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Jean Boussinesq

Sociologue, théoricien de la laïcité

01/06/1998

Un rationaliste devant l'islam

UN RATIONALISTE : mon propos n’engage que moi. Et je serai heureux d’accueillir toutes les critiques ou suggestions que les lecteurs des Cahiers voudront bien me faire. Je me dis rationaliste, parce que c’est la réflexion expérimentale et critique qui m’a aidé, toute ma vie, à me garder des pièges intellectuels, politiques et religieux qui ont parsemé ma route ; à sortir de l’illusion des constructions théologiques, métaphysiques ou plus simplement sentimentales ; à me préserver de certains préjugés tenaces. Et, par exemple, à regarder avec une extrême méfiance le fameux projet de service public unifié de l’Éducation nationale (que certains caressent encore), parce que la combinaison de cette unification théorique avec les pouvoirs réels que la décentralisation accorde aux collectivités territoriales en matière scolaire serait vite ruineuse pour la laïcité. Ajouterai-je que mon rationalisme m’a évité de prendre Mitterrand pour un socialiste ? On m’accordera donc que j’ai quelques titres à me dire rationaliste, et je pourrais les étayer par les nombreux articles que j’ai pu écrire dans les Cahiers ou dans Raison présente, en particulier pour actualiser l’étude critique des religions.

Mais je suis aussi laïque, et ce n’est pas la même chose. Rationalisme et laïcité ont pu, à certaines époques, paraître presque synonymes. C’était par exemple l’opinion de Combes, Allard et leurs amis qui pensaient, vers 1905, que la séparation des Églises et de l’Etat pourrait être organisée de façon à « émietter » (l’expression est d’Allard) le catholicisme et à le réduire à l’état d’une collection de croyances individuelles en le débarrassant de son appareil hiérarchique. C’était voir cette religion (et toutes les religions) dans l’optique qui semblait être celle du « rationalisme ». On sait que les auteurs de la loi de 1905 (dont certains étaient tout à fait incroyants) n’ont pas suivi cette voie. Ils ont considéré qu’en fait les religions existaient, chacune avec son organisation propre, et qu’il fallait en tenir compte si on voulait assurer à la fois la paix sociale et l’autonomie du politique. Comme le disait le rapporteur de la loi à la tribune de la Chambre, le 20 avril 1905 : « nous sommes en présence de trois Églises, l’Église romaine, l’Église protestante, l’Église israélite. Ces Églises ont des constitutions que nous ne pouvons pas ignorer; c’est un état de fait qui s’impose, et notre premier devoir, à nous législateurs, c’est de ne rien faire qui soit attentatoire à la libre constitution de ces Églises ». Mais cette liberté des religions, selon la loi de 1905, a pour contrepartie la liberté du politique (donc de l’Etat au sens le plus large) par rapport aux diverses confessions ; aucune n’est privilégiée, aucune ne doit avoir barre sur le fonctionnement politique de la cité. Mais toutes sont juridiquement égales. Cette solution claire et réaliste n’était-elle pas finalement plus rationaliste que celle d’Allard, si du moins le rationalisme consiste à comprendre le réel social et à agir sur le réel social en tenant compte de sa contexture et sans le forcer à se plier à une logique entièrement construite par l’esprit ? 

On dit souvent que les législateurs de 1905 n’ont pas pensé à l’islam, parce que celui-ci était alors inexistant dans la métropole. C’est une erreur ; des hommes de 1905 n’ont pas oublié l’islam, car celui-ci était très majoritaire outre-mer, et d’abord dans les trois départements qui formaient l’Algérie. L’article 43 de la loi annonçait un décret appliquant la loi à l’Algérie et aux colonies. Ce décret est sorti le 27 septembre 1907. Après une période transitoire de dix ans, la Séparation devait être instaurée en Algérie, et par conséquent l’islam devait y devenir une religion en tous points égale aux autres, et libre par rapport aux autorités politiques. Mais celles-ci ne renoncèrent pas à leur pouvoir et ne consentirent pas à donner aux musulmans cette liberté. La même chose advint en 1947 lorsque le statut de l’Algérie réitéra, article 56, l’application de la loi de Séparation à cette colonie : l’assemblée algérienne, dominée par les lobbies colonialistes, s’empressa d’enterrer le projet. En fin de compte, si la loi n’a jamais été appliquée à l’islam algérien, ce ne fut la faute ni de l’islam, ni de la laïcité, mais tout simplement du colonialisme. 

Aujourd’hui c’est sur notre territoire que le problème se pose. Car les musulmans dont beaucoup sont citoyens français, et les autres hôtes de la France (hôtes réguliers, je ne parle pas ici des sans-papiers, qui posent d’autres problèmes) sont maintenant très nombreux dans notre pays ; comme les recensements s’interdisent de poser des questions sur les confessions, et que les sondages sont quasi inexistants, on ne peut qu’évaluer leur nombre, de trois à quatre millions. Croyants ? pratiquants ? Difficile à savoir. En tout cas la très grande majorité d’entre eux s’affirment musulmans, même si, comme le note avec finesse la sociologue Régine Azria, « l’affirmation religieuse est parfois pour eux une façon positive et structurante de troquer le statut déprécié d’immigré contre celui de croyant ». 

Il convient donc de prendre au sérieux l’islam en France. Et ici il faut d’abord regarder en face les motivations, conscientes ou sourdes, qui font que tant de Français se méfient de cet islam implanté chez nous, le rejettent, en ont peur. 

Une opinion, tellement répandue qu’elle est presque banale, voudrait que l’islam soit incompatible avec la laïcité française, par nature, alors que le christianisme lui serait ouvert de lui-même, puisqu’il reposerait sur la fameuse parole du Christ : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». On devrait lire les exégètes modernes. Qu’ils soient catholiques, protestants ou non-croyants, ils sont à peu près tous d’accord pour dire que la parole de Jésus n’avait pas ce sens, surajouté bien plus tard par la théologie 1. En fait, dans l’Empire constantinien puis byzantin, et plus tard dans la chrétienté jusque vers le XIIe siècle, les relations entre pouvoir temporel et Église furent celles d’une complicité parfois conflictuelle, le plus souvent amiable. C’est à la fin du Moyen Age que les princes (empereur, roi de France, plus tard roi d’Angleterre) rejetèrent la tutelle du pape ; la Réforme accentua le conflit. Mais ce qui en resta jusqu’à la fin du XVIIIe siècle ce fut le principe cujus régio ejus religio qui faisait que les sujets avaient obligatoirement la religion du prince, avec, il est vrai, le droit d’émigrer (ce qu’en France Louis XIV leur refusa) ; et à la même époque la relative autonomie des rois catholiques par rapport à Rome eut pour contrepartie une véritable sacralisation du pouvoir royal lui-même. Si on considère les premiers siècles après l’hégire (du VIIIe siècle au XIIIe) on ne voit guère de différences entre la façon dont étaient conçus et pratiqués les rapports entre les deux pouvoirs tels qu’ils étaient en pays chrétien et en pays musulman. C’est plus tard que les deux civilisations ont divergé ; mais, du côté chrétien, ce ne fut pas par le génie propre de l’Église mais par suite de la contestation opiniâtre du pouvoir clérical par les princes. La République n’a fait que suivre ce chemin en poussant les choses beaucoup plus loin. Aussi suis-je perplexe quand je vois des catholiques, laïques et de bonne foi, soutenir que la laïcité plonge ses racines dans l’essence même du christianisme[1]

L’anti-islamisme d’une grande partie de nos concitoyens charrie beaucoup d’autres «raisons ». L’une d’elles, souvent invoquée, cite pêle-mêle les ayatollahs d’Iran, les talibans, le GIA algérien, l’application de la chari’a en Arabie Saoudite ou au Soudan, etc. Il en résulterait que nos musulmans de France seraient potentiellement dangereux. Je n’ai pas entendu dire la même chose des catholiques français à cause de ce qu’ont fait les catholiques en Croatie ou en Irlande ; des protestants français à cause de l’Irlande ou des excès du fondamentalisme américain qui impose l’enseignement du créationnisme dans les écoles ; des orthodoxes français à cause des Serbes ; etc. En France et en Europe, les musulmans se trouvent dans une situation à la fois minoritaire et inédite. Peuvent-ils s’accommoder de nos lois et en particulier de notre droit laïque ? Il faut leur poser la question. Plusieurs d’entre nous ont eu beaucoup d’occasions de le faire : à la commission « islam et laïcité » de la Ligue de l’enseignement, où viennent plusieurs leaders musulmans, respectés de leurs coreligionnaires, hommes de culture à la fois musulmane et européenne, et hommes d’influence ; et aussi dans les banlieues de Paris ou de Lyon, où des associations de quartier invitent de plus en plus des spécialistes de la laïcité (ils me considèrent comme tel et j’estime que c’est un honneur) à leur expliquer la lettre et l’esprit de notre droit laïque et à les aider à résoudre leurs problèmes d’insertion. Ces associations, parfois mixtes, d’autres purement musulmanes, font un travail considérable, un vrai travail citoyen. 

Il faudrait bien des pages pour analyser la répulsion de tant de nos compatriotes envers l’islam. Dans ce camp anti-musulman on rencontre de tout. De vrais réactionnaires, type Debré-Pasqua (mais en plus fruste, car Debré et Pasqua savent négocier avec des pouvoirs musulmans!); des idéalistes rescapés de tant de campagnes, Mai 68, Larzac, écologie, etc., pour déboucher dans la dénonciation du péril islamique; des républicains laïques purs et durs qui pensent que nos musulmans défient les principes de 89; etc. Il ne faut pas non plus oublier ce que tant d’années de colonialisme, achevées dans la guerre d’Algérie, ont déposé dans l’inconscient collectif. Le mieux est que chacun de nous s’interroge sur sa propre attitude envers «l’immigré musulman» et tire au clair ses motivations profondes. 

En n’oubliant pas qu’un musulman n’est pas forcément un immigré, ou un fils ou un petit-fils d’immigré: il y a aussi plusieurs dizaines de milliers de «Français de souche» convertis à l’islam! 

En fait, et tous ceux qui ont fait l’expérience de contacts sérieux avec des musulmans (eux-mêmes conscients et cultivés) le diront comme moi, les musulmans français ou vivant en France ne demandent qu’une chose, au moins 95 % d’entre eux : vivre en paix en pratiquant leur religion et en observant nos lois ; et aussi, comme tant d’autres, trouver travail, logement, accueil bienveillant, insertion enfin. Je vais essayer de préciser les problèmes que cela pose. 

Mais auparavant je voudrais qu’il n’y ait pas d’équivoque. Il peut arriver que de bons laïques, et même incroyants, qui n’avaient jamais eu le temps ou le goût de regarder de près les religions (surtout dans leurs modes actuels), et que des rencontres, lectures, colloques, mettent en présence de croyants de grande valeur, ou d’écrits religieux de haut niveau, soient surpris, puis fascinés, ou du moins tout heureux de se trouver à l’aise dans ces fréquentations pour eux inédites. Les exemples ne manquent pas, et certains infléchissements de la pensée et de l’action laïque trouvent peut-être là leur cause. Serais-je victime de la même illusion? Qu’on se rassure, je ne suis pas davantage fasciné par l’islam que je ne le suis par le catholicisme ou le protestantisme (deux religions que je connais mieux). Il me semble même qu’on exagère parfois l’influence que la civilisation musulmane a pu avoir sur la nôtre. Certes, la science arabe a relayé et parfois fait progresser la science antique ; l’art musulman a eu son influence sur le nôtre depuis l’époque romane; etc. Mais on va un peu loin lorsqu’on avance que la philosophie occidentale (celle de Thomas d’Aquin par exemple) devrait beaucoup à celle d’Averroès, entre autres penseurs musulmans. Il suffit d’étudier un peu sérieusement le thomisme pour voir que s’il se réfère à Averroès c’est toujours pour le réfuter[2]. Rien de comparable à l’influence directe, faite d’admiration et même de vénération, qu’ont exercé sur l’humanisme de la Renaissance les écrivains de l’antiquité gréco-latine. Même la réception de la pensée chinoise au XVIIIe siècle (Confucius, etc.) a été plus positive, et plus exempte de critique, que ne l’avait été celle de l’averroïsme au Moyen Age. De toute façon, il n’est pas nécessaire, pour faire leur juste place aux religions dans la cité, d’être sensible aux attraits des spiritualités. Je le suis fort peu moi-même, bien que j’aime passionnément la musique et d’autres arts (ce qui est tout autre chose). Et ce n’est pas la fascination des religions qui a conduit les législateurs de 1905 à édifier une construction juridique qui est, en Europe, la plus libérale et la plus équitable. 

Il leur suffisait de considérer la place importante que tiennent les religions dans la société civile, et de régler les relations qu’elles doivent entretenir avec le pouvoir politique. C’est précisément le problème devant lequel nous place l’islam, devenu la deuxième religion de notre pays en importance. Et c’est justement dans l’esprit de la loi de Séparation et des autres lois laïques que ce problème doit être résolu. Plusieurs questions se posent ici. 

D’abord les mosquées. Le millier de « mosquées » ou de salles de prière dont disposent les musulmans en France se compose en très grande partie de locaux exigus, insalubres, gagnés tant bien que mal sur des appartements d’HLM ou même sur des caves ou des garages. Quelques rares mosquées méritent ce nom. Or, trop de municipalités, croyant plaire à leurs électeurs, multiplient les obstacles à l’installation d’édifices du culte décents et suffisamment spacieux pour les croyants musulmans. C’est là violer l’esprit et parfois la lettre de la loi, car les musulmans ont droit à leurs lieux de prière comme les autres croyants. En supposant même qu’ils aient déjoué ces pièges, il faut de l’argent pour construire ou tout au moins pour acheter, louer, aménager. La loi de 1905, croyant résoudre le problème dans une situation religieuse qu’on pensait alors stable, donnait gracieusement aux cultes alors existants la jouissance des dizaines de milliers d’édifices (églises, temples, synagogues) appartenant à l’Etat ou aux communes. Les immenses mutations sociologiques de notre pays depuis quatre-vingts ans ont peu à peu rendu cette situation profondément inégalitaire, car les nouveaux lieux de culte ne bénéficient pas de ces avantages ; il faut construire et entretenir sur fonds privés (les possibilités d’aide indirecte qu’ont ouvertes les lois depuis quelques années sont loin d’équivaloir à l’énorme subvention en nature qu’offrait la loi de 1905 aux anciens cultes). Contrairement à ce qu’on peut croire, beaucoup de musulmans préféreraient ne pas recourir à l’aide de pays étrangers, toujours généreux mais dont l’influence risquerait d’être pesante. Ils cherchent donc à acheter ou louer des pavillons ou des usines désaffectées et à les aménager ; c’est là que des municipalités (dont certaines sont de gauche!) leur mettent des bâtons dans les roues. 

Plusieurs maires (dont ceux de deux villes importantes, Rennes et Montpellier) ont voulu résoudre le problème en faisant eux-mêmes construire des mosquées et en les mettant à la disposition des musulmans, la commune en gardant la propriété. C’est d’ailleurs ce qu’avait fait l’Etat en subventionnant dès les années vingt la construction de la mosquée de Paris : le rapporteur du projet, Herriot (un laïque) avait clairement expliqué que ce n’était là pas autre chose que de faire pour les musulmans ce qu’on avait fait en 1905 pour les catholiques, les protestants et les juifs. Cette solution serait valable, pense le professeur Rivero, grande autorité en matière de droit public ; il faudrait peut-être un avis du Conseil d’Etat (on pourrait l’avoir si des recours viennent contester la décision de ces municipalités). Mais tous les problèmes ne seront pas résolus pour autant. 

Car, il faut le dire, les musulmans vivant en France ne forment pas une communauté unifiée ; même pas sur le modèle confédéral qui est celui de la Fédération protestante de France où coexistent des églises luthériennes, calvinistes ou autres. Les musulmans sont divisés en de multiples associations locales, selon la loi de 1901 (très rarement selon la loi de 1905). Ces associations, pour la plupart, se regroupent plus ou moins selon trois grandes fédérations : l’UOIF (Union des organisations islamiques de France), la Fédération des musulmans de France, et enfin tout ce qui gravite autour de la mosquée de Paris. Ces regroupements n’évitent pas les références nationales ou ethniques ; l’UOIF tournée davantage vers les pays du Moyen-Orient ; la mosquée de Paris, d’obédience algérienne ; la Fédération, où prédomine l’influence marocaine. Mais il y a aussi beaucoup de musulmans noirs, qui ne sont pas regroupés en une organisation puissante. Lorsqu’une municipalité construit et donne une mosquée, la question se pose : à qui la donner ? D’autre part, les musulmans eux-mêmes (et même leurs leaders les plus prestigieux) n’acceptent pas facilement l’idée de dépendre d’une municipalité ; ils n’ont pas, comme les catholiques ou les protestants, la vieille habitude de ce type de relations, qui fait qu’ils se sentent chez eux dans des locaux qui ne leur appartiennent pas mais leur sont affectés. Le problème des mosquées n’est donc pas facile à résoudre. Il n’est pas pour autant insoluble. 

C’est aussi la division des musulmans, et leur difficulté à parler d’une seule voix et à être « représentés » à l’échelon national et local, qui fait difficulté dans un autre domaine, celui de l’abattage rituel. Le ministre Pasqua avait cru résoudre le problème en confiant le contrôle de l’abattage rituel à la mosquée de Paris (cela dans le cadre de sa politique d’entente avec le gouvernement algérien … ) ; la solution s’est avérée intenable. Le problème est donc résolu à l’échelon local, plutôt bien quand il l’est par des préfets intelligents, parfois mal quand le préfet s’en remet à des municipalités. Mais ce problème non plus n’est pas insoluble. L’essentiel est de se souvenir que selon la loi de 1905 ce n’est pas à l’Etat ou aux pouvoirs publics d’intervenir dans l’organisation intérieure des cultes ; l’article 4 dit expressément le contraire. Les efforts des gouvernements successifs pour promouvoir une représentation unique, au moins confédérale, des musulmans de France, étaient donc voués à l’échec non seulement parce qu’une partie de la communauté musulmane rechignait devant ce qui paraissait imposé ou plus favorable à d’autres composantes ; mais aussi parce que c’était oublier que depuis 1905 l’Etat ne régente plus les religions. 

Plus faciles à résoudre sont des problèmes comme celui de la nourriture hallal dans les cantines, casernes ou hôpitaux (quand les pouvoirs publics le veulent bien). Le problème de la formation des imams pourra aussi être résolu, mais il faudra beaucoup de temps. Un imam n’est pas l’équivalent d’un prêtre ou même d’un pasteur; c’est simplement celui qui dirige la prière publique et prêche à la mosquée. Les musulmans de France, dans leur très grande majorité, souhaitent que l’imam soit de culture occidentale et parle le français, tout en ayant la compétence suffisante en matière coranique. Trois centres de formation se sont créés ; les deux plus importants sont l’un à Paris, dépendant de la Fédération (et dont l’enseignement se donne plutôt pendant les week-ends, ou par correspondance), et celui qui est installé près de Château-Chinon et qui reçoit des étudiants et étudiantes pour deux ans d’étude de l’arabe et deux ans de théologie ; ces étudiants étant appelés, quelques-uns à devenir imams, d’autres professeurs d’arabe, animateurs, ou cadres de l’organisation. Ces instituts posent des questions sur lesquelles je ne m’étendrai pas. De toute façon, au rythme où ils produisent, il faudra une génération pour résoudre le problème des imams. 

Je mentionne pour mémoire le problème de l’expression religieuse, qu’il ne faut pas réduire à la question du «foulard islamique». Je rappelle que les autorités françaises sont tenues non seulement par nos propres lois (les lois laïques, bien comprises, comme l’interprétation du Conseil d’Etat l’a rappelé souvent) mais aussi par les conventions internationales signées par la France, et en particulier par la Convention européenne des Droits de l’homme de 1950, et singulièrement par l’article 9 qui est explicite. L’avis du Conseil d’Etat de 1989 à propos de l’affaire de Creil résume parfaitement la question, j’y renvoie le lecteur. Depuis, de nombreux arrêts ont été rendus par des tribunaux administratifs, d’autres par le Conseil d’Etat lui-même ; tantôt pour entériner les décisions d’exclusion portées par des conseils d’établissement, tantôt pour les infirmer et pour réintégrer les filles qui avaient été exclues, et tout cela dans une parfaite conformité avec l’avis de 1989. 

Il y a dans la Convention européenne de 1950 une clause qui peut faire problème, un des problèmes les plus délicats qui se posent quand on a affaire à des musulmans : le droit de changer de conviction ou de religion. En termes de théologie musulmane (ou catholique !) cela signifie le droit à l’apostasie. Et de même le droit de se marier hors de sa confession, qu’on soit garçon ou fille; et le statut même de la femme. Ici, les mœurs, la pression des coutumes, contredisent le désir de beaucoup de musulmans de s’intégrer pleinement dans nos lois et dans notre civilisation. Mon sentiment est que cela viendra peu à peu. Comme le dit un des leaders les plus respectés de la communauté musulmane, il faut compter sur une génération, vingt ans, pour résoudre tous les problèmes. Y compris les problèmes, impossibles à traduire en concepts simples, qui touchent à l’intégration culturelle et morale ; il faut commencer par l’intégration juridique, c’est plus facile ; le reste viendra peu à peu, on peut l’espérer. 

Au reste, si on réfléchit un peu, quelles autres solutions peut-on entrevoir que celle d’une intégration des musulmans qui leur laisserait entièrement la pratique personnelle et collective de leur religion ? 

Il y a bien une solution, logique et radicale : ils sont d’une culture différente, leur religion n’est pas d’ici, on les met donc tous à la porte. C’est la solution du Front national. Passons. 

On peut aussi rêver d’un islam qui aurait tellement intégré les « valeurs occidentales » qu’il serait accepté sans problèmes dans notre société. C’était ce que Combes ou Allard rêvaient pour le catholicisme : un catholicisme qui deviendrait acceptable parce qu’il ne serait pratiquement plus le catholicisme. Briand, Jaurès et tous ceux qui ont fait la loi de 1905 avaient compris que cette solution était chimérique. Elle l’est aujourd’hui pour l’islam. Celui-ci devra sans doute évoluer, mais sans perdre ce qui fait son originalité religieuse ; si les musulmans arrivent à s’intégrer dans nos lois et nos mœurs, ce sera en restant musulmans. 

Troisième solution, politique celle-ci, et d’inspiration qu’on pourrait dire néocolonialiste : jouer sur les divisions entre les communautés musulmanes, s’y constituer des clientèles pour telle ou telle politique ou tel parti, etc. Ce petit jeu a été essayé plusieurs fois depuis quelques années. Mais, même divisés, les musulmans sont assez intelligents pour comprendre qu’on cherche à les manipuler.

Enfin une solution bien connue : ne rien faire. Ce qui n’empêcherait pas de dénoncer les méfaits de l’islam, de s’indigner, de marquer sa défiance devant les personnes et les textes, etc. Tout cela sans entreprendre de résoudre les problèmes. C’est la pire solution ; les problèmes qui pourrissent se posent d’autant plus, et le jour où on s’attaque à leur solution on le fait dans un contexte de tension et d’incompréhension mutuelle qui la rend presque impossible. Ce serait là reproduire, en France, le processus funeste qu’on a connu dans les colonies. 

Reste une solution, la seule juste et raisonnable : aider les musulmans à connaître et à accepter le cadre institutionnel français où ils sont appelés à vivre ; les aider aussi à se faire accepter par une population qu’il faudrait de son côté préparer par toute une pédagogie (dont les premiers destinataires devraient être les enseignants, car ils sont dans une position stratégique pour faire passer cette pédagogie). 

En avril 1905, Jaurès fit à la tribune de la Chambre un discours remarquable, un de ceux qui ont le plus fait pour la réussite de la Séparation. Jaurès pariait sur une évolution de l’Église catholique en France. Il faut saisir ce que représentait alors un tel pari. L’Église était encore celle du Syllabus : nous dirions aujourd’hui intégriste, ou intégraliste comme s’exprime Émile Poulat. Elle était encore très antirépublicaine ; la presse catholique avait même été violemment antisémite pendant l’affaire Dreyfus. Et elle était ultramontaine : Rome avait toujours le dernier mot. Certains députés, et non des moindres, craignaient donc qu’en donnant la liberté à l’Église, la Séparation ne prive les pouvoirs publics des moyens que le concordat leur donnait pour surveiller et contrôler l’appareil ecclésiastique. Jaurès prévoyait au contraire que la liberté aurait pour effet de libérer les catholiques eux-mêmes, de les ouvrir à la pensée moderne, de les réconcilier avec la démocratie. On a pu penser pendant assez longtemps que ce pari serait perdu. Peu à peu il s’est avéré que Jaurès avait vu juste. C’est le même pari qu’il nous faut faire aujourd’hui avec nos musulmans. Il y faudra du temps, de la patience, de l’intelligence, du tact. Dans tout pari il y a un risque. Mais encore une fois, que faire d’autre ? 

Voilà pourquoi, rationaliste et laïque, mais pas du tout idéaliste et encore moins utopiste, je pense que nous pouvons et devons agir pour que les musulmans accèdent chez nous à un statut égal à celui dont jouissent les croyants des autres confessions. Égal en droit et en fait. 

Quelques lectures utiles :

Être musulman en France aujourd’hui, Jocelyne Césari, Hachette 1997 (on peut laisser de côté les pages sur la laïcité, que l’auteur connaît beaucoup moins bien que l’islam).

L’islam des jeunes, Farhad Khosrokhavar, Flammarion 1997.

Marianne et le Prophète: l’islam dans la France laïque, Soheib Bencheikh, Grasset, 1998

La Fascination de l’islam, Maxime Rodinson, La Découverte 1989, et les autres livres de notre ami Rodinson.

Je me permets d’ajouter La laïcité française, Jean Boussinesq(éd. du Seuil, collection Points, 1994) où la question de l’islam est plusieurs fois abordée. (En vente au siège de l’UR pour le prix de 60 francs, port compris).

  1. Les Évangiles (Marc ch. 12, Luc ch. 20, Matthieu ch. 22) racontent que pendant sa prédication au Temple, peu avant sa mort, Jésus était entouré d’adversaires qui lui tendirent un piège; Luc précise: pour le faire arrêter par les Romains. Les occupants romains étaient insupportables au peuple juif, d’où les révoltes, dont la dernière devait amener la catastrophe de 70 et la destruction du Temple. «Doit-on payer l’impôt à César (c’est-à-dire à Rome)?» C’est là le piège : si Jésus répond «oui», il s’aliène le peuple ; s’il répond «non», on peut le dénoncer comme fauteur de subversion. Jésus déjoue le piège en demandant une pièce de monnaie : «De qui est l’effigie?» «De César», répondent ses adversaires. Ils utilisent donc la monnaie romaine ; pourquoi ne paieraient-ils pas l’impôt aux Romains ? On voit qu’on est loin de la distinction entre spirituel et temporel, encore plus de la laïcité. Si on ne veut pas se plonger dans des ouvrages d’exégèse, il suffit de lire les notes en bas de page de la Bible de la Pléiade (Marc 12) ou de la Bible de Jérusalem (Matthieu 22).
  2. Un beau film a fait connaître au grand public la lutte courageuse d’Averroès contre le pouvoir religieux. Averroès est certainement important dans l’histoire de la pensée. Mais qu’il ait été persécuté ne suffit pas à valider sa philosophie, dont beaucoup de thèses sont inacceptables, en particulier celle d’une intelligence unique commune à l’humanité. Il n’est pas nécessaire d’être thomiste pour trouver pertinente l’analyse critique de la philosophie averroïste par Thomas d’Aquin (voir Contre Averroès, trad. fr. par A. de Libera, Flammarion, 1994).

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