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Pierre Hayat

Professeur de philosophie

01/07/2005

Laïcité et liberté: la ressource spinoziste

Un certain “ marxisme ” a longtemps relégué la question religieuse au rang de superstructure subalterne. La lecture attentive du Traité théologico-politique par le jeune Marx a été ignorée et la laïcité considérée comme un faux problème. Encore aujourd’hui, une partie de la gauche, héritière de ce “ marxisme ” qui a méconnu les combats de Marx contre une morale asservie à la religion, est volontiers complaisante envers les communautarismes religieux. La pensée laïque, au contraire, voit dans l’affranchissement du politique de la tutelle religieuse une condition essentielle de l’émancipation humaine. Spinoza serait, à cet égard, un précurseur de la laïcité parce que son Traité théologico-politique est un manifeste en faveur de l’autonomie du politique par rapport aux clergés. Sa position paraît d’autant plus significative qu’il a pris la mesure de l’enracinement anthropologique de la religion : qu’elle se rapporte à nos craintes ou à nos espérances, qu’elle fasse écho à notre volonté de savoir ou à notre besoin de protection, la religion lui a paru donner aux actions humaines “ plus de poids qu’à tout autre mobile ”.

La laïcité récuse le mélange du religieux et du politique : est-elle, pour cette raison, antireligieuse ? se satisfait-elle d’un État débarrassé de la pression des religions ? parvient-elle à concilier les droits politiques et ceux de la conscience ? en s’affirmant rationaliste, est-elle en phase avec la contestation contemporaine des effets de la technoscience ? Ces questions qui sont aujourd’hui les nôtres, nous les avons posées à l’auteur du Traité théologico-politique. Les remarques qui suivent sont le résultat d’une confrontation directe de ces problèmes à ce “ livre explosif ” paru anonymement en 1670.

Séparer l’État et la religion

Par sa manière d’affronter la religion, Spinoza a inauguré la critique laïque, désormais classique, de la collusion de la politique et de la religion. Il a montré comment la religion pouvait devenir un instrument redoutable au service du pouvoir politique. Selon Spinoza, ceux qui sont maîtres de l’État, ou aspirent à le devenir, sont enclins à utiliser les clergés pour se donner une assise idéologique qui intériorise le principe d’obéissance. Le monarque, en particulier, “ colore du nom de religion la crainte qui doit pouvoir maîtriser (les hommes) afin qu’ils combattent pour leur servitude, comme s’il s’agissait de leur salut, et croient non pas honteux, mais honorable au plus haut point de répandre leur sang et leur vie pour satisfaire la vanité d’un seul homme  ”. Dans un État religieux, désobéir au pouvoir politique, c’est ipso facto désobéir à Dieu.
Dans l’alliance du sabre et du goupillon, la religion n’est pas seulement la servante du politique : les clergés peuvent œuvrer pour leur propre compte et trahir ainsi des ambitions politiques. Spinoza observe que les clergés exercent facilement leur empire sur la foule lorsque l’État est en crise. En se réclamant de la loi de Dieu pour juger la loi des hommes, ces religieux “ cherchent un moyen de parvenir eux-mêmes au pouvoir ” Les fonctions sacerdotales ne sont pas, dans ces conditions, exercées par “ amour de propager la foi en Dieu ” mais pour satisfaire “ une ambition et une avidité sordides ”. Quant au politique, il ne peut plus prendre une décision sans demander aux ecclésiastiques si elle est ou non conforme à la loi religieuse ; tout dépend alors de leur bon vouloir.
C’est ainsi que Spinoza juge “ pernicieux, tant pour la Religion que pour l’État, d’accorder aux ministres du culte le droit de décréter quoi que ce soit ou de traiter les affaires de l’État ”. On ne saurait être plus clair dans la critique : ce n’est pas la religion, comme telle, que Spinoza “ combat ”, mais l’immixtion de la religion dans la politique. Et la solution qu’il préconise permet de jeter les bases de la laïcité politique : “ L’exercice du culte religieux et les formes extérieures de la piété doivent se régler sur la paix et l’utilité de l’État ”. Les Églises et l’État doivent être séparés de façon à rendre possibles l’autonomie du politique et la mise en conformité des pratiques religieuses au droit public. La laïcité de l’État se trouve ainsi établie. L’invocation d’une loi religieuse ne saurait être prétexte à contestation de la loi que les hommes se sont librement donnée.

Laïcité et démocratie

Est-ce à dire qu’avec Spinoza, la laïcité se réduirait à une laïcité d’État ? Si tel était le cas, ce ne serait pas seulement la liberté religieuse qui se trouverait compromise mais la liberté politique aussi, puisque l’État disposerait d’un pouvoir sans limites. L’intérêt de Spinoza consiste justement à montrer que l’émancipation du politique, poussée à son terme, est la démocratie. Pour Spinoza, la souveraineté du peuple est l’essence de l’État laïque. “ Le véritable fondement de l’État ”, dit Spinoza, est la nécessité pour “ l’individu (de transférer) à la société toute la puissance qui lui appartient de façon à ce qu’elle soit seule à avoir… une souveraineté de commandement ”. L’État spinoziste est démocratique car c’est à l’ensemble de la société, non à un individu, ni à une partie du corps social, que chacun doit obéissance.
L’État démocratique s’oppose en tous points à l’État religieux. Dans ce dernier, les gouvernants sont enclins à exiger des sujets une obéissance aveugle puisqu’ils se posent en messagers exclusifs d’une volonté transcendante. Dans l’État démocratique, au contraire, l’individu n’a pas à renoncer à sa liberté de pensée et d’expression. Si le membre d’un État démocratique n’agit pas comme bon lui semble, il ne se soumet à personne ; en obéissant à toute la société, il obéit à lui-même et demeure le plus libre qu’il est possible. L’État démocratique est identifié par Spinoza comme le plus conforme à la liberté que la Nature reconnaît à chacun, car l’individu remet son pouvoir de décider non à un autre individu, ou à quelques autres, mais à la majorité de la société dont lui-même fait partie. Ainsi, la liberté se trouve-t-elle intimement associée  à l’égalité puisque  dans une telle situation, tous les individus deviennent égaux.
On voit quel parti il peut être tiré de la conception spinoziste des fondements de l’État. L’idée laïque, qui signifie que la loi imposée aux hommes est d’institution humaine, atteste le caractère démocratique d’une société. Elle confirme que la souveraineté du peuple n’est pas placée sous l’autorité d’une puissance transcendante.

Deux souverainetés ?

L’un des efforts de la laïcité est précisément de croiser les nécessités du droit politique et les exigences de la libre pensée. Sur ce plan encore, la laïcité trouve en Spinoza un précurseur. Spinoza affirme simultanément que le politique détient une “ souveraine autorité pour interpréter les lois ”, y compris religieuses, et que chacun dispose d’une “ souveraine autorité pour juger la Religion et conséquemment se l’expliquer à lui-même ”. Mais n’y aurait-il pas contradiction à poser que deux souverainetés peuvent coexister ? Spinoza, déjà, donne les outils théoriques pour penser cette coexistence. Tandis que  le droit de l’État de régler tant les choses sacrées que profanes se rapporte aux actions seulement, la souveraineté de l’individu “ consiste dans la simplicité et la candeur de l’âme (qui) n’est soumise à aucune autorité publique ”. La souveraineté de l’individu est relative aux fins que chacun assigne à sa propre existence ; elle constitue un rapport entre soi et soi-même. La véritable contradiction n’est pas entre la souveraineté de l’État et la souveraineté de la conscience mais entre la liberté de la conscience et la pression qu’un État peut exercer sur les consciences. Il serait contradictoire, en effet, qu’on puisse être “ contraint par la force ou par la loi à posséder la béatitude ”.
Souveraineté politique et souveraineté de la conscience n’entrent pas en concurrence parce qu’elles ne sont pas du même ordre. L’une concerne “ l’ordre public ” tandis que l’autre relève du “ droit privé ”. C’est pour “ la même raison ” que l’État est l’interprète des religions et que l’individu est son propre juge en matière de religion. Autorité politique et liberté de conscience sont conciliables quand les bornes du politique ne sont pas définies par une loi transcendante mais par la nature de l’autorité politique : veiller à l’utilité commune et au droit public. Avant Rousseau, Spinoza demande d’admettre que le souverain ne passe pas les bornes de l’intérêt général dans la mesure où son objet est précisément l’intérêt général. La souveraineté politique a des limites de principe car le “ culte intérieur de Dieu et la piété elle-même relèvent du droit de l’individu (…) qui ne peut être transféré à un autre ”.

Le refus d’un “ État dans l’État ”

Cette distinction, essentielle pour la théorie laïque, de la sphère publique et de la sphère privée est clairement établie par Spinoza. Plus fondamentale que la distinction de l’individuel et du collectif, elle concerne prioritairement les appareils religieux et l’institution politique. Ainsi, la distinction du domaine de la conscience individuelle et de la sphère politique se retrouve-t-elle dans la distinction de l’Église et de l’État. Aujourd’hui, les laïques s’appuient en France sur la loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905. Cette loi n’accorde pas une indépendance réciproque à deux puissances de même nature. Elle ne considère pas les Églises et l’État comme deux entités juridiques semblables. Si tel était le cas, les religions n’auraient aucun compte à rendre à la République et existeraient au sein de l’État comme un État souverain.
En refusant aux Églises le droit d’exister comme “ un État dans l’État ”, Spinoza est, là encore, un précurseur de la laïcité. Une telle séparation qui libérerait les Églises de leurs obligations vis-à-vis de la loi commune, donnerait à la religion un statut dérogatoire. Les clergés pourraient alors aisément se placer en situation de changer les règles du jeu de la société. De proche en proche, cet “ État dans l’État ” suivrait la pente naturelle de tout État si rien ne l’arrête : devenir l’État dominant.

Démocratie et culture rationaliste

Mais suffit-il qu’un État ne soit ni dominé ni concurrencé par la religion pour être effectivement démocratique ? Spinoza ne le pense pas. Car un État qui s’impose à un peuple de façon autoritaire, à défaut de rencontrer son approbation, n’est pas démocratique.  Lorsque les lois ne sont plus reconnues comme de véritables lois, œuvrant pour le salut du peuple, l’État laïque court à sa perte. Des religieux avides de pouvoir finissent par faire impression sur les masses lorsque l’autorité laïque a perdu la confiance du peuple. Aussi convient-il d’ établir partout des institutions qui encouragent les individus à mettre le droit commun au-dessus de leurs avantages privés. Là est, aux yeux de Spinoza, “ l’œuvre laborieuse à accomplir ”. Un régime démocratique ne saurait reposer durablement sur la soumission à un État tenu éloigné de la société : il a besoin de citoyens actifs, responsables de leurs actes et de leurs paroles.
Un État religieux tend à faire croire aux hommes qu’ils n’agissent pas par leur propre décret ; il dépossède les hommes de leur pouvoir de décider collectivement. Mais il est dans la nature d’une démocratie laïque d’inciter chacun à prendre part activement et lucidement à la vie publique. Toute forme d’orthodoxie se trouve alors récusée.   Dans l’État démocratique pensé par Spinoza, tous conviennent d’agir par un commun décret mais non de juger et de raisonner en commun. Des habitudes de liberté soutiennent une société laïque autant que des institutions bien agencées.
Spinoza nous fait ainsi remonter aux sources vives du rationalisme qui ne se réduit pas à la confiance en la science et la technique et ne se reconnaît pas dans une prétendue raison d’État. Une culture rationaliste se développe dans une société affranchie de la crainte permanente du châtiment divin mais aussi de la coercition étatique. Elle voit dans la liberté de pensée et dans la discussion publique la condition de la solidité de la société civile. Spinoza n’annonce pas une laïcité religieuse qui transforme l’obligation citoyenne en un serment de fidélité. S’il admet l’utilité d’une foi pratique en des règles fondamentales de sociabilité, cette “ foi ” suppose l’acceptation de la libre confrontation des idées.  C’est ainsi que dans une démocratie laïque, chacun est encouragé à “ penser ce qu’il veut et (à) dire ce qu’il pense ”.  On y est reconnu pleinement homme, capable de raisonner par soi-même et publiquement, sujet de droits et de devoirs, sans avoir besoin d’une quelconque caution religieuse.

Une lecture laïque des textes religieux

Il s’ensuit que la critique des religions est un droit auquel nul démocrate ne saurait renoncer. Spinoza a devancé la pensée laïque contemporaine en osant affirmer que “ presque tous les hommes substituent à la parole de Dieu leurs propres inventions et s’appliquent uniquement sous le couvert de la religion à obliger les autres à penser comme eux ”. Mais l’actualité de Spinoza se vérifie avec plus d’acuité encore par sa manière d’aborder l’étude des textes religieux. Le philosophe revendique le droit d’interpréter librement les textes religieux, en s’affranchissant des préjugés et en ne cédant pas aux pressions des pouvoirs, qu’ils soient religieux ou politiques.
Là encore, la posture intellectuelle de Spinoza est laïque avant l’heure, car Spinoza estime qu’il n’y a pas lieu de s’autoriser d’un quelconque pouvoir pour interpréter un texte religieux. “ Il ne doit y avoir d’autre règle d’interprétation que la Lumière naturelle commune à tous ; nulle lumière supérieure à celle de la nature, nulle autorité extérieure. ” Il ne s’agit pas, pour Spinoza, de rationaliser artificiellement les textes religieux car ce serait remplacer un préjugé par un autre. Un texte religieux est symbolique et non pas rationnel : “ L’Écriture laisse la raison absolument libre et n’a rien de commun avec la philosophie (…) l’une et l’autre se maintiennent par une force propre à chacune ”. Le projet de Spinoza est de lire les textes religieux dans leur cohérence interne et leur complexité. La méthode pour connaître les textes religieux n’est pas moins immanente que celle qui est requise pour connaître la nature. Point n’est besoin d’inspiration divine pour lire un texte religieux : la connaissance du contenu de l’Écriture doit être tirée de l’Écriture même, comme la connaissance de la Nature doit l’être de la Nature même.
Cette lecture interne signifie qu’on ne projette pas ses propres préjugés sur un texte religieux. Elle se combine avec les préceptes d’une lecture externe qui relève de  l’histoire critique : déterminer la vie et les mœurs de l’auteur de chaque livre, le but qu’il se proposait, à quelle occasion,    pour qui et en quel temps.  Dépassant déjà l’opposition entre une lecture structurale et une lecture pragmatique des textes qui font autorité, Spinoza s’intéresse même aux hommes qui ont décidé de recueillir les textes religieux ainsi qu’aux diverses leçons que les uns et les autres en ont tirées.

Les “ fondamentaux ” de la laïcité ?

Que retenir de ce traité de laïcité qu’est le Traité théologico-politique ? Ferdinand Buisson, qui fut le maître d’œuvre de l’école laïque, invitait les républicains de la Troisième République à tourner leur regard vers Spinoza : “ Comment pourrions-nous, en plein courant démocratique, répudier l’idéal que le penseur solitaire osait faire entrevoir aux vieilles monarchies ? ” Buisson ne repéra pas seulement en Spinoza le théoricien d’une laïcité tolérante, mais le précurseur d’une laïcité démocratique. En un temps où il semble urgent de retrouver les “ fondamentaux ” de la laïcité, nous pouvons nous appuyer sur Spinoza pour reconnaître dans la liberté intérieure, critique et politique, le noyau de la laïcité.
La laïcité, en effet, fait droit à la liberté intérieure en chacun. Même si la foi est vécue comme une aspiration et non comme un choix, elle demeure une expérience intérieure. Elle est, comme dit Spinoza, de “ droit privé ” exprimant par là même, les limites de la souveraineté politique. Mais la vocation émancipatrice de la laïcité s’accomplit également comme liberté critique, affranchie des dogmes et des préjugés. Cette seconde figure de la liberté, rationnelle et dialogique, est appelée à se déployer sans entraves dans une société laïque. Il lui revient alors de s’ordonner elle-même, en se contrôlant et en se rectifiant sans cesse. Enfin, la liberté portée par l’idée laïque, est de nature politique. Affranchie de la tutelle ecclésiastique, la démocratie politique est “ l’œuvre à accomplir ” collectivement.
Ces trois libertés – intérieure, critique, politique – que nous avons rencontrées dans le Traité théologico-politique, ne se comprennent pas l’une sans l’autre. Elles mènent aux “ fondamentaux ” de la laïcité et suffisent, pensons-nous, à prouver que Spinoza ne se serait pas satisfait d’une laïcité d’État. Un État rendant à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu est, certes, un progrès par rapport à une théocratie. Mais ce progrès se paie d’une extension incontrôlée du pouvoir étatique. L’identification de la laïcité à la “ séparation du temporel et du spirituel ” présente ainsi un double risque : d’abord, de laisser l’État à sa toute-puissance “ terrestre ”, potentiellement oppresseur et conquérant ; ensuite, de conférer à la religion l’exclusivité du “ spirituel ”, assimilé à un au-delà compensateur. La laïcité contemporaine, précisément, a des ambitions plus hautes que la seule séparation juridique du temporel et du spirituel. Elle suppose que la société est l’œuvre inachevée des hommes – qu’elle a, de ce fait, une vocation “ spirituelle ” Internationaliste et universaliste, la laïcité veut la justice dans la démocratie et l’émancipation par la raison. Spinoza est bien notre contemporain.

Publications de l’auteur relatives à la laïcité :
 La laïcité et les pouvoirs. Pour une critique de la raison laïque, Kimé, 1998.
La passion laïque de Ferdinand Buisson, Kimé, 1999.
“ Radicalité laïque et mouvement social ”, Les Cahiers rationalistes, mars-avril 2004 – n°569.

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