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Nicole Delattre

01/09/2005

Ré-enchanter le monde

Dans La Revanche de Dieu, Gilles Kepel situe le commencement du processus de reconquêtes religieuses du monde autour des années 1970, et il en étudie les contextes et les causes pour les quatre religions : catholique, protestante, juive, islamique. Il montre qu’on assiste partout à une ” disqualification globale de la modernité “, centrée sur ce que Jean-Marie Lustiger, alors futur cardinal de Paris, a appelé le ” désenchantement de la laïcité “. Le retour du religieux dans le dernier tiers du xxe siècle s’est opéré à deux pôles : l’un ” par le bas “, en réinvestissant les ” masses populaires ” souvent perdues au cours des luttes politiques de tous ordres ; l’autre est plus nouveau et passe ” par le haut “, les élites intellectuelles diplômées qui maîtrisent les nouveaux moyens de communication et d’information, et qui tirent profit du développement des sciences humaines et de certaines positions philosophiques ” post-modernes “. On peut donc parler d’une mondialisation progressive du combat pour le Dieu unique, qu’on l’appelle Christ, Jahvé ou Allah. Gilles Kepel étudie la phase de construction du processus à partir des années 1967-1970, la phase de conquête au détour de 1990, à quoi l’on pourrait ajouter que les années 2000 seraient celles de la gestion [1].

” Revanche ” est donc le terme adéquat pour caractériser l’indiscutable retour du religieux. On attribue à Malraux d’avoir déjà prophétisé que le xxie siècle serait religieux, ou ne serait pas : le xxe siècle a été, et, dans l’ensemble, il n’a pas été religieux ; il a plutôt cru que les religions constituent une dangereuse illusion collective (d’après Freud), ou un opium des peuples (d’après Marx). On peut même dire que, depuis ce qu’on appelle cavalièrement ” la mort des maîtres à penser “, la revanche de Dieu a consisté pour une bonne part à réfuter comme fausses chacune de ces deux expressions ; or, pour cette tâche, il ne faut pas seulement de la foi et des arguments théologiques, mais des savoirs, des arguments rationnels, bref, de la culture laïque :

” Dans la rechristianisation qui s’affirme à partir du milieu des années 1970 et par rapport à l’esprit optimiste du concile Vatican II, le sentiment de conflit inéluctable entre la mission catholique et l’ordre du monde séculier est infiniment plus présent. (…) Est rendue responsable du péril l’hégémonie de la raison sur la foi, qui corresponsable dans cette perspective, à un cycle historique commencé avec les Lumières et s’achevant vers 1975. Cette critique catholique de la raison mobilise certains courants des sciences humaines et de la philosophie séculières -psychanalyse, structuralisme et pensée heideggérienne. Mais ces savoirs n’ont ici qu’un humble statut d’auxiliaire : il ne s’agit plus de féconder la pensée théologique par les sciences humaines, à la manière d’un Gutiérès ou d’un Léonardo Boff [2], mais de constater que celles-ci concordent avec la mise en cause de l’hégémonie de la raison à laquelle la théologie procède, et aurait procédé de toute éternité. Cela permet de l’inscrire dans un “dépassement de la modernité”, un “désenchantement de la laïcité” [3].

Certes, les tentatives de rechristianisation des sociétés tentées par le ” modernisme ” ne sont pas nouvelles et ponctuent l’histoire de l’Église catholique au xxe siècle ; pour ne parler que des événements ayant donné matière à des encycliques ou des décisions conciliaires, l’excommunication du marxisme (pour son athéisme) et de l’Action française (pour son néo-paganisme), la condamnation des prêtres ouvriers et des théologies de la libération ont fait partie, et font toujours partie, des politiques de rechristianisation du monde. Il reste scandaleux que le nazisme n’ait jamais fait l’objet d’une excommunication ni d’une condamnation ; il y a néanmoins une cohérence dans ce silence : l’idéologie ” révolutionnaire-conservatrice ” du national-socialisme (selon l’expression du dramaturge H. von Hoffmannsthal), reposait elle aussi sur la haine de la modernité ; loin de menacer la réaction chrétienne aux mêmes périls elle faisait cause commune sous certaines conditions. Dans le concordat signé en juillet 1939 avec le Reich, le Saint-Siège se déclare satisfait de l’éradication du communisme et du libéralisme par le nouveau régime, et s’engage à tenir ses ministres et ses fidèles à l’écart de la politique. L’Église luthérienne avait approuvé le régime dès sa fondation. [4] Ce qui est nouveau depuis la fin des années 1960, c’est l’universalisation du processus de reconquête dans les autres religions ” du Livre “, protestantisme, judaïsme, islam. Chacune a ses stratégies propres de réaffirmation et d’extension, d’oppositions ou de dialogues avec ses concurrentes, de conquêtes de nouveaux fidèles et d’exclusion des mauvais croyants par excommunication, condamnation, herem, fatwah ; mais toutes ont maintenant le même ennemi : la sécularisation des sociétés, la culture laïque et ses institutions politiques et culturelles, les progrès techniques et scientifiques, et enfin, les quelques progrès sociaux et éthiques réclamés comme un minimum après la Deuxième Guerre mondiale, par la Déclaration universelle des droits de l’homme.

Il existe une autre raison de parler de ” revanche ” : le retour presque à l’identique du thème de la modernité désenchantée, extrêmement courant dès le premier tiers du xxe un peu partout en Europe [5]. Dans Le déclin de l’Occident, véritable best-seller à la fin de la Première Guerre mondiale, Oswald Spengler établissait que, si l’Occident entre dans un processus de déclin catastrophique, c’est pour avoir sacrifié la ” puissance faustienne ” de sa créativité mystique aux séductions de la raison, scientifique, technique, sociale, juridique, morale. Dans ce livre, Spengler prévenait le monde de l’imminence d’un ” terrible affrontement ” entre les ” nations faustiennes ” et les ” nations magiques ” ; ces dernières comprenaient au premier chef et en vitrine ” la nation juive “, mais aussi en arrière-plan et en plus grand nombre, ” les peuples fellahs ” arabes, africains et asiatiques. Le déclin de l’Occident a acquis une réputation internationale pendant l’entre-deux guerres ; ce monumental ouvrage de vulgarisations variées, a largement participé à la ” pensée catastrophique ” dont le nazisme a finalement tiré les profits ; par ailleurs, le livre de Spengler a contribué à la naturalisation d’un racisme ” spirituel ” et non nécessairement biologique, parmi les élites intellectuelles européennes et américaines. L’idée du choc des civilisations n’est donc pas plus neuve que celle d’un axe géographique séparant le mal du bien, et passant à peu près entre les mêmes ” nations ” et les mêmes cultures. Au détour du xxie siècle, la critique de la civilisation scientifique et technique, de la démocratie et de l’humanisme laïques, et par-dessus tout, la condamnation de la philosophie des Lumières connaissent un regain d’argumentations, y compris de la part de ses héritiers les plus légitimes. Vraisemblablement, nous entrons dans un siècle de revanches qui s’autorisent autant de la mondialisation de la guerre économique que des combats de Dieu pour la domination des esprits.

Le retour du privé dans le public

En France, autour du débat sur l’autorisation à l’école des signes religieux ostensibles, on a pu assister à une élévation de la controverse chez les élites intellectuelles : sociologues, théoriciens du féminisme, sémiologues, philosophes et théologiens prennent le relais de la ” défense des signes ” avec deux sortes d’arguments : soit en retournant les principes de la laïcité contre elle-même, soit en les réfutant au nom d’une ” critique de la raison ” qu’ils croient urgente et nouvelle. Les premiers font valoir que la laïcité à la française serait davantage d’exclusion que de cohésion, et que, bien comprise, elle se devrait d’accepter les manifestations du religieux et de ses signes dans les institutions publiques. Or le principe fondamental d’un État laïque est la séparation du religieux et du politique, et, en conséquence, le cantonnement du ” fait religieux ” dans les sphères privées ou communautaires. Certes, réclamer l’élargissement de la laïcité au religieux revient, dans une certaine mesure, à l’accepter comme un principe général de tolérances réciproques ; mais pour autant, le principe de la laïcité de l’État n’est pas une version de l’édit de Nantes : il affirme que le gouvernement de la ” chose publique ” n’a pas besoin des valeurs religieuses et n’en reconnaît pas la nécessité. Pour ses opposants traditionnels, il s’agit d’opposer à la laïcité des principes supérieurs. en valeur et en permanence. Mais pour les nouveaux, il s’agit de la mettre en contradiction avec elle-même afin de la faire servir à sa propre disqualification. Ainsi, Mgr Jean-Pierre Ricard, président de la Conférence des évêques de France, a-t-il récemment confié au journal Le Monde :

” Il faut sortir d’une pensée simpliste qui oppose le public, c’est-à-dire ce qui relève de la puissance publique, à un privé défini comme le domaine de l’intime, des convictions personnelles. Dans le privé s’exprime aussi une dimension sociale. J’en veux pour preuve l’article 1 de la loi de 1905, qui affirme que l’État assure la liberté de conscience, mais aussi “garantit le libre exercice des cultes”, c’est-à-dire la dimension sociale de ces cultes. Quand des collectivités locales traitent avec les affectataires des édifices du culte, elles traitent avec les représentants d’un culte qui, certes, appartient au domaine du privé, mais dont elles reconnaissent par là la dimension sociale, collective. Je ne pense pas que la reconnaissance d’une dimension sociale des religions aboutisse au communautarisme tant redouté. Elle permet au contraire d’assumer l’apport des religions à la vie des sociétés ” [6].

Qualifier de ” simpliste “, ” étroit ” voire ” mesquin “, le principe de la séparation du public et du privé est l’argument favori des nouveaux défenseurs de la laïcité contre elle-même, grâce à des raisonnements fallacieux jouant sur des amalgames et des abus de langage. Le principe de laïcité ne ” nie pas la dimension sociale des religions “, mais décharge l’État d’en ” assumer l’apport ” et surtout la promotion ; l’exercice des cultes est certes, en France, garanti par la loi de 1905, mais dans le cadre de la protection de toutes les libertés civiles et non comme un privilège en raison de la spécificité de leur ” dimension sociale “. Le principe de laïcité revient exactement à rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu : Jésus-Christ a d’abord été un juif laïque dont la prédication (pour autant qu’on puisse se fier à leurs transcriptions autorisées) ne portait pas à bénir les armées, les institutions ou les lois d’un État quelconque. Les choses ont changé avec la conversion des princes d’ici-bas au gouvernement d’en haut, la conquête islamique et la reconquête catholique, en un mot le theologico-politicus dénoncé jadis par Spinoza. Aujourd’hui, c’est bel et bien le théologico-politique qui est en train de prendre sa revanche, dans un contexte de reconstitution d’empires fondés de plus en plus sur des ” identités culturelles ” où le religieux est amené à occuper de plus en plus de place [7].

Toutefois, aux yeux des croyants sincères, il doit être frustrant de voir qualifier de ” simpliste ” l’idée que leurs croyances relèveraient de la conviction intime et qu’elles auraient besoin de la ” puissance publique ” pour s’affirmer et se ” signifier “. Si ce qu’on appelle de nos jours le ” judéo-christianisme ” a traversé deux millénaires, vraisemblablement c’est parce que ces religions garantissent à leurs fidèles un espace d’intimité dans le dialogue ” en conscience ” de chacun avec son Dieu, comme une relation personnelle censée être plus profonde, plus satisfaisante et plus durable que les relations des hommes entre eux ; judaïsme et christianisme sont des religions consolatrices, et, comme l’a très bien dit Marx, elles sont ” le soupir de la créature affligée, le cœur d’un monde sans cœur, l’esprit d’un monde sans esprit “. La fameuse formule de Marx pèche surtout par judéo-christianocentrisme ; il est sûrement faux d’attribuer à ” la religion ” ou à toutes les religions la même fonction médicinale de soulagement et de consolation dans l’affliction. Mais il est pour le moins paradoxal que la reconquête prenne aujourd’hui pour cible ce qui a fait jusqu’à présent la force des religions modernes : l’intimité de la foi et sa privatisation dans l’espace de la conscience, isolée dans le face à face de la créature avec son créateur, ou partagée par une communauté de croyants. Pourtant il en est ainsi dans le catholicisme post-moderne qui est celui d’après Vatican II : avec le décret, très controversé par les cardinaux, sur la liberté religieuse, ce concile exceptionnel avait admis que la foi catholique était dorénavant une affaire de conscience et non une affaire d’États [8]. Il est clair depuis une vingtaine d’années que la doctrine de la foi vaticane a totalement rompu avec ce principe.

Or la même condamnation du privé existe aujourd’hui dans le mouvement de la techouvah chez les juifs, le ” retour repentant ” à l’observance stricte des interdits et des obligations de la loi sacrée, avec comme implications la séparation d’avec les non-juifs, le renoncement à l’assimilation ” dans les nations “, et la même condamnation de la Haskalah, les Lumières juives en Europe [9]. Les choses semblent être un peu différentes dans l’islam qui n’a pas, jusqu’à aujourd’hui, une longue histoire d’assimilation dans des environnements non-musulmans, et où le fondamentalisme ne prend pas la forme d’un retour à des origines oubliées ou trahies mais d’une fidélité continue ; d’où sans doute, la fixation des observateurs neutres sur l’intégrisme musulman, qui empêche de mesurer l’ampleur et l’efficacité des intégrismes du retour dans le judaïsme et surtout le christianisme. Mais pour ces mêmes raisons, cette foi de fidélité linéaire, sans la quantité de transformations doctrinales et cultuelles qu’a connues le christianisme, sans les nombreux arrangements qu’a connus le judaïsme en pays chrétien ou musulman, fait figure d’exemple et de moteur pour les intégrismes du retour. À la question d’un journaliste du Monde, ” Craignez-vous une concurrence de l’islam ? “, le président de la Conférence des évêques de France répond en toute franchise : “ Au contraire. Je dirais que l’expression de la foi des autres doit nous renforcer dans la conviction qui nous habite. Je ressens la présence de l’islam comme un appel à vivre davantage en profondeur notre propre foi ” 10.
On ne saurait être plus clair : grâce au caractère spectaculaire et volontiers ” agressif ” du fondamentalisme musulman, vivre en profondeur sa propre foi revient à l’exhiber en public par des signes extérieurs, sans souci des autres croyants et encore moins des non-croyants ; voire à réclamer de la République qu’elle accorde de nouveau aux cultes un statut d’États dans l’État. À travers la question des signes religieux, un nouvel œcuménisme se fait jour, qui est double : classiquement contre le principe de laïcité et de neutralité religieuse de l’État, mais aussi et c’est ce qui est le plus nouveau, contre l’idée que la foi serait une affaire de conscience et de convictions personnelles. C’est pourquoi la référence moderne de nombreux chefs religieux aux droits de l’homme est des plus suspecte d’hypocrisie communicationnelle ou d’authentique mensonge.

Les religions et les droits de l’homme

Les seconds défenseurs des signes religieux dans l’espace public vont beaucoup plus loin ; ils dénoncent, derrière sa vitrine laïque, ” la raison occidentale ” en tant qu’instrument particulièrement pervers d’exclusions, d’oppressions, de terreurs, de meurtres de masses, de génocides. On reste perplexe devant l’équation ” raison = Occident “, surtout quand elle émane de milieux qui condamnent avec la plus extrême énergie toutes les formes d’ethnocentrisme occidental ; car le plus ethnocentrique des thèmes est bel et bien, aujourd’hui comme jadis, celui du partage entre des peuples de raison et des peuples sans raison. Depuis le best-seller d’Oswald Spengler que j’évoquais plus haut, on est seulement passé de la défense des ” valeurs faustiennes ” d’un Occident imaginaire, à celle des ” valeurs magique ” d’un ” Orient ” tout aussi imaginaire. Ainsi, Jacques Ellul a-t-il fait récemment amende honorable devant ” la sagesse et la spiritualité de l’islam “, que ” des générations d’intellectuels arabisants ” n’avaient pas voulu voir, tout à leur obsession de ” présenter l’islam comme une religion totalitaire fondée sur la notion de Droit divin à caractère non-évolutif “11. Or il n’en serait rien après révision d’un jugement par trop rationnel-occidental : l’islam ne serait pas une religion totalitaire mais poétique-magique, comme si une religion de conquête et de mission pouvait n’être pas ” totalitaire “[12]. La position vaticane sur la foi catholique est beaucoup plus subtile grâce à une longue habitude de ” totalitarisme ” universalisant : la foi ne serait pas nécessairaiment contraire à la raison ; mais aujourd’hui, un nouveau néo-thomisme ne serait pas suffisant pour enrayer le désastre de la modernité, il y faut un rappel brutal aux valeurs traditionnnelles du chritianisme catholique, qui soit sans concessions vis à vis des nombreuses réformes plus ou moins consenties au cours des temps. Quant au judaïsme, ses compromissions avec le rationalisme depuis le xviiie siècle constitueraient son plus grand péché ; c’est en tout cas ce que démontre Jean-Claude Milner, avec mathématiques lacaniennes et verbiage heideggérien à l’appui, en réhabilitant le thème du peuple élu “ en tant que support d’une exception, d’une limite, d’un dire que non à la fonction de la société “, en vertu de quoi ” le juif ” et son exceptionnel destin seraient le signifiant de la face criminelle des Lumières [13]. Grâce à quelques miracles linguistiques et un mépris croissant pour l’histoire des religions dans celle des sociétés au profit ” du fait religieux “, l’eschatologie et le prophétisme refleurissent aujourd’hui comme un deuxième millénarisme.

En face, il est bon de revenir à quelques faits plus simples : des phénomènes de ” re-religion ” (qu’on me pardonne ce bégaiement), se sont amorcées depuis la fin des années 1960 dans le christianisme, le judaïsme et l’islam ; et, s’ils se sont renforcés dans des stratégies de reconquête mondiale, c’est davantage par l’intéressement des élites intellectuelles internationales que des masses populaires. Pour n’évoquer que cet exemple, Tariq Ramadan semble assez bien incarner le nouveau visage à deux faces du religieux moderne : une face tournée vers le prêche aux ” masses populaires ” par définition culturellement incompétentes, l’autre vers la controverse avec les intellectuels héritiers de cultures diverses y compris laïques. Mais on aurait tort de limiter le phénomène à l’islam comme on le fait volontiers en France en oubliant les religions plus familières. Le double langage, l’un pour les lettrés l’autre pour les illettrés, a toujours fait la force des religions de conquête et de mission, l’exemple le plus ancien et le plus réussi restant celui de l’Église catholique romaine. Pour ne prendre qu’un cas d’illustration, simpliste j’en conviens, le Vatican prétend avoir aujourd’hui admis la légitimité des droits de l’homme et accepté les principes de la laïcité des États ; pourtant, cette évolution, pour répétée qu’elle soit par les médias, ne dispense pas l’Église catholique de militer, partout où elle en a le pouvoir, contre l’usage des préservatifs devant la pandémie de sida : c’est-à-dire contre le droit à la vie, à la santé et à l’instruction, qui figurent explicitement dans la Déclaration universelle de 1948. Des mêmes droits de l’homme, les nouveaux religieux retiennent surtout celui qui garantit à chacun la liberté de conscience, et le droit de pratiquer le culte religieux de son choix ” sans y être contraint d’une part, et sans être inquiété d’autre part “. De ces deux précautions entourant la question des libertés religieuses, les religieux modernes n’en retiennent également qu’une, celle qui affirme le droit à pratiquer et à croire sans être inquiété ; mais ils tiennent pour anecdotique la première : sans contraintes, qu’elles soient le fait d’États plus ou moins officiellement théocratiques, ou des églises et des communautés religieuses dans des États laïques. C’est pourquoi les défenseurs musulmans, juifs ou chrétiens du voile féminin dans les établissements scolaires, tiennent énormément à l’argument que les fillettes et jeunes filles musulmanes ne connaissent aucune contrainte et exhibent le djihab en toute liberté de conscience. Mais devant l’extrême difficulté de faire croire à cette thèse, une autre, beaucoup moins simple et plus retorse est en train de prendre le relais dans diverses familles intellectuelles, religieuses et politiques.

La faute des lumières

Le philosophe chrétien Paul Ricœur a parfaitement déroulé l’argument : ” Pourquoi faudrait-il que, en entrant à l’école publique, les enfants renoncent à ce qu’ils sont ? “[14]. Autrement dit : ce que ” sont ” les enfants et les jeunes gens, ils le tiennent de la religion de leurs familles, sans laquelle ils seraient ” nus ” et n’auraient pas d’identité. Il est loin le temps où J.-J. Rousseau s’opposait à l’éducation religieuse des enfants, en raison de leur crédulité et de leur dépendance naturelle à l’autorité ou aux désirs des adultes ![15] La revanche de Dieu comporte aussi un nouveau programme à l’intention des enfants et des jeunes : un programme qui ne se veut plus d’éducation religieuse au sens strict, dans des écoles confessionnelles ou des communautés de croyance tolérées par la République, mais un programme d’identité, à la fois personnelle, civique, humaine. Ce changement de programme a été illustré de façon spectaculaire sous le pontificat qui vient de s’achever, par le contraste entre, d’une part, la crise des vocations sacerdotales et de la catéchèse, et d’autre part, la ferveur publique entourant le sacre de l’identité, du ” soi ” retrouvé grâce à ” l’entre-nous “. Les religions post-modernes semblent n’avoir plus rien à voir avec ” le soupir de la créature affligée “, mais de plus en plus avec les ” formations du moi en masse ” étudiées par Freud dans les pathologies du narcissisme [16].

Malgré leurs conflits et leurs guerres latentes, les religions du troisième millénaire s’accordent donc sur ce point crucial : sans religion apprise dès l’enfance, les hommes et les femmes (surtout elles) ne sont que des carcasses vides. Bientôt, c’est le droit à ne pas avoir de croyance religieuse et à ne pratiquer aucun culte qu’il faudra réclamer dans les textes constitutionnels ; sous réserve que les athées sachent enfin faire la preuve qu’ils ne sont pas pour autant des bêtes brutes, simples ” jouisseurs de biens de consommation “, sans morale, ni cœur, ni esprit, ni identité, et ne voyant pas plus loin que la ” recherche sans frein des plaisirs immédiats “. La rengaine des pourceaux d’Épicure n’est pas nouvelle. Pourtant elle constitue le noyau du message universel adressé de Lourdes par le pape Jean-Paul II en été 2004, à l’occasion du cent-cinquantième anniversaire de l’officialisation du culte marial dont il était un ardent défenseur. On peut rester confondu par l’indulgence manifestée à l’égard de la réactivation du dogme de l’Immaculée Conception par la plupart des journalistes, des militants féministes, sociologues, linguistes, sémiologues, philosophes et théologiens, y compris ceux qui ne manquent jamais une occasion de dénoncer l’oppression des femmes dans l’islam. Certes, en face du voilage, du confinement, de la polygamie, de la répudiation, de la lapidation, la religion chrétienne n’opprime pas spécialement les femmes, elle opprime également les deux sexes. On peut même dire que le christianisme est davantage une religion de femmes que d’hommes, sous condition de leur pureté sexuelle en garantie de leurs hautes vertus morales. L’Église catholique a toujours beaucoup compté sur les femmes pour remplir ses lieux de culte et transmettre sa parole et ses enseignements aux futures générations. En créant de prestigieux ordres religieux féminins, l’Église catholique a même contribué à l’éducation des femmes jusqu’à l’ère des Lumières : c’est devant cette dangereuse rivale se voulant elle aussi universelle, ” la raison, chose du monde la mieux partagée “, que l’Église a séparé les femmes des hommes et chargé les premières du travail de la résistance et de la réaction anti-modernes. Or, en proclamant solennellement que dans le monde moderne, le féminisme et l’homosexualité constituent ” les pires des abominations “, le pape aujourd’hui défunt a retrouvé des accents prophétiques pour fixer le point de démarrage d’un nouveau réenchantement du monde : la morale sexuelle la plus réactionnaire. Il y a quelque chose de dérisoire dans le contraste, manifeste aujourd’hui, entre les prétentions des religions à l’élévation spirituelle de leurs fidèles voire de toute l’humanité, et le terrain de leurs combats à venir : la sexualité, la nourriture, le vêtement.

Le principe des religions monothéistes est, dit-on, d’introduire de la ” transcendance ” dans nos vies et dans la marche du monde, sans quoi nous manquerions grandement de références, de directions et de significations pour vivre (et mourir) ; nous plongerions aveuglément dans le nihilisme ou la futilité, voire une forme de ” bestialité “, consommatrice, jouisseuse, destructrice. Le thème de l’athéisme sans morale, ni cœur, ni esprit, et pour finir, sans identité, n’est pas plus nouveau que celui du désastre consécutif aux prétentions, pourtant modestes, de la raison et de l’affectivité humaines. Mais quelle futilité dans les combats des religions modernes, quelle absence de ” transcendance ” dans le culte croissant des foules pèlerines adoratrices d’elles-mêmes comme d’un grand moi collectif enchanteur ; et, il faut bien le dire, dans la pauvreté des raisons actuellement avancées de croire en une religion, un Dieu, une transcendance. Le ré-enchantement du monde que proposent les religions a le goût détestable de la revanche, il a aussi son prix. L’avenir n’a pas donné tort à Freud lorsqu’il a écrit ces lignes :

” Si la vérité des doctrines religieuses dépend d’un événement intérieur qui témoigne de cette vérité, que faire de tous les hommes à qui ce rare évènement n’arrive pas ? On peut réclamer de tous les hommes qu’ils se servent du don qu’ils possèdent, la raison, mais on ne peut établir pour tous une obligation fondée sur un facteur qui n’existe que chez un très petit nombre d’entre eux. En quoi cela peut-il importer aux autres que vous ayez, au cours d’une extase qui s’est emparée de tout votre être, acquis l’inébranlable conviction de la vérité réelle des doctrines religieuses ? (…)Aucun homme raisonnable ne se comporterait aussi légèrement en d’autres matières, ni ne se contenterait d’aussi pauvres raisons de ses jugements, de ses prises de parti ; ce n’est qu’en les choses les plus hautes et les plus saintes qu’on se permet cette attitude. En réalité, ce ne sont là qu’efforts destinés à se faire accroire à soi-même et aux autres qu’on tient encore ferme à la religion, alors que depuis longtemps on s’est détaché d’elle. Dès qu’il s’agit de religion, les hommes se rendent coupables de toutes sortes d’insincérités et de bassesses intellectuelles “.

Si le prix à payer pour un peu de poésie est le triomphe de toutes sortes de basssesses intellectuelles et d’hypocrisies de la part des détenteurs du pouvoir théologico-politique, on peut ne pas vouloir le payer.

Références élargies :
Hannah Arendt, Le système totalitaire, traduction. française Le Seuil, 1972.
Pierre Bourdieu, L’ontologie politique de Martin Heidegger, éditions de Minuit, 1988.
Encyclopaedia Universalis, Les conciles.
Marcel Gauchet, Le desanchantement du monde, histoire politique de la religion, Gallimard, 1985.
Daniel Lindenberg, ” A propos d’une réédition : une histoire souterraine de l’Europe “, postface à Destins des marranes, Hachette 2004.
Ernst Nolte, Les fondements historiques du national-socialisme, traduction. française Editions du Rocher, 2002.
Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, l’äge de la foi, l’äge de la science, Calmann-Lévy, 1955-1961.
Oswald Spengler, Le déclin de l’Occident, ouvrage épuisé.
Zeel Sternhell, Ni droite ni gauche, l’idéologie fasciste en France, 1982, traduction française éditions Le Seuil, 1983.
Eric Voegelin, Hitler et les Allemands, traduction française Le Seuil, 2003.


  1. Gilles Kepel, La revanche de Dieu. Chrétiens, Juifs et Musulmans à la reconquête du monde. Paris, Seuil, 1991 ; id, 2003.
    2.Théologiens sud-américains de la libération, condamnés au ” silence public ” par le Vatican en 1986.
    3. G. Kepel, op cité.
    4. En opposition, dès 1933, le théologien protestant allemand Karl Barth avait clairement condamné le nazisme, le coup de force contre la démocratie et les persécutions antisémites.
    5. L’expression ” désenchantement du monde ” est du sociologue Max Weber ; loin de constituer une perte ou un ” oubli de l’Être “, un monde désenchanté des mirages dont le parent les religions deviendrait un monde où l’action et la connaissance risquent de rencontrer une certaine efficacité, en même temps que leurs agents en deviendraient modestement comptables et responsables. Le métier et la vocation de savant, 1919.
    6. Le Monde, 8 octobre 2003 ; on retrouve le même point de vue et les mêmes arguements de la part du même auteur dans Le Monde du 15 juin 2005.
    Les philosophes Paul Ricœur et Monique Canto-Sperber ont aussi défendu en partie la même argumentation, de façon plus questionnante qu’assertive comme il se doit en philosophie. Id, 11 décembre 2003.
    7. Voir les dispositions du Traité constitutionnel pour l’Europe à propos des relations de l’Union avec les Églises et les communautés religieuses.
    8. Inachevé, le Concile s’est déroulé de 1962 à 1965 à l’initiative du pape Jean XXIII et s’est poursuivi sous le pontificat de Paul VI. Il a prononcé un grand nombre de mesures inédites, tant dogmatiques qu’ecclésiales, dont le décret sur la liberté religieuse (23-27 septembre 1964). Le Concile a été dès son ouverture le théâtre d’affrontements entre les ” réactionnaires ” et les ” progressistes “, et de compromis ultérieurs entre les deux courants ; son héritage progressiste s’est considérablement affaibli au cours du pontificat de Jean-Paul II.
    9. Il est à noter que le herem prononcé il y a 350 ans contre Spinoza n’est toujours pas levé par les autorités rabbiniques.
    10. Le Monde, cité.
    11. Jacques Ellul, Islam et judéo-chritianisme, PUF 2004.
    12. ” Totalitaire ” est un terme dont l’usage systématique de nos jours est loin d’être clair.
    13. Jean-Claude Milner, Les penchants criminels de l’occident démocratique, Verdier, 2003. À propos de l’antisémitisme, l’auteur fait preuve d’un mépris surprenant de l’histoire : les nombreuses expulsions des communautés juives par les rois et princes catholiques ou réformés d’Europe, les pogroms de masse perpétrés par la monarchie autocratique de la Sainte Russie au xixe siècle, et le génocide ” finalement ” réalisé par les régimes fascistes, devient le fait des démocraties. J.-C. Milner reprend à son compte le diktat de Bernard-Henri Lévy : “ Chacun sait aujourd’hui que le rationalisme a été un des moyens, un des trous d’aiguille par quoi s’est faufilé la tentative totalitaire. Le fascisme n’est pas né de l’obscurantisme mais de la lumière. ” (Le Nouvel Ane, avril 2005) Dans ces surprenantes rencontres au sommet de la critique de la raison ” occidentale “, le cardinal Lustiger était déjà allé beaucoup plus loin dans la contre-vérité : ” l’antisémitisme de Hitler relève de l’antisémitisme des Lumières et non d’un antisémitisme chrétien. ” (1987, Le choix de Dieu, Entretiens avec J.-L. Missika et D. Wolton) Le Dr Goebbels l’avait annoncé : un mensonge cent fois répété devient vérité à condition qu’il soit énorme, comme par exemple, Hitler et Goebbels en héritiers de la philosophie des Lumières.
    14. Souligné par moi ; Le Monde, art. cité.
    15. J.-J. Rousseau, Profession de foi d’un vicaire savoyard dans Émile (1764). Rappelons pour mémoire que c’est surtout parce que le livre proposait de priver l’Église catholique ou Réformée de son droit à éduquer les enfants qu’il fut condamné par les tribunaux de Genève et de Paris, et brûlé en place publique en même temps que Le Contrat Social.
    16. S. Freud, 1921, Psychologie des foules et analyse du moi.

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