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Alain Cambier

Professeur agrégé de philosophie, honoraire.

Les Cahiers Rationalistes
n°653

Cahier Rationaliste N° 653 Mars-avril 2018

Les nouveaux réseaux de l’obscurantisme

Il est de bon ton de proclamer que notre époque est celle de la « société de la connaissance ». Pourtant, parler de « société de la connaissance » revient aujourd’hui à entretenir des illusions sur nos performances cognitives, au point de nous rendre aveugle à une réelle montée de l’ignorance. Certes, sous l’effet du  développement  des  technologies  de  l’information  et  de  la communication, la circulation intense et très largement distribuée de données et d’informations semble devoir permettre de faciliter la transmission et la production de savoirs. Depuis la découverte de l’imprimerie, nous avons effectivement assisté à une deuxième révolution fondamentale dans la mise à disposition de moyens techniques sophistiqués pour diffuser les connaissances et cette diffusion pourrait sembler assurer une croissance intelligente de nos sociétés. Mais il est loin d’être avéré que l’usage qu’en font actuellement les réseaux sociaux puisse constituer une garantie contre la persistance de l’inculture. Au contraire, ces derniers tendent à devenir des fabriques de l’ignorance, voire les nouveaux vecteurs de l’obscurantisme.

LA CONFUSION ENTRE INFORMATION ET CONNAISSANCE

Depuis les années 90, l’apparition des nouvelles technologies de l’information et de la communication s’est accompagnée du maillage d’équipements techniques de plus en plus sophistiqués tant dans l’espace privé que dans l’espace public[1]   et ce phénomène a justifié la célébration    de notre entrée dans l’ère d’une société de la connaissance[2]. Or, ce mythe repose sur une confusion grave entre l’information et la connaissance. Ce n’est pas parce que l’information circule désormais à la vitesse de la lumière et est mise à notre disposition en surabondance que notre connaissance s’accroît pour autant : celle-ci requiert un processus de réflexion personnelle, une attention volontaire et ne peut se réduire à accumuler des données ou  à fonctionner avec des copiés-collés. Alors qu’Internet est censé optimiser l’acquisition des connaissances, son usage se révèle de valeur très inégale :  il sert souvent à échanger des potins triviaux qui contribuent à la dégradation entropique des messages. S’il est admis que les TIC nous ont ouvert les portes d’un « village planétaire », nous y découvrons tous les désavantages à la fois de la mondialisation et du village : le triomphe du cancan et de la rumeur, à travers la prolifération de forums consacrés à un prétendu libre échange de propos fantaisistes, de supputations gratuites. Comme l’a remarqué Bernard Williams, « la technologie postmoderne nous a ramenés à une vision du monde prémoderne »[3]. Sur Facebook, l’échange se résume souvent au thumbs up et, sur Twitter, nous sommes condamnés à « gazouiller » en micro-textes nécessairement dédialectisés. Comme le soulignait Dominique Foray, « la connaissance est ce qui donne à l’homme ses qualités cognitives. L’information, au contraire, reste un ensemble de données, certes formatées et structurées, mais inertes et inactives, ne pouvant par elles-mêmes conférer une capacité d’action à celui qui les détient »{4]. Les outils de l’information sont devenus une source perpétuelle de divertissement et d’effritement de la concentration : le mental s’habitue à satisfaire nos réactions compulsives plutôt que de réfléchir. Paradoxalement, le recours obsessif à certains types de TIC aggrave aujourd’hui la crise de la transmission culturelle, au point de conduire à l’émergence de la « Dumbest Generation »[5] : ils favorisent, par exemple, la disorthographie généralisée, comme dans le langage SMS où   les « petites poucettes »[6] préfèrent remplacer les mots par des émoticônes. Bien plus, comme  l’a  souligné  T.  H.  Davenport[7],  nous  sommes  de  plus  en plus fascinés par la « plomberie » – en l’occurrence, la sophistication technique de nos moyens de communication – plutôt que par la qualité     du contenu qui circule dans ses « tuyaux ». Enfin, l’illusion est  de faire croire que la connaissance codifiée pourrait se substituer à la connaissance tacite[8]. Si une partie de la connaissance peut être « objectivée », c’est-à-dire numérisée, en revanche les aptitudes acquises, les habilités cognitives, toutes les connaissances tacites relèvent de savoirs et de savoir faire incarnés qui supposent un ancrage patient dans un temps long auquel nous tournons le dos, au profit des mirages d’une connaissance livrée de manière instantanée. L’illusion que le processus de la connaissance pourrait se réduire à une portée de clic nous entraîne  vers  une  société  d’«  idiocrates  »[9].  Comme l’a souligné D. Casali[10], notre société hyperconnectée et hyperinformée favorise paradoxalement l’ignorance et contribue au triomphe médiatique des obscurantistes. Alors que la transmission des connaissances a toujours impliqué la présence d’une autorité[11] et donc une certaine verticalité institutionnelle dans les rapports humains, l’infrastructure d’internet permet de publier sans avoir à en demander le droit à qui que ce soit. Dès lors, nous avons affaire à une communication rhizomatique où tout semble permis. Dans le dernier roman d’Umberto Eco[12], un personnage remarque : « Les réseaux sociaux ont donné le droit à la parole à des légions d’imbéciles    qui, avant, ne parlaient qu’au bar… On les faisait taire tout de suite alors qu’aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel ». Au premier degré, nous trouvons la blogosphère où chacun dispense ses certitudes, de manière autocratique : chaque blogueur se considère comme « la mesure de toutes choses ». Les réseaux sociaux sont devenus les principaux vecteurs des fake news et de la post-vérité. Ainsi peut-on constater, par exemple, la mobilisation des intégristes religieux sur ces réseaux sociaux, pour défendre le créationnisme. Dans un article paru en 2016, les chercheurs S. Blancke     et P. Kjaergaard[13] soulignent combien Internet a permis aux prosélytes de l’intégrisme, dans le monde entier, de lever des fonds, de répandre les dogmes créationnistes sur des forums et de préconiser des involutions obscurantistes. Dans notre société contemporaine, chacun prétend se définir désormais non plus à partir de règles communes et d’un relevé scrupuleux des faits, mais au nom d’« options de vie », comme si croire en la science ou non serait devenu un choix strictement subjectif. Mais à quel titre les réseaux sociaux peuvent- ils s’autoriser à justifier un tel recul des exigences épistémiques ?

VÉRACITÉ VERSUS VÉRITÉ

La revendication de véracité exprime le plus souvent la peur d’être  dupe, mais dans les réseaux sociaux, elle prend une forme hyperbolique      et entretient paradoxalement une attitude de défiance généralisée, au point de justifier le refus d’admettre toute vérité établie. Comme l’a souligné Bernard Williams, « L’exigence de véracité et le déni de vérité peuvent aller de  pair  »[14].  Étrangement,  c’est  parce  qu’on  se  réclame  de  l’exigence de « vérité vraie » que l’on en arrive à mettre en doute toute possibilité de vérité établie. Dès lors, si ce qui est admis comme vrai est le fait d’institutions, cela devient un argument de plus pour s’en méfier. Ainsi, les réseaux sociaux vont revendiquer une forme d’authenticité à l’encontre des institutions qui sont considérées comme autant de constructions artificieuses. L’attitude la plus vérace serait alors de se montrer le plus soupçonneux vis-à-vis de tout ce qui ne provient pas directement de soi-même et de privilégier des énoncés de type sui référentiel[15]. Sur ces réseaux sociaux, le surinvestissement dans la véracité conduit à une attitude de suspicion systématique qui s’auto-justifie dans la proportion même où les personnes qui l’adoptent ne font pas partie d’un  quelconque  establishment et  se  plaisent  à  se  réclamer  alors  de leur « authenticité ». Aussi, choisir d’échanger sur ces réseaux revient à octroyer une forme de virginité factice aux opinions les plus éculées. Nous retrouvons ici une attitude qui, en entretenant la confusion entre véracité et authenticité, rappelle le mythe « rousseauiste » d’un état naturel considéré comme nécessairement innocent. Traduire ses émotions, exprimer directement son sentiment, réagir selon ses affects deviendraient un gage de véracité, comme si chacun était toujours de plain-pied avec lui-même, en toute transparence. On connaît l’aversion de Rousseau pour les salons officiels et sa dénonciation de l’hypocrisie mondaine : ce fut donc au nom d’un retour à l’authenticité qu’il justifia lui-même de s’en remettre de bonne foi aux émois de son moi intérieur. Les apôtres de l’authenticité qui sévissent sur les réseaux sociaux relèvent  de  la  même  ambiguïté  qu’entretenait  l’auteur  des  Confessions – avec évidemment le talent littéraire en moins – sur la revendication de sincérité : ils se réclament d’une expression d’avis spontanée, dépourvue d’artifices institutionnels, au nom d’une présence à soi immédiate qui serait garante de fiabilité. Or, cette prétendue authenticité se révèle plutôt comme un obstacle à l’objectivité, puisqu’elle implique de s’arc-bouter pleinement sur sa subjectivité, alors que la détermination à trouver la vérité suppose,  au  contraire,  de  s’opposer  à  l’auto-persuasion,  à  l’illusion  gratifiante,  à l’imagination narcissique nourrie uniquement par ses affects. L’attitude des activistes des réseaux sociaux confine à une sorte de délire assumé et revient à saper tout ce qui permet de se repérer objectivement dans l’existence. Sous prétexte de dénoncer la « pensée unique », ils démissionnent de l’universalité de la raison, pour se réfugier dans leurs extrapolations rocambolesques dont le but se résume à légitimer les stéréotypes dans lesquels ils s’enferment. Loin de permettre la recherche objective de la vérité, les affects mobilisés par chacun favorisent plutôt une propension à inventer, à imaginer de manière débridée et donc à « machiner » des théories du complot. Sur les réseaux sociaux, chacun s’adonne alors avec délectation à la facilité du wishful thinking, c’est-à-dire prendre ses rêves pour la réalité. La multiplication de complices potentiels dans cette façon de s’auto-persuader permet de différer d’autant la confrontation au principe de réalité. En partageant ses vues sur un réseau social, il y a peu de chance à ce que l’on vienne infirmer nos opinions favorites, à empêcher que nos souhaits personnels deviennent des croyances, à nous soumettre au principe de réfutabilité : il s’agit plutôt de chercher    les échos nécessaires pour les propager, les renforcer et oublier que l’on se raconte à soi-même des histoires. Pour éviter l’inconfort de tout menteur  qui est censé connaître malgré tout la vérité qu’il s’efforce de dissimuler, il s’agit au bout du compte de trouver auprès d’autres apprentis-mythomanes complaisants un biais pour pouvoir se mentir à soi-même, c’est-à-dire surmonter ce dédoublement entre connaissance de la vérité et conscience de mentir, afin d’en arriver à faire paradoxalement du déni de vérité une attitude quasi-naturelle, comme allant spontanément de soi, alors qu’elle relève d’une stratégie élaborée de contournement.

LA MONTÉE DES NÉGATIONNISMES

Sous sa forme la plus extrême, cet obscurantisme conduit au négationnisme. Les vérités de fait présentent la particularité d’être plus vulnérables que les vérités de raison, puisque les faits sont frappés du sceau de la contingence. Dans le devenir historique, cette contingence des faits est amplifiée par l’intervention de la liberté humaine. Aussi, les faits historiques ne peuvent être étudiés selon un modèle déductif-nomologique : ils relèvent d’un logos herméneutique. Cependant, si les interprétations peuvent varier, leur diversité ne peut remettre en question l’existence même des faits et  des  éléments  circonstanciels  qui  les  accompagnent.  Si  la  vérité  d’un  fait historique est fragile, elle est néanmoins indélébile. « What’s done is done »fait dire Shakespeare à Lady Macbeth : l’obsession de la tache de sang sur la main témoigne du désespoir ressenti devant l’irréparable des crimes commis. L’irréversibilité qui fait la singularité des événements humains scelle en même temps leur caractère irrévocable. Tout ce qui a été fait peut être refait autrement, mais le fait d’avoir commis un acte ne peut lui-même être défait. À ceux qui s’interrogeaient sur les responsabilités respectives quant au déclenchement de la Première guerre mondiale, Clemenceau répondait : « Je n’en sais rien, mais tout ce dont je suis sûr, c’est qu’ils [les historiens du futur] ne diront jamais que, le 4 août 1914, la Belgique a envahi l’Allemagne ». En recueillant des dates, des lieux, l’historien désigne des événements comme des objets : ces désignations jouent le rôle de noms propres et valent comme engagement ontologique. Quand les homicides commis confinent à l’horreur, seul le pardon peut éventuellement délier    les criminels de leur passé odieux. Encore faut-il cependant que ceux-ci reconnaissent la gravité de leurs actes : or les négationnistes préfèrent se soustraire à cette exigence. La volonté de travestir le réel se concentre alors sur les aspects les plus contingents de la situation dans laquelle l’événement s’est produit : à la différence d’une vérité mathématique, un fait historique présente nécessairement des aspects singuliers qui donnent à la volonté de travestir une prise sur laquelle s’accrocher. En effet, l’imaginaire va s’insinuer dans le maquis des détails concrets et se nourrir de la capacité à faire varier ces données de fait pour instiller le doute, voire susciter une autre croyance que la croyance avérée. Ainsi, le négationniste n’a les yeux fixés que sur    des détails : il se contente de choisir les éléments qu’il sélectionne et sort  de leur contexte, voire en invente, pour rendre crédible le message qu’il veut à tout prix faire passer. Sur les réseaux sociaux, à l’aide de tweets, de blogs et de chats, il construit laborieusement un mille-feuille argumentatif, en s’appuyant sur des aspects prétendument « bizarres » de vidéos, voire sur des photomontages, et surinvestit les faits de ses propres élucubrations. Le négationniste ne s’arrête pas aux raisons que les auteurs d’un crime commis  ont  eux-mêmes  affichées  pour  le  justifier,  mais  il  s’emploie  à « garnir » les circonstances du fait, de telle sorte que ce qui s’est produit puisse apparaître impossible. Comme tout événement majeur est surprenant, il s’agit perfidement d’ajouter du surprenant au surprenant pour,  au bout du compte, réduire la portée tragique de l’événement qui a eu lieu et qui nous interpelle. Le rôle du négationniste est alors d’inventer un scénario alternatif où des détails circonstanciels concrets sont, grâce au foisonnement de son imagination, remplacés par d’autres qui se veulent tout aussi concrets et également intrigants, au point de présenter une alternative suffisamment crédible à la vérité de fait et nier la portée apocalyptique de cette dernière. Nous avons affaire ici à une sorte d’« irrationalité motivée »[16]

6  qui génère inconditionnellement du contrefactuel. Ce « nihilisme cognitif » est porteur d’un nihilisme généralisé : que ma croyance soit sauve, le monde dût-il en périr ! Car ce n’est pas seulement de la vérité que le négationniste veut se débarrasser, mais de la réalité elle-même. Au fact checking, le négationniste préfère le bullshitting, c’est-à-dire l’art de « dire des foutaises », pour reprendre l’expression de Harry Frankfurt[17]. Ce négationnisme pourrait être risible si, au bout du compte, il n’était pas, en réalité, un « affirmationnisme » : il s’efforce d’euphémiser les atrocités commises pour permettre de sauver encore le système de croyances politiques ou religieuses qui a pourtant conduit à commettre de tels crimes.

LA CONTRE-DÉMOCRATIE

Alors que la liberté d’expression est censée être une caractéristique de la démocratie, les réseaux sociaux en tirent profit pour dénier la valeur même des institutions démocratiques. En jouant sur la confusion entre véracité et authenticité, les réseaux sociaux réduisent la vérité à ce que les Grecs ont appelé la parrhésia, c’est-à-dire le goût pour le prétendu « franc-parler » qui devient ainsi l’ersatz de la vérité. Prétendre que toutes les opinions pourraient se valoir et abandonner le projet d’une confrontation institutionnalisée des idées – en se contentant de simplement les proclamer avec aplomb et de les propager – conduit nécessairement à une régression politique. La démocratie ne peut se définir comme la revendication  exclusive de la liberté de dire,   au détriment de toute recherche de la vérité. Si la démocratie se réduisait    à un simple « marché des idées », aucune limite à la liberté d’expression    ne serait plus tolérée : n’importe qui pourrait dire n’importe quoi et toute intervention régulatrice sur le marché de la communication serait dénoncée. Le « marché des idées » – comme tout autre marché – génère un niveau    de bruit et de défaillances : dans les conditions d’une communication totalement déréglementée, les messages qui se battent pour attirer l’attention sont alors choisis pour des motifs qui n’ont rien à voir avec leur degré de vérité. À l’inverse, dans les institutions qui se consacrent expressément à      la quête de la vérité – comme les universités, les centres de recherche ou   les tribunaux – la parole n’échappe pas à la réglementation : nul ne peut venir de l’extérieur parler quand il en a envie, de manière arbitraire. Le propre de leurs méthodes d’enquête fondées sur des procédures ou des protocoles scrupuleux est d’admettre l’existence d’une réalité indépendante des opinions, de telle sorte que l’on ne puisse pas simplement configurer    sa croyance au patron de ses désirs. À l’inverse, une conception populiste  de la démocratie conduit à une baisse des standards épistémiques parce  que ceux-ci risqueraient trop de venir troubler le sentiment de l’entre-soi complice. Le fait même de participer aux débats sur les réseaux sociaux se veut la marque d’une connivence tacite retrouvée. Les amitiés en chaînes nouées, par exemple, sur Facebook seraient fondées sur une sorte d’ébauche de nouveau contrat social, qui serait l’envers des institutions établies : ainsi se réconcilie l’individu avec les exigences de la coopération sociale, mais déclinées sur le mode de l’authenticité fusionnelle. Chacun revendique alors un esprit de contradiction qui consiste paradoxalement à tout faire pour se soustraire au principe de non-contradiction, en stigmatisant les bases d’un débat public raisonné que garantit un espace institutionnalisé et en réservant sa « bonne parole » aux seuls followers actuels ou potentiels. À défaut de réels contradicteurs, on se cherche des affidés pour se rasséréner dans ses croyances dispositionnelles, pour justifier son involution dans les pires préjugés politiques ou religieux. Cette connivence ne fait donc que renforcer les convictions affichées de chacun, en permettant de se retrouver dans un « Nous » assimilateur resserrant d’autant plus ses liens qu’il s’oppose à un « Eux » jouant le rôle de repoussoir. Ainsi s’affirme le mythe du retour à   une identité authentique fondée sur une homogénéité de façade. Car, tout comme ce n’est pas l’appartenance à un club de golf qui peut constituer  une identité, ce n’est pas l’adhésion à un réseau qui peut être le gage d’une identité partagée. Mais en s’agitant sur ces réseaux, chacun semble participer à une contre-société, voire à une contre-démocratie. Quand l’on peut se claquemurer dans des « bulles de filtres » (filter bubles), se reconstituent des « structures en oignon » caractéristiques des systèmes totalitaires et cette prétendue communicabilité renforce l’incommunicabilité. Le paradoxe est qu’au sein même de la démocratie, cette attitude insidieuse n’exprime pas tant un désir de s’écarter du monde partagé en commun qu’une volonté de partager un monde à l’écart.

Dans  l’Antiquité,  Platon  avait   dénoncé   l’ochlocratie,   c’est-à-dire cette caricature de démocratie qui n’est plus que le gouvernement de la foule donnant libre cours à la parrhésia, au nom d’une liberté d’opinion impudente.   Aujourd’hui,   considérer   la   démocratie   comme   un   simple « marché des idées » revient à la confondre avec cette « ocholocratie ». C’est pourquoi une démocratie républicaine n’hésite pas à garantir des règles du jeu pour la discussion publique, afin de susciter la réflexivité plutôt que      de favoriser la montée de l’obscurantisme. Après Kant, Habermas et Apel ont  mis  l’accent  sur  les  conditions  implicites  –  voire  transcendantales  – de l’interaction communicationnelle inhérente au débat public. Ainsi, un consensus est toujours nécessairement présupposé en amont, de manière idéale, dès le moment où l’on accepte de débattre : il implique un minimum de cohérence logique dans la façon d’argumenter, un réel souci d’exactitude et de respect des interlocuteurs, mais aussi un engagement éthique à accepter des normes et des procédures qui constituent les réquisits validant toute situation de communication visant le « parler sérieux »[18]. Personne ne peut nier la conflictualité inhérente à toute société humaine, mais l’enjeu de la démocratie est aussi de passer de la “mauvaise querelle” saturée de violence à la « bonne querelle »[19] qui s’appuie sur des axiomes fondamentaux aussi bien éthiques qu’épistémiques. Aux antipodes du postulat tragique d’une guerre des dieux, il est possible  d’admettre  des  valeurs  comme  autant  d’« universels potentiels ou inchoatifs », selon l’expression de Paul Ricœur[20]. Le rappel à des formes de vérités banales, à des topoï admissibles par tout citoyen est indispensable pour ne rien céder aujourd’hui à la propagation d’un relativisme qui s’accommode des prises de position les plus sectaires, en politique comme en religion. Ce n’est qu’à cette condition que la démocratie peut contribuer au partage du Logos[21].

Alain Cambier

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[1] Notamment WWW world wide web. En 2016, le monde comptait 3,4 milliards d’internautes, soit 46 % de la population mondiale, et 2,3 milliards d’usagers des réseaux sociaux.
[2] Cf. « Société de la connaissance : l’humain au coeur des innovations » I.Kustosz et S. Delbart, sur Archive ouverte en ligne en sciences de l’homme et de la société ( https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01463889v1), 2014.
[3] Bernard Williams, Vérité et véracité, éd. Gallimard, 2006.
[4] Cf. D. Foray, L’Economie de la connaissance, éd. La Découverte, 2000.
[5] Cf. M. Bauerlein, The Dumbest Generation, éd. Tarcher/Penguin, Londres, 2008.
[6] Cf. Michel Serres, Petite Poucette, éd. Le Pommier, 2012.
[7] Cf. le site web de T.H. Davenport : http://www.tomdavenport.com/books.html.
[8] Sur ce point, cf. déjà Michaël Polany, The Tacit dimension, University of Chicago Press, 1966.
[9] Cf. le film Idiocracy de Mike Judge.
[10] Dimitri Casali, La Longue montée de l’ignorance, éditions First, 2017.
[11] Au sens étymologique du terme : cf. le verbe latin augere qui signifie : augmenter, renforcer les fondations. Faire autorité dans un domaine est tout le contraire d’être autoritaire.
[12] Cf. Umberto Eco, Numéro zéro, éditons Bompiani, 2015.
[13] Cf. l’article Creationism invades Europe dans la revue Scientific American, octobre 2016 (cité par Dimitri Casali).
[14] B. Williams, Vérité et véracité, op. cit. p. 14.
[15] Cf. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, I, éd. Tel-Gallimard, 1995, p. 274.
[16] L’expression est de David Pears, Motivated Irrationality, Oxford, Clarendon Press, 1984.
[17] Harry Frankfurt, On bullshit, trad. française : De l’art de dire des conneries, éd. 10/18, 2006.
[18] « Il faut donc bien qu’il y ait des dispositions institutionnelles qui soient prises afin de neutraliser à la fois les réductions empiriques inévitables et les influences extérieures et intérieures évitables, de sorte que les conditions que les participants présupposent, toujours idéalement, puissent être au moins remplies dans une approximation satisfaisante » Habermas, Morale et communication, éd. Champs-Flammarion, 1999, p. 113.
[19] Cf. Hésiode, Les Travaux et les jours, v. 11-26.
[20] Cf. Ricoeur, Soi-même comme un autre, éd. du Seuil, 1990.
[21] La plupart des thèmes développés dans cet article sont approfondis dans notre ouvrage en cours de finalisation sous le titre « Généalogie de la post-vérité ».

 

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