement à la valeur de la graphologie ? Et il nous rappelle que la graphologie “ savante ” n’est que le prolongement plus ou moins codifié de l’impression immédiate que tout un chacun éprouve devant un échantillon d’écriture. Graphologues patentés et non graphologues utilisent les mêmes schémas de pensée fondés sur l’impression générale et sur des correspondances analogiques (qui n’ont jamais été sérieusement démontrées). Il n’est donc pas étonnant qu’un large public accepte facilement le discours des graphologues puisqu’il en partage plus ou moins consciemment les présupposés.

À cela s’ajoute ce que les anglophones ont appelé l’effet Barnum. Phineas T. Barnum, célèbre directeur de cirque et organisateur de spectacles américain avait, au XIXe siècle, le génie de ce qu’on appelle aujourd’hui le marketing. Devenu multimillionnaire, il attribuait son succès au fait que chez lui “ il y avait quelque chose pour chacun ”.  Et il en va ainsi du discours du graphologue comme de celui de l’astrologue ou de n’importe quel devin, il est suffisamment vague avec des formules du genre, “ vous êtes souvent hésitant, mais vous savez prendre une décision quand cela est nécessaire ”, qui disent une chose et son contraire pour que chacun s’y reconnaisse. Et l’adhésion est encore renforcée si on a l’habileté d’introduire dans le portrait quelques très légères touches négatives compensées par des commentaires flatteurs.

L’expérience est devenue banale à force d’être répétée : si on distribue à des sujets leur portrait psychologique soi-disant établi à partir de leur date de naissance ou d’un échantillon de leur écriture, une très forte majorité déclare se reconnaître dans ce portrait alors que tous ont reçu le même texte passe-partout. Comme le remarque Huteau l’illusion de singularité, la flexibilité de l’image de soi et le besoin de l’estime de soi expliquent l’adhésion au portrait proposé, d’autant que la plupart des individus n’ont pas d’eux-mêmes une image fortement structurée. Disons qu’il est vraisemblable qu’il y ait des liens entre l’écriture d’un individu et sa personnalité, mais le bilan est tel, après plus d’un siècle (la première édition de l’ouvrage de Crépieux-Jamin L’écriture et le caractère est 1888), que l’on est fondé à affirmer que ce n’est pas avec les présupposés et les méthodes de la “ science graphologique ” qu’on parviendra à les découvrir.

Rompre avec la “ science graphologique ”

Comme le dit Huteau, il n’y a pas de faits incontestables qui seraient en accord avec les intuitions des graphologues. On a surtout des présomptions. Les faits que l’on pourrait invoquer en faveur de la graphologie sont ambigus et leur portée incertaine. Certes certains signes, dit-on, dénotent l’intelligence dans l’écriture comme sa simplification, mais ceux-ci ont-ils autre chose que les conséquences du surentraînement que constitue la durée de la scolarisation ?

Dans ces conditions la croyance assez répandue au fort pouvoir prédictif de la personnalité par la graphologie peut surprendre, bien qu’elle soit apparemment moins étonnante que la croyance aux fantômes ou à l’action des astres sur notre destinée.

L’étude des relations entre la personnalité et l’écriture est pourtant un domaine de recherche légitime. Mais pour le mener à bien une rupture radicale avec le mode de pensée graphologique est nécessaire. Elle implique pour Huteau un quadruple renoncement ; il faudrait :

  • Cesser de croire qu’il existe une loi “ de l’expression ” qui pousse les contenus psychiques à s’exprimer sous forme de symboles. Cette “ loi ”, que personne n’a jamais démontrée, n’est au mieux qu’une hypothèse.
  • Abandonner le postulat naïf qui dit que “ toute personnalité ” se manifeste dans l’écriture.
  • Renoncer à penser que la personnalité, ou plutôt quelques-uns de ses aspects, s’exprime dans toutes les écritures. Si les graphologues concèdent que certaines écritures sont plus expressives que d’autres, ils n’admettent pas que de très nombreuses écritures puissent ne rien exprimer du tout.
  • Enfin et surtout, il faudrait considérer que l’étude des relations entre l’écriture et la personnalité relève de la science normale, qu’elle doit être menée à partir de ses principes et selon ses méthodes.

En procédant ainsi on ne validera jamais “ la graphologie ”, mais seulement peut être quelques-unes de ses propositions. Il conviendrait de s’interroger d’abord sur les concomitants moteurs de l’émotion et de la personnalité et l’écriture, ou encore sur la relation entre les modalités de la présentation de soi et de l’écriture, sur les relations de celle-ci avec les concomitants de l’émotion et de la personnalité ou avec les modalités de la présentation de soi.

Le prestige de la graphologie dans l’opinion n’est donc que faiblement en rapport avec sa validité. Mais, déplore Huteau, le caractère individuel de l’écriture est tel que beaucoup continuent à croire, quels que soient les arguments que l’on puisse développer, qu’elle est le reflet de la personnalité individuelle. Comme le besoin de se connaître est de plus en plus fort et la réflexion sur soi de plus en plus sollicitée, et comme la diffusion de l’esprit rationnel est finalement assez restreinte, y compris dans les sociétés hautement technicisées comme la nôtre, la graphologie, au même titre que d’autres pratiques aussi douteuses, a sans doute encore un bel avenir.

Par contre, l’usage de la graphologie à des fins de sélection professionnelle pose d’autres problèmes. Dans une démocratie, on est en droit d’exiger que les méthodes utilisées pour le recrutement du personnel soient fondées, transparentes et équitables. La graphologie ne remplit aucune de ces conditions. Elle est inapte à prédire l’adaptation et la réussite professionnelles. De toutes les méthodes utilisées, elle est manifestement la plus mauvaise.

Espérons que les critiques dont la graphologie est l’objet finiront par avoir un effet et que les responsables de la gestion des ressources humaines prendront conscience qu’on ne peut pas avoir éternellement raison -et sans raison- contre le reste du monde. Puissent l’ouvrage de Michel Huteau (et celui des Beyerstein) faciliter une telle prise de conscience !

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